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ST. BASIUS SEMINARY
TORONTO, CANADA
I LIBRARY î
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in 2011 witii funding from
University of Toronto
Iittp://www.arcliive.org/details/liistoiredemadame01baun
HISTOIRE
MADAME BARAT
P' NÉGOCIAIS
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PROPRIETE
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XDAUZKl é r?*Afite0V. 7Snm Senaptu-t.
Dipcitc à me qui a mitis sum et hiirralis rortlc*,
HISTOIRE
MADAME BARAT
FONDATRICE
DE LA SOCIÉTÉ DU SACRÉ-CŒUR DE JÉSUS
M. L'ABBÉ BAUNARD
AUMÔNIER DL- LYCÉE D'oRLÉANS
DOCTEUR EN THÉOLOGIE, DOCTEUR ES LETTRES
TOME I
PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES
RUE CASSETTE, 27
1876
Droits de traduclion et de reproduction rés
[ LIBRARY J g?
FEB 11 1956
£
DOMINO NOSTRO JESU CHRISTO
QVI MITIS FVIT ET HVMILIS CORDE
HANC
MITISSIM^ ATOVE HVMILLIM^
CORDIS IPSIVS SPONS^
MAGDALEN.E SOPHIE BARAT
HISTORIAM
IN FIDEI TESTIMONIVM
SPEI PIGNVS
MONUMENTVMQVE CARITATIS
LUDOVICVS PETRVS ANDREAS BAUNARD
PRESBYTER A VRELI ANEN SIS
D. D. D.
VIII INTRODUCTION
sont pas les principaux titres qui recommandent
sa mémoire. L'ouvrière nous a paru encore plus
grande que l'œuvre; et ce qui témoigne pour elle,
ce qui attire vers elle, c'est le reflet de sainteté
forte, simple et tout aimable, dont cette figure a
laissé l'ineffaçable souvenir.
Aujourd'hui de nouveaux signes de cette sainteté
éminente ont changé ce souvenir en une sorte de
culte. A peine M™^ Barat eut-elle disparu qu'on
étudia sa vie, on s'attacha à ses traces, on re-
cueillit ses paroles, on retrouva son âme dans
d'innombrables lettres qui la faisaient revivre.
La piété filiale entourait déjà sa tombe, et con-
sacrait religieusement tout ce qui venait d'elle;
des grâces multipliées , des bienfaits de tout
ordre, des interventions extraordinaires redou-
blèrent la confiance. L'Église s'en est émue. Elle
s'est demandé alors si cette lueur blanchissante
n'était pas le lever d'un de ces astres bienfai-
sants que « Dieu, dit l'Écriture, a placés dans
dans le ciel pour éclairer la terre* »; et voici que,
procédant aux premières informations , elle a com-
mencé de recueillir, à Paris et à Rome, les plus
précieux témoignages, en attendant qu'un jour,
peut-être, il lui plaise de composer, de tous ces
rayons épars, une auréole de sainte pour l'épouse
de Jésus-Christ.
Grâces soient donc à Dieu! Notre siècle si égaré
n'est pas déshérité de la première de toutes les
gloires : celle do produire des saints. Le Père
1 <i l'osuil stellns in (iriuamoiilo ul lucerenl suiier krraiii. ■> Goii. i, 17.)
INTRODUCTION IX
de Condren , qui vivait à l'époque des guerres de
religion et à la veille des orages de la Fronde, esti-
mait néanmoins que « le nombre des saints de son
temps, quoique plus cachés, égalait celui des pre-
miers siècles du christianisme ^ ». Sans doute
on n'oserait en dire autant du nôtre, tant sont
bruyants parmi nous les scandales de l'irréligion ,
tant semble universel le triomphe des méchants!
Et cependant, si, repassant les trois premiers quarts
de ce siècle mauvais, on considère, par groupes,
les diverses milices d'apôtres, de pontifes, de sol-
dats , d'hommes d'action et d'hommes de prière,
de vierges et de femmes chrétiennes, qui se sont
succédé au service de Jésus- Christ, quelle sève
de sainteté on sera forcé de reconnaître dans
l'arbre qui donne de tels fruits! Quelle édification,
quel étonnement parfois nous apporte la révéla-
tion de la vie de nos justes, de nos vierges, de
nos martyrs, dans les histoires intimes où ces
âmes contemporaines se placent au niveau des
plus belles âmes antiques! Je ne puis les énumé-
rer; mais je veux du moins constater que notre
âge, d'ailleurs singulièrement amolli, n'en a pas
moins connu les plus saints héroïsmes : héroïsme
de foi, héroïsme de pureté, héroïsme de charité,
héroïsme de pénitence et d'immolation. Et alors,
me rappelant que la sainteté, selon sa définition
même, est la vertu portée à ce degré sublime,
je me crois fondé à dire que, par la miséricorde
1 Cloysault, Vies mss., t. I. Vie du P. de Condren , liv. VII, pp. 307,
308. Cité clans la Vie de M. Olier, t. I , p. 126.
X INTRODUCTION
infinie de Jésus, la page du livre de vie réservée à
notre époque ne restera pas vide, et que des noms,
aujourd'hui bien ignorés du monde, sont peut-être
réservés à enrichir les diptyques de TÉglise future.
Or, les saints de notre siècle ont deux traits
particuliers qui formeront, dans l'histoire , leur
caractère propre. Le premier est un amour plus
dévoué et plus tendre pour le centre de la vérité,
qui est le Saint-Siège romain; le second est un
amour plus ardent, plus généreux pour le centre
de la charité, qui est le Cœur de Jésus. Tous por-
tent « écrit sur leurs fronts, comme s'exprime saint
Jean, le nom de la cité sainte », Rome, dont ils
sont les fils, les apôtres, les soldats, et dont, au
besoin, ils sauraient être les martyrs. Tous portent
aussi écrit, en caractères de flamme, « le nouveau
nom de Dieu' », comme dit le même apôtre, le nom
du Dieu de l'amour; et ce qui donne à leur piété
son cachet spécial de douceur et de force, est
une religion profonde envers le sacré Cœur.
Je dis que c'est une religion profonde que celle-
là : elle est le christianisme dans son essence même.
Qui ne voit, en effet, que l'amour de Dieu dont le
Cœur est le symbole, est, pour nous chrétiens, la
loi qui régit tout, la formule universelle qui rend
compte de tout? Au fond, il n'y a qu'un dogme,
c'est que Dieu nous a aimés. « Quant à nous, écrit
saint Jean, nous croyons à l'amour que Dieu
a eu pour nous. » Tous les mystères de la foi :
• <i Scribam super eum nomen Dei mei , el noinen civilalis Dci mei,
novaî Jérusalem, el nomen iiieum noviim. " (Apoc. m, 12.)
INTRODUCTION XI
création, révélation, incarnation, rédemption, eu-
charistie, communion découlent de ce principe; il
est la clef de tout. De même, dans la m.orale,
il n'y a qu'un devoir, qui consiste à aimer Dieu
et tout aimer pour Dieu. Amour de Dieu pour
l'homme, amour de l'homme pour Dieu, voilà la
foi et la loi ; et le christianisme est, en définitive,
une relation de cœur entre le Créateur et son ou-
vrage. C'est pourquoi lorsque, dans ces derniers
temps, le Seigneur voulut ramener la foi à son
foyer, et la vertu à sa source , il se contenta de
montrer son Cœur tout de flammes pour l'homme,
et de dire au cœur de l'homme : « Voilà comment
je t'ai aimé, voilà comment tu dois aimer. » Tout
l'Évangile était là; tout était résumé dans ce sym-
bole auguste que les simples comprirent, que les
sages admirèrent, que les saints adorèrent; car,
ce qu'on avait osé nommer une superstition , c'était
le culte en esprit et en vérité; ce qu'on avait osé
taxer de nouveauté, c'était simplement « l'Évangile
éternel », ainsi que s'exprime saint Jean.
Cependant, depuis le jour oi^i le Cœur de Jésus
s'était manifesté à la bienheureuse iMarguerite-
Marie, les progrès de son culte, pour être tou-
jours continus , n'en étaient pas moins lents. 11
fallait que ce feu sacré, pour faire explosion dans
l'universalité des familles chrétiennes, y fût allumé
par l'éducation. Le Seigneur y pourvut. Coïnci-
dence lumineuse! C'est le lendemain du jour oi^i,
du pied de l'échafaud, Louis XVI prisonnier jetait
le rovaume très-chrétien dans le sacré Cœur de Je-
XII INTRODUCTION
SUS, que Jésus acceptant ce legs et comme impatient
d'en prendre possession , mit dans Tâme d'un saint
prêtre l'inspiration et le zèle de préparer son avè-
nement dans notre génération, par l'institution de
la femme chrétienne, et de lever aussitôt une vir-
ginale armée chargée de cette conquête. Un ordre
cloîtré et contemplatif avait reçu la confidence du
mystère d'amour : cela devait être. Un autre ordre,
un ordre actif et enseignant sembla destiné, dans
les desseins du Ciel, à en être le propagateur et
l'apôtre au milieu du monde. Là est la raison d'être
de la vocation et de la mission de M"^*^ Barat. Toute
dévouée au sacré Cœur, cette âme généreuse ne
s'appartient pas, elle appartient toute à Lui. Dans
sa vie intérieure elle en est le disciple, voilà toute
sa sainteté ; dans sa vie extérieure elle en est
Vapôti^e, voilà toute son œuvre : telle est, en deux
mots, l'histoire de la servante de Dieu.
La première chose qu'on y voit, c'est la mer-
veille d'une âme déifiée , pour ainsi dire , par
l'action de l'amour, selon cette parole de saint
Jean de la Croix : « Aimer, c'est être transformé
en ce qu'on aime; aimer Dieu, c'est donc être
transformé en Dieu. » On assiste à ce miracle de
transformation divine chez M™*^ Barat. Jésus est
certainement l'être le plus présent, le plus vivant,
le plus agissant dans cette âme, et conséquemnient
dans ce livre qui, pour être digne d'elle, doit être
tout plein de Lui. Elle ne j^ense qu'à Lui, elle ne
parle que de Lui, elle n'agit que par Lui, elle ne
se plaît (ju'avec Lui. « Ce n'est plus elle qui vit,
[NTRODUGTIUN Xdl
c'est Jésus qui vit en elle; » non pas, certes, pour
l'éteindre, mais pour l'animer; non pas pour l'abais-
ser, mais pour l'exalter. L'âme des saints, qu'on
le sache , n'est pas cette mer Morte que ne soulève
aucun souffle , et où rien de vivant ne se meut
sous la pesante épaisseur des eaux. C'est bien plu-
tôt cette mer de Génézaretli qui a parfois ses agi-
tations et ses tempêtes, mais oi^i Jésus est maître,
et qui se calme sous la main de Celui à qui les
flots et les vents obéissent. Ainsi perpétuellement
gouvernée par Dieu, M™^ Barat reflète, dans ses
facultés limpides et tranquilles , les plus pures
beautés du ciel et de la terre. L'intelligence éclai-
rée de la lumière d'en haut n'en voit que plus claire-
ment, n'en embrasse que plus largement les choses
d'ici-bas. Elle pénètre le fond des âmes, elle entre
dans les secrets de leur vie; les mystères mômes de
ce monde ne lui échappent pas; elle en effleure les
sommets, comme du bout de l'aile, et avec quelle
justesse, quelle délicatesse! Combien de ses juge-
ments si modestes, mais si nets, sur les affaires
de notre temps, resteront, en définitive, le dernier
mot de l'histoire! Du sein de cette lumière, elle
ne descend jamais, même aux plus petites choses,
sans y porter, pour ainsi dire, quelque rayon de
soleil. La gaieté, l'esprit, la bonne grâce ani-
ment et vivifient sa parole nourrie de foi et de
sagesse, où l'on retrouve tour à tour la raison de
sainte Chantai, l'onction de Fénelon et la grâce
spirituelle de saint P'rançois de Sales. Elle est
douce sans faiblesse; elle est forte sans roideur;
XIV INTRODUCTION
l'humilité tempère Téclat de ses plus riches dons;
et sur un fond de vertus et de qualités viriles, s'épa-
nouit une candeur qui est son charme le plus pur,
et qui donne à ses traits Tinaltérable jeunesse des
enfants de TÉvangile. Son cœur rempli de Dieu
aime tout ce que Dieu fit grand: l'Église, l'homme,
les âmes; mais elle a, en même temps, des ten-
dresses ineffables pour les plus petits êtres de la
création. « Sa conversation est avec les simples; »
les enfants sont sa passion, et les pauvres son culte.
Elle aime la campagne, les animaux, les plantes;
elle s'intéresse à l'herbe qui fleurit aujourd'hui et
que l'on jettera demain au feu, au passereau qui
tombe à terre, au lis des champs et au grain de
sénevé : l'abondance de ce cœur déborde sur tout
ce qui respire. Quelque chose de l'Evangile se place
sur ses lèvres et coule de sa plume; elle porte la
lumière du ciel dans son regard, et la miséricorde
repose dans ses mains. On dirait, en vérité, que le
Cœur de l'Époux a passé dans celui de l'épouse.
Harmonieux composé d'amabilités divines et hu-
maines, elle donne l'envie d'être sainte, et tous
ceux qui la voient sont portés à dire d'elle ce que
la sœur de saint François de Borgia, religieuse à
Madrid, disait de sainte Thérèse : « Dieu soit loué
de nous avoir fait connaître une sainte que nous
pouvons tous imiter! Sa conduite n'a rien d'ex-
traordinaire; elle mange, elle dort, elle parle et
rit comme toutes les autres, sans affectation, sans
façon, sans cérémonie, et l'on voit pourtant bien
f|u'elle est pleine de l'esprit de Dieu. »
INTRODUCTION XV
Mais M""^ Barat n'est pas seulement le disciple
du Cœur sacré de Jésus, elle en est encore l'apôtre.
Sa vie apostolique a un double foyer : un foyer in-
térieur, la direction de ses filles ; un foyer exté-
rieur, l'éducation des enfants. Or à l'un et à
l'autre, l'amour du sacré Cœur est le feu que,
comme Jésus, « elle veut allumer, et son unique
désir est qu'il embrase tout. »
D'abord l'œuvre intérieure, celle de la formation
religieuse de ses filles, n'est que la refonte des
âmes dans ce moule divin. Tel est le sujet de
ses entretiens et de ses lettres , formant ensemble
un corps de doctrine spirituelle, où se cachent,
sous la forme la plus familière, les plus hautes
leçons. Le sacrifice en fait le fond; car qu'est-ce
que la religion, sinon le sacrifice? Mais l'amour
allège tout. « Il prête , comme dit saint Bernard ,
son onction à la croix, et à l'amertume elle-même
une douceur surhumaine ^ » De là cette allégresse
qui rayonne de la direction de M"^^ Barat; de là aussi
dans ses filles cette généreuse aisance à souffrir
et à mourir, qui est bien un des plus beaux spec-
tacles de ce livre. Cette grande maîtresse des âmes
régit sa Société comme Dieu régit le monde , par
l'attraction. Le Cœur de Jésus en est le centre;
elle en fait le principe, le modèle, le secours et le
prix des commandements qu'elle donne, des vertus
qu'elle demande, des sacrifices qu'elle impose. Son
autorité n'est que le règne de cet esprit d'amour,
1 « Ecce scitis quia vere crux nostra inuncta est. Sed, ut ita dicam,
amaritudo nostra dulcissima. » (S. Bern. Serm. I. de dedical. Ecclesiœ.)
XVI IINTRODUCTION
et sa première règle est la parole du Maître :
« Apprenez de moi que je suis humble et doux de
cœur. » Moins supérieure que mère, elle obtient
l'empire des âmes en les respectant. Et quel respect
religieux! Qui eut jamais le toucher moral plus dé-
licat et le commandement plus aimable? Attirés,
entraînés « par ces liens de charité » , comme
s'exprime le Prophète , les cœurs lui sont conquis.
Chacun veut la voir, Tentendre, recevoir une ligne
d'elle, un regard, un sourire, une bénédiction; rien
ensuite ne coûtera plus. Fortifié, dans la lutte entre
la nature et le devoir, par l'ange envoyé de Dieu,
il n'y aura plus qu'à prendre de ses mains le calice,
en prononçant le Fiat. On montera son calvaire,
on s'attachera à sa croix : « car l'amour, dit l'Ecri-
ture, est fort comme la mort. » On sera prêt, s'il le
faut, à traverser les mers ; on gravira joyeuse-
ment les âpres sentiers de la vie. Maintenant « le
joug est doux et le fardeau léger » ; — « Tamour ne
marche pas, il vole, » dit le livre de l'Imitation. Tel
est l'essor généreux de la conduite spirituelle de
^me Barat, tel est l'esprit de cette doctrine dont
on est tenté de dire , d'après le Père Faber : « Je
ne prétends pas qu'il soit aisé d'être saint; mais
je dis que les saints sont les maîtres les plus fa-
ciles, parce qu'ils ressemblent plus à Jésus que les
autres hommes*. »
Autre est le spectacle que présente l'apostolat
extérieur de M'^® Barat dans la diffusion de son
1 Le Père Faber, Tout pour Jésus, ch. vi, § 4, \>. 17s.
INTRODUCTION XVII
Ordre et la propagation de ses œuvres dans le
monde. Appelée à cet ouvrage par une miséricorde
qu'elle ne s'explique pas, l'humble fondatrice s'est
dit à elle-même : « Il faut que je ne sois rien afin
que Dieu soit tout. » Elle laisse donc faire Dieu,
attentive seulement à s'inspirer de son esprit et à
suivre ses ordres. C'est ainsi que la Société se forme,
avance, se dilate. Des âmes appelées de divers
points se rencontrent et s'unissent, des fondations
s'élèvent, des maisons s'établissent, des règles se
formulent, la famille s'accroît : une providence
visible, parfois môme éclatante, dirige l'entreprise.
Arrive cependant l'heure nécessaire de l'épreuve. A
deux reprises différentes, tout semble désespéré;
mais M""^ Barat sait que les heures désespérées sont
les heures de Dieu. « Quand tout nous abandonne,
abandonnons tout à Dieu, » telle est une de ses
maximes. Ni les contradictions, ni les révolutions,
ni les persécutions ne Tébranleront point : « Ne
voyons que Dieu, écrit-elle, ne nous attachons qu'à
Lui, et ensuite que le monde s'écroule, si Dieu le
veut. Nous demeurerons en paix, ensevelis dans
le sentiment d'une confiance profonde ^ » A la fin
cette confiance triomphe magnifiquement. Le sacré
Cœur sort plus fort de chaque nouvelle crise ; et les
deux continents peuplés par ses familles attestent
cette puissance de la confiance en Dieu qui fait la
grandeur propre et divine des saints, selon cette
belle doctrine de saint Bernard : « Ils osent de
1 Maximes et pensées de la R. M. Barat ,2'^ édition.
I.
XVIII INTRODUCTION
grandes choses parce qu'ils ont de grands cœurs.
Tout ce qu'ils entreprennent, ils en viennent à bout,
car plus la foi est grande , plus elle attire de grâces :
chaque pas dans la confiance est un pas vers les
biens promis par le Seigneur. Alors l'Epoux divin,
voyant ces âmes généreuses, vient à elles, s'unit
à elles, et s'apprête à faire éclater en elles ses ma-
gnificences ^ »
J'ai dit le but et l'esprit de l'histoire qu'on va
lire. Je ne l'eusse pas entreprise s'il ne se fût agi
que de mettre en honneur un ordre religieux, si
respectable qu'il pût être. Ajoutons que cet ordre
lui-même n'eût pas laissé sortir ses premières
origines d'une obscurité qui lui était chère, s'il
n'avait eu en vue la glorification du nom de
Jésus -Christ; et je me souviendrai toujours de
quel accent pénétré la supérieure générale de la
Société, la révérende mère Gœtz, de précieuse
mémoire, me dit en me x^onfiant le travail qu'elle
n'a pas eu la consolation de voir terminé : « H
faut qu'on sache que dans tout cela nous ne
sommes absolument rien; c'est le divin Cœur qui
a tout fait. Laissez-nous donc bien petites; il ne
faut exalter que le nom de Jésus. »
D'ailleurs peu d'histoires ont eu de plus pré-
cieuses ressources à leur disposition. La piété
filiale avait commencé de bonne heure à recueillir
1 <i Magna audent, quoniani magni sunt ; cl qu;o audent oLlinent,
magna si quidem fides magna merelur. El qualenus in bonis Oomini
fiduciic pedem porrexcris, ealenùs possidebis. Isliusmodi niagnis spiri-
libus magnus occurrel Sponsus, et magnificabil faccre cum cis. « ( S. Ber-
nard. Sermo 32 in Candc.)
INTRODUCTION XIX
les paroles et les traits de la vie de M'^'^ Barat dans
les Journaux rédigés soit à la maison mère, soit au
noviciat. Plusieurs essais d'histoire ont même été
tentés avant et après sa mort. Ils ont guidé nos
recherches , en jalonnant notre route , et nous
reconnaissons leur être redevables. La seconde
source de documents où nous avons puisé, sont
les récits, souvenirs et actes de fondations, ainsi
que les circulaires, notices biographiques, lettres
annuelles, dans lesquelles nous a été révélée la vie
des principales compagnes, sœurs et filles de la
fondatrice, autour de qui elles forment une si belle
couronne. Les nombreux témoignages, lettres et ré-
cits relatifs à M"^^ Barat sont une troisième série de
documents, complétés et contrôlés parles souvenirs
de celles qui Font le plus connue , et qui nous ont
aussi le mieux appris à la connaître. Mais, de tous
ces trésors, le plus inestimable est sans contredit
la riche collection de sept à huit mille lettres qui,
pendant soixante- cinq ans, de 1800 à 1865, nous
donnent, presque jour par jour, la raison de ses
actes, l'esprit de sa conduite, le secret de ses
grâces, la lumière de ses pensées, le progrès de sa
sainteté, nous la livrant toute vive, et nous per-
mettant, pour ainsi dire, de surprendre chaque
battement de son cœur.
Ainsi composée, l'histoire de M°^^ Barat sera
presque sa vie écrite par elle-même. Sans doute
entre tant de faits il a fallu choisir ; car comment
tout raconter dans une existence si pleine? « J'ai
regret à ce que je laisse, » comme disait Mon-
XX INTRODUCTION
taigne. Au moins n'ai-je rien négligé pour que tout
fût vrai dans ce livre, l'ayant fidèlement soumis à
la plus minutieuse comme à la plus obligeante véri-
fication. Que si, malgré tant de soins, une erreur,
fût-elle légère, s'était glissée dans ces pages, je
prierais le lecteur de m'éclairer, de me corriger,
tant me plaît cette pensée de sainte Madeleine de
Pazzi, qui devrait être la règle de tout historien :
« La vérité est si pure, que pour peu qu'on la mêle
à quelque autre chose, elle ne s'appelle plus vé-
rité. »
La fidélité historique m'imposait un dernier de-
voir : celui de visiter les principaux séjours où s'est
écoulée la vie de M"''' Barat. J'ai donc suivi sa trace,
autant que je l'ai pu, soit en France, soit en Italie.
J'ai voulu revoir Rome, moins pour interroger un
souvenir d'histoire que pour y chercher une béné-
diction. A genoux aux pieds de Pie IX, que M™'' Ba-
rat avait tant admiré, j'ai demandé à Sa Sainteté
de daigner bénir ce livre, comme Elle en avait déjà
si paternellement encouragé un autre. Après cela,
est- il besoin de déclarer que ce travail s'est pres-
crit, comme première loi, d'être délicatement fidèle
à la doctrine et à l'esprit du Saint-Siège romain?
Lorsque l'on a l'honneur d'être cathohque et
prêtre, et qu'on revient de voir Pierre portant les
liens que le Seigneur avait prophétisés à la vieil-
lesse de son Apôtre, la fidélité au Pape, maître et
docteur infaillible de la vérité, n'est pas seulement
un devoir (|ui s'impose à la foi, c'est l'élan s|)ontané
du cœur vers une cause sacrée pour laquelle c'est
INTRODUCTION XXI
faire trop, peu que de parler et d'écrire , quand on
voit, comme aujourd'hui, des évêques, des prêtres,
des religieux et des religieuses, bannis ou prison-
niers, s'estimer heureux et fiers de souffrir.
Maintenant le livre est fait : le moment est-il
bien choisi pour le publier? on pourra le contester.
L'heure où il va paraître est celle où notre pays,
préoccupé de la question de sa vie ou de sa mort,
se presse inquiet autour de l'urne de ses desti-
nées. Dans une pareille crise, quel intérêt les
esprits, même les plus graves, peuvent-ils prendre .
aux affaires du cloître et à l'histoire d'une femme?
Sans prétendre avoir écrit un livre d'actualité,
nous croyons cependant que, à ces questions vitales,
la sainteté, telle que nous en offrons un exemple,
n'est pas si étrangère qu'on le pense. Quand notre
société coupable est peut-être menacée d'une nou-
velle pluie de feu, il n'est pas indifférent de compter
le nombre de ses justes, sachant que dix de ceux-là
pèsent plus que mille des autres dans la balance
de Dieu. Un auteur a écrit que « les saints sacrent
le monde » ; j'ajoute qu'ils le conservent. Ils sont
les vrais, les seuls conservateurs de ce monde qui
se rit d'eux et cependant qui ne vit que par eux,
comme dans le champ du Père de famille l'ivraie
n'est conservée qu'en considération du bon grain
qu'elle s'efforce d'étouffer. C'est à eux que le Sei-
gneur a dit : Vous êtes le sel de la terre. Les
siècles ne valent devant Lui qu'en considération
des saints qu'ils produisent; et cela est tellement
vrai que la terre n'aurait plus qu'à disparaître
XXII INTRODUCTION
elle-même, le jour où elle n'enverrait, plus de
saints vers le ciel. C'est à eux que Dieu dit aussi :
Vous êtes la lumière du monde. Eux seuls sont
le progrès, parce qu'eux seuls avancent les affaires
du bien. Eux seuls marchent, les autres errent;
eux seuls édifient dans le grand sens de ce
mot, les autres démolissent; eux seuls sont, ici-
bas , les ouvriers de la vie , les autres sont plus ou
moins les artisans de la mort. L'amour pur, la
prière , l'exemple , le sacrifice dont ils sont la re-
présentation persistante, opposent perpétuellement,
à rencontre de nos crimes, du côté de la terre
une protestation, du côté du ciel une réparation.
Quid mundo nisi oh religiosos .? « Qu'en serait- il
du monde si je n'avais égard aux religieux? » de-
mandait le Seigneur à sainte Thérèse son épouse.
Et lorsque saint Grégoire pape calculait quelles
étaient les dernières chances de salut pour Home
et l'empire attaqués par les Barbares , il comptait
le nombre des âmes consacrées à Dieu que la ville
possédait pour sa défense ^
Espérons donc encore. « Levez les yeux de l'es-
prit, écrivait saint Bernard, et regardez les nations.
Ne vous semblent-elles pas plutôt des herbes sèches
et bonnes à jeter au feu, que des moissons blan-
chissantes? Combien y en a-t-il qui semblaient
promettre des fruits, et qui , regardées de près, ne
sont que des buissons sauvages? Que dis-jc, des
• " Ilarum lalis vila est iil credanius quia si ipsae non ossonl, nullus
noslrumjam in loco subsisicre, inler Longcbanlorum gladios, poluissel. ••
(S. r.rog. pap, lih. \II. Kpisl. 27. Oper. I. U, p. S72.
INTRODUCTION XXIII
buissons! ce sont de vieux arbres décrépits; ils ne
produisent rien, ou ne portent tout au plus qu'une
récolte de glands pour la pâture des pourceaux ^ »
Voilà ce que saint Bernard écrivait de son siècle.
Nous en dirions autant du nôtre. Et cependant, un
siècle après, c'était le grand xiii^ siècle, le siècle
de saint Louis !
Ce n'est pas que nous nous flattions de béates
illusions : nous ne nous trompons pas de temps.
Nous ne nous aveuglons ni sur l'imminence du
mal ni sur ses conséquences. Nous savons, nous
craignons les obstacles renaissants que la liberté
de l'homme a la puissance d'opposer à la bonté de
Dieu. Nous voyons les nations frémissantes contre
le Seigneur, et son Christ sur la croix. A cette
heure, la terre tremble comme elle tremblait à
l'heure de l'agonie de Jésus : Terra tremuit, di-
sons-nous avec le prophète; mais, avec lui aussi,
nous voulons espérer qu'elle se rassoira, qu'elle
se reposera à sa résurrection : et quievit cum
resurgeret Dorainus. En effet, entre l'agonie et la
résurrection, le Cœur blessé de Jésus peut s'ouvrir
de nouveau, l'eau et le sang peuvent en sortir : l'eau
pour nous purifier, le sang pour nous vivifier. C'est
bien assurément notre unique ressource, mais celle-
là est infinie, et lorsque, voyant que « toute chair
i <i Et tu leva oculos considerationis tuée, et vide regiones si non sunt
magis siccœ ad ignem quarn albœ ad messem ! Quas mult», quas putas
veras fruges, diligenler inspectœ , vêpres potius apparebunt : imô ne
vêpres quidem : annosee et veternosae arbores sunt, sed non profeclô
frucliforEe, nisi forte glandium aut siliquarum quas porci manducant. »
(S. Bernard, de Consideralione , lib. II, cap. vi, n. 12.)
XXIV INTRODUCTION
a corrompu sa voie », nous sommes tentés de
craindre et de désespérer, nous nous rappelons
ces lignes qu'écrivait, dans une retraite, l'année
même de la mort de M™'' Barat, un des plus saints
martyrs de nos dernières fureurs : « L'adorable
Trinité , contemplant ce monde de péché , ne va-
t-elle pas se repentir de son œuvre et ordonner
un nouveau déluge? Non, ou plutôt il y aura un
déluge nouveau , un déluge d'amour. Le sang du
Sauveur s'élèvera de quarante coudées au-dessus
des plus hautes montagnes. Toutes les iniquités du
monde seront noyées. Et cependant les flots sacrés
ne se retireront pas; et l'arche sainte, l'Église,
continuera de flotter sur cet océan de grâces, pour
sauver les hommes jusqu'à la fin du monde. 0
amour! venez, venez, Jésus ^ ! »
1 Le P. Olivaint, Retraite de 1863, t. I, p. 238.
Orléans, en la fête de la Présentation de Notre-Seigneur, 2 février 1876.
LIVRE I
LKS COMMENCEMENTS
I. — 1
LIVRE I
CHAPITRE PREMIER
COMMENCEMENTS ET FORMATION DE SOPHIE BARAT
1779-1800
Famille de Madeleine Sophie. — Sa naissance, son baptême. — Son
caractère se révèle. — L'intelligence et le cœur de Sophie Barat. — Sa
première communion; entrevue du sacrifice. — Son frère devient son
précepteur. — Études de Sophie: l'antiquité latine, les langues, les
sciences, — la Virgilienne. — Sa réserve virginale. — Sa vocation reli-
gieuse. — L'abbé Louis Barat emprisonné à Paris ; ses maîtres dans
la prison ; sa délivrance. — 11 est ordonné prêtre ; il emmène Sophie à
Paris. — La maison de M™= Duval et le premier cénacle. — Études
sacrées. — La direction austère de l'abbé L. Barat. — Les affections de
famille ; Sophie pendant ses vacances à Joigny. — Son double attrait
vers l'action et la contemplation.
Sophie- Madeleine Barat naquit, à la fin de l'an-
née 1779, dans la petite ville de Joigny, en Bourgogne.
On voit encore, à Joigny, dans la rue du Puits -Char-
don , la maison qui fut vingt ans celle de la servante
de Dieu. C'est une simple demeure de cultivateur et
d'ouvrier : en bas, l'atelier du père , avec cette chambre
commune où, dans les petits ménages, la mère se tient
4 HISTOIRE DE MADAME BARAT
tout le jour et s'emploie aux travaux de la vie domes-
tique ; au fond, une petite cour; dans celte cour, un
carré planté d'arbustes et de fleurs; en haut, à l'uni-
que étage, la chambre des parents, un peu plus ornée
que les autres, avec une chambrette pour les enfants;
enfin, au-dessus, tout au faîte, une mansarde, la man-
sarde qu'a occupée Sophie, sorte de cellule religieuse,
retirée loin de tout bruit . mais bien directement ou-
verte sur le ciel , et d'oi^i le regard se repose sur un
horizon d'un aspect paisible ; en face la rue montante
de Bourg- le -Vicomte, à droite la vieille église de la
paroisse de Saint -Thibault , à gauche les hautes col-
lines qui forment la vallée de l'Yonne et entourent
Joigny d'une si riche ceinture. Tel fut le berceau
d'une des âmes les plus grandes et les plus nobles de
ce temps.
La famille qui l'habitait, à la fin du siècle dernier,
était celle de Jacques Barat et de Marie- I\Iadeleine
Foufé , époux chrétiens et craignant Dieu , qui vivaient
honnêtement de leur état de tonnelier, et de la culture
d'un petit patrimoine de vignes situé sur les hauteurs de
Sauvilliers et du Larry.
La réputation que Jacques Barat a laissée dans le
pays est celle d'un homme de bien, laborieux, patient,
portant dans toutes ses relations la franche loyauté
des gens d'honneur et de foi. Madeleine Foufé se distin-
guait par un plus iiaut mérite : c'était une femme remar-
quable pour sa condition, d'une intelligence élevée et
suffisamment cultivée , surtout d'une piété solide. S'il
est vrai que sa religion ait été originairement entachée
de jansénisme, elle en avait totalement abdiqué le ri-
gorisme ; et le trait (jui, au contraire, la distingue dans
SA NAISSANCE 5
cette histoire , est une bonté maternelle poussée jusqu'à
la faiblesse, une délicatesse exquise, et une sensi-
bilité qui la portait facilement à l'attendrissement.
Un fils , nommé Louis , âgé de onze ans , et une
petite fille, Marie- Louise- Madeleine, dans sa dixième
année, faisaient la joie de ce foyer. La naissance d'un
nouvel enfant, prochainement attendue, devait mettre
le comble à ce bonheur domestique, quand, dans la
nuit du 12 au 13 décembre de cette année 1779, un
violent incendie éclata dans une maison de la rue
Neuve, contiguë à l'habitation de la famille. La de-
meure de Jacques Barat fut préservée des flammes ;
mais sa femme en ressentit une commotion violente qui
mit sa vie en péril et hâta de deux mois le terme de sa
délivrance. Ainsi naquit, dans cette nuit tristement
illuminée des lueurs de l'incendie, et comme enveloppée
de flammes, l'enfant prédestinée dont nous avons entre-
pris de raconter la vie.
Cette enfant était si frêle qu'on crut urgent de lui
conférer le baptême , et dès le matin on la présenta
à l'église. — C'était le jour de sainte Lucie, une des
vierges martyres de la primitive Église. — L'empres-
sement qu'on y mil fit prendre pour marraine la pre-
mière jeune fille qui se trouva présente *. Mais ce
ne fut pas sans une inspiration d'en haut qu'on donna
pour parrain à l'enfant Louis son frère. Il commençait
alors au collège de Joigny ses premières études, et
déjà le Seigneur préparait en lui le guide et le père
de cette âme.
1 Elle s'appelait Louise-Sophie Cédor, et ce nom est la seule chose que
nous connaissions d'elle. — L'acte du baptême existe à la mairie de Joigny,
d'oîi nous l'avons tiré.
6 HISTOIRE DE MADAME BARAT
La mère survécut à l'accident qui avait failli la
mettre au tombeau. Elle guérit, et dès lors sa ten-
dresse s'attacha de prédilection à la fragile créature
qui n'avait qu'un souffle de vie. Grâce à son dévoue-
ment, l'enfant reprit quelques forces, et l'on put espérer
de prolonger ses jours.
On ne tarda pas à voir percer dans Sophie -Made-
leine une intelligence d'une précocité extraordinaire.
« Je n'avais que dix-sept mois , lorsque je m'aperçus
que j'existais \ » écrivait -elle plus d'un demi -siècle
après. Une des premières choses qu'elle entendit ra-
conter fut la sinistre circonstance de son entrée dans
la vie. Elle ne l'oublia plus ; et, dès qu'elle sut parler,
si quelqu'un lui demandait : « Qui vous a mise au
monde? » l'enfant ne manquait pas de répondre grave-
ment : « C'est le feu. »
On eût pu le croire, en effet, envoyant tant d'ardeur
et de vivacité dans une si petite fille. Ses mouvements,
sa démarche, sa parole, son regard , tout en elle déno-
tait l'exubérance de la vie. Elle aimait passionnément
le jeu, et elle y excellait. La première partout, elle
avait quelquefois des songes prophétiques dans les-
quels elle se voyait devenue une grande reine, et elle
le racontait à ses jeunes compagnes.
Cependant, sous les grâces d'un esprit qui éclatait
en de vives et fines saillies, on distingua promptemenl
le fond d'un jugement sûr, qui , un jour, devait faire
de cette âme complète l'instrument des plus grandes
choses entre les mains de Dieu. Ce qui la caractérisa
de bonne heure, ce fut le bon sens, « ce maître de la
1 /.élire à son neveu S/ani"s/a.<5 Dusaussoy. — Turin , *,• juillet 18;{2.
SON ENFANCE 7
vie humaine, » comme Bossuet l'appelle; mais un bon
sens supérieur, qui lui donnait la vue juste et soudaine
des choses. Un bourgeois du quartier, procureur fiscal
à Joigny et ami de la maison , se plaidait à questionner
la spirituelle enfant, et s'étonnait de ses réponses sur
les sujets les plus graves. On rapporte également que,
vers l'âge de dix ans, sa mère l'ayant menée avec elle
chez un notaire oii l'appelaient certaines affaires dif-
ficiles, la jeune enfant reprit, corrigea et compléta
les explications maternelles avec tant de lucidité qu'elle
laissa l'homme d'affaires dans l'admiration.
En même temps se dessinaient les premiers linéa-
ments d'un noble et beau caractère , [lequel appelait
encore l'onction de la grâce et la discipline de l'Évan-
gile. Sophie avait dès lors une horreur du mensonge
instinctive, implacable, qui lui eût fait endurer tout
au monde plutôt que de sacrifier la vérité. Toutefois
on pouvait craindre qu'elle ne se complût à considérer
en elle tant d'heureux dons ; et déjà sa finesse parais-
sait s'aiguiser d'une pointe de malignité, à l'endroit
des défauts qu'elle observait chez les autres.
Le cœur rachetait tout : c'était chez Sophie Barat
la faculté maîtresse. C'est par le cœur qu'elle vivra ;
c'est par lui qu'elle régnera , par lui aussi qu'elle
souffrira ; car quel est le grand cœur qui n'ait pas son
martyre? « J'étais inquiet, racontait plus tard son
frère, de la véhémence de ses épanchements dès l'âge
le plus tendre S » Il redoutait pour elle les souffrances,
les orages, surtout les entraînements de cette impé-
1 Notes sîci' l'enfance de M'"^ Barat. par M'"^ Deshayes.
8 HISTOIRE DE MADAME BARAT
tueuse sensibilité , si Dieu ne se hâtait de s'emparer
d'un cœur si ardent et si pur.
Ces effusions affectueuses étaient plutôt provoquées
que comprimées par sa mère , qui trouvait dans Sophie
une consolation aux intimes douleurs qu'elle ne pou-
vait confier à personne. Mariée à un homme de bien,
cultivateur honnête, ouvrier religieux, mais inférieur
à elle par l'éducation et les grands côtés de l'âme ,
jyfme Barat souffrait de cette disproportion , et elle se
rattachait à ses enfants de toute l'intensité de son besoin
d'aimer. Elle leur disait parfois en les embrassant :
« Vous ne saurez jamais tout ce que vous m'avez coûté. »
Alors Sophie redoublait de caresses auprès d'elle , afin
d'alléger des peines qu'elle ne pouvait comprendre.
« C'est toi qui seras la consolation de mes vieux ans , »
lui répétait sa mère '. Une fois que ces scènes d'atten-
drissement étaient passées, l'enfant reprenait l'en-
jouement qui lui était naturel ; mais le mystère des
sacrifices de la vie domestique lui était apparu, et déjà
l'on observait que son caractère en recevait une em-
preinte de douce gravité et de précoce sagesse.
A ce foyer de mœurs simples et graves, la religion
avait sa tradition vivante dans l'aïeul maternel , véné-
rable patriarche qui, jusqu'à sa dernière heure, ne
cessa de donner à sa famille et à sa ville l'édification
d'un chrétien des anciens temps ^ Ce fut de ce vieil-
lard et surtout de sa pieuse mère que Sophie reçut les
premiers enseignements de la doctrine chrétienne.
Dès que son âge le permit , elle fréquenta aussi les
catéchismes de sa paroisse ; et voici comment son àme
1 Aboies sur l'enfance de M"" liantt , par M'"" Desliayes, |>. 3.
2 Notes tic l'abbé Dusaussoy, p. 3.
SA PREMIÈRE COMMUNION 9
sincère et généreuse se fit connaître aux prêtres char-
gés de la former. Un jour, aux approches de Pâques ,
le curé de Saint-Thibault , ayant réuni les plus jeunes
enfants , les exhorta à faire un acte de contrition pour
demander à Dieu pardon de toutes leurs fautes , ajou-
tant que si le regret de ces fautes était parfait, Dieu
leur pardonnerait. Aussitôt une enfant se lève, et spon-
tanément commence à haute voix la confession de ses
péchés : c'était Sophie Barat. On rit, le prêtre l'arrêta,
mais il avait reconnu une âme bénie du ciel dans cette
humble et franche confession de l'innocence ^
Cette enfant si ingénue n'en était pas moins , entre
ses compagnes , celle qui faisait au catéchisme les
meilleures réponses. Mais elle était si petite et sa voix
était si faible, que, pour la voir et l'entendre, il fal-
lait la faire monter sur un escabeau. Aussi quand, à
dix ans, elle se présenta pour être admise à faire sa
première communion, le vicaire, la jugeant trop jeune,
l'ajourna sans examen. Le curé fut meilleur juge ; il
rappela Sophie, l'interrogea à fond, et, frappé de son
instruction comme de sa candeur, il lui permit de venir
s'asseoir à la table des anges.
Cela se passait dans la mémorable année 1789 !
Avant l'heure où allait recommencer sa Passion , le
Dieu de la Cène appelait à reposer sur son Cœur
celle qui, un jour, devait en partager les souffrances,
en dilater le culte et en glorifier les mystères.
La première communion laissa dans l'âme de Sophie
une forte impression de grâce et de lumière. Vers cette
époque, ayant lu ces paroles de Notre -Seigneur : « Si
1 Récit de la mère Thérèse Mailhicheau , p. o.
10 HISTOIRE DE MADAME BARAT
quelqu'un aime son père ou sa mère plus que moi, il
n'est pas digne de moi, » — et ces autres : « Quiconque
aura laissé pour moi sa maison, ses frères et ses sœurs,
son père et sa mère, recevra le centuple et possédera la
vie éternelle, » elle les regarda comme un avertisse-
ment, et elle en fut frappée à la fois d'éblouissement et
de frayeur. C'était un de ces éclairs que Dieu fait luire
parfois à l'entrée des grandes carrières , et qui jettent
du même coup , dans l'âme étonnée , la lumière et
l'épouvante.
Ces riches dispositions de nature et de grâce appe-
laient une direction : Sophie allait la trouver au foyer
de sa famille.
Après de fortes études à son collège de Joigny, d'où
il était sorti, avant l'âge de dix- sept ans, remportant
tous les prix de sa classe, le jeune Louis Baral avait
pensé à se faire prêtre. Cependant les temps devenaient
de plus en plus incertains; et l'on pouvait prévoir que
l'Église, déjà livrée à la dérision, prélude de la violence,
n'aurait bientôt plus à offrir à ses minisires que la per-
sécution et peut-être le martyre. Ces tempêtes n'ef-
frayèrent pas le courage de Louis Barat, esprit d'une
foi solide et caractère d'une trempe peu commune.
11 entra résolument au grand séminaire de Sens ,
où l'ordre du sous-diaconat lui fut conféré à vingt-
deux ans. Comme il avait dès lors terminé ses études
ecclésiastiques, on l'envoya professer les sciences ma-
thématicjues à son collège de Joigny, en attendant
qu'il eût l'âge de se consacrer au saint ministère.
C'est ainsi que, ramené au foyer paternel, il fut étonné
des dispositions de sa plus jcun(î sœur. Il y vit l'in-
dication pour lui d'un ^nand devoir : celui d<' IVtrnicr
SON ÉDUCATION 11
cette âme. Il entreprit donc son éducation, et il s'y
consacra avec ce zèle généreux, mais un peu âpre, qui
était la forme de son affection.
Jusqu'alors Sophie , inséparable de sa mère, avait
vécu de la même vie, tantôt l'accompagnant aux vignes,
tantôt s'employant à l'ouvrage de la maison ; et prenant,
sous sa conduite, ces habitudes d'ordre, de travail et
d'économie qui, un jour, devaient rendre si chers à sa
piété l'esprit et les mystères de la vie de Nazareth. Son
frère l'appliqua désormais à l'étude. Il lui donna une
règle. Chaque jour, de grand matin, à l'heure où son
père descendait à l'atelier ou partait pour les champs,
Sophie se levait. Elle se rendait d'abord à l'église voi-
sine, où elle assistait pieusement à la première messe;
puis, montant à sa mansarde, l'écolière, seule sous le
ciel, se plongeait dans une étude qui n'était interrompue
que par les indispensables relations de famille et de
rares congés.
La plus habituelle de ces récréations était la prome-
nade aux vignes de son père, sur la côte du Larry. De là,
le cours sinueux de l'Yonne à travers les prairies, l'am-
phithéâtre de coteaux que partage au loin le plateau du
mont Tholon, la montagne de Saint-Jacques, et par der-
rière, les profondeurs de la forêt de Othe, offraient à ses
regards une magnifique image de la beauté et de la
grandeur de Dieu dans ses œuvres. Les vacances ne
duraient guère que le temps de la vendange, ou des
voyages de Louis. Encore ce court repos était-il quel-
quefois abrégé par le retour inopiné du maître, qui
immédiatement remettait à l'étude l'écolière attristée.
Plus tard elle-même disait d'une de ces déconvenues :
« Je laissai mon panier pour aller reprendre mes livres,
12 HISTOIRE DE MADAME BARAT
me répétant à moi-même : « Il est donc vrai qu'il n'y a
« pas de plaisir sans amertume ^ ! »
Cependant le même maître qui commandait ces sacri-
fices, en adoucissait la rigueur par l'onction de la piété.
Il y avait deux hommes dans l'abbé Barat. Mathémati-
cien et poëte, il joignait à une grande inflexibilité de
caractère une élévation de cœur et parfois une grâce
d'imagination qui lui faisaient trouver les plus délicats
emblèmes pour parler à sa sœur de l'amour de Dieu.
« Lorsque j'étais enfant, racontait celle-ci, j'avais à la
maison une brebis qui m'était fort attachée ; car, dès
que je l'appelais, je la voyais quitter tout, même sa
nourriture, pour venir à moi. Un jour qu'elle était à se
reposer à mes pieds, sans faire aucun mouvement, mon
frère entra, et la considérant en cet état, il me dit :
« Vois-tu, ma sœur, ce que fait cette brebis? Elle
« aime^f » Cette manière d'aimer, cet humble abandon
aux pieds du Bon Pasteur sera, comme nous le ver-
rons, une des formes de la sainteté de iM"'* Barat.
A cette école forte et douce, l'esprit de Sophie-Made-
leine prit un développement si rapide, qu'elle franchit
en peu de temps les premiers éléments des connais-
sances scolaires. C'est alors que son frère , estimant
qu'il devait à la gloire de Dieu, et peut-être à de secrets
desseins du Ciel, de faire produire tous leurs fruits à ces
germes pleins de promesses, commença à élargir ses
vues à son égard. Il étendit le cercle de son ensei-
gnement; puis, de progrès en progrès, il fut amené à
1 Noies autographes sur l'et>far\ce de M"" Dirut , par M"" Deshayos,
p. 2.
- Ftccroitions de M""- linnit à la Triinte-du-Mont , 18i;>. p. 10.
SON ÉDUCATION 13
pousser les études de sa sœur au delà des limites dans
lesquelles s'enferme l'instruction des femmes.
Dans ce dessein, il l'appliqua à la langue laline, et
la mit en peu de temps à même de lire dans le texte
l'antiquité classique. Ce fut pour la jeune fille un monde
d'enchantement. Virgile surtout, Virgile si profond, si
religieux, si grand peintre des choses de la nature et
de l'âme, la ravissait: « J'étais une virgilienne bien
plus qu'une chrétienne, » disait- elle plus tard en par-
lant de ces temps. Elle connut aussi les Grecs , elle tra-
duisit Homère. Cette poésie antique était pour elle plus
qu'une forme : elle y trouvait l'écho de ses propres sen-
timents, la première réponse à ses besoins natifs de
beauté idéale et de grandeur morale : « L'héroïque me
plaît, disait-elle encore dans ses dernières années; là
du moins il y a de l'espace, l'esprit se dilate à son aise,
et le cœur se sent vivre. » Mais le premier et le plus
haut bienfait de ces études fut d'éveiller dans son âme
ces aspirations supérieures, infinies, qui sont les appels
de Dieu et qui ne trouvent qu'en Lui seul leur satisfac-
tion. Elle s'en rendra compte elle-même. Un jour, sur
le rivage de l'Adriatique, en face des côtes de la Grèce,
nous l'entendrons saluer cette patrie du beau avec en-
thousiasme; mais en remerciant l'Auteur d'une plus
haute révélation, et en s'animant au devoir de mettre
dans les âmes la science, l'amour et le reflet d'une plus
sainte beauté.
Rien ne paraissait suffire à l'activité dévorante de cet
esprit; les sciences naturelles, la botanique, l'astronomie
élémentaires firent encore partie de l'instruction toute
virile qu'elle reçut de son frère , lequel d'ailleurs excel-
lait dans ce genre de connaissances. Il lui accorda aussi
14 HISTOIRE DE MADAME BARAT
l'étude des langues vivantes, à titre de récompense et
de délassement. Elle aborda l'espagnol ; elle apprit
l'italien, qui plus tard lui servit tant de fois à édifier ses
diverses familles de Rome et de l'Italie.
Toutefois la mère de Sophie avait peine à se rendre
compte de ce grand travail d'esprit imposé à son enfant.
A quoi bon tant de science chez la fille d'un vigneron?
se demandait-elle, car elle ne rêvait qu'une chose, c'était
de l'établir et de la garder à Joigny. Le père, au con-
traire, flatté de ses succès, en augurait pour elle un
brillant avenir. Cet avenir était voilé aux yeux de l'un
comme de l'autre; mais Dieu, qui l'avait en vue, con-
duisait tout dans un conseil admirable. Il convenait, en
effet, qu'une instruction supérieure distinguât la fonda-
trice d'un Institut enseignant, où la science n'est pas
seulement une parure, mais une vertu d'état. Puis la
science rapproche de Dieu : « Si j'avais l'intelligence des
anges, disait un saint, j'aimerais Dieu comme eux. »
Pour l'institutrice future du Sacré-Cœur, le savoir ne
fut jamais que le flambeau destine à éclairer l'amour.
Cependant la passion de Sophie pour les livrer aurait
pu l'entraîner dans des lectures dangereuses. Elle en fut
préservée par une réserve fondée sur la crainte de Dieu.
Elle lisait à merveille, faisant passer son âme tout en-
tière dans son intonation et son accent. Un jour que
quelques personnes étaient réunies chez elle, sa mère
voulant faire valoir le talent de sa fille, lui mit entre
les mains les contes de Marmontel pour qu'elle lût à
haute voix. Sophie obéit; mais son trouble fut si visible
qu'un jeune homme de l'assistance en lit rej^roche à la
mère, qui ne retomba jjIus dans cette faute. Une fois
néanmoins, Soj^hie se laissa aller à la tentation do lire
SON ÉDUCATION 15
le roman de Clarisse Harlow, alors fort en vogue ; mais
le remords qu'elle en éprouva dura autant que sa
vie \
En certaines circonstances, sa délicatesse savait
s'armer contre le mal de fierté et de courage. Un jour
qu'elle avait été conduite chez des amis de sa famille,
un jeune homme de la compagnie osa s'approcher
d'elle pour lui attacher un bouquet : « Monsieur, lui
dit Sophie , voilà le cas que je fais de votre bouquet
et de vous ; » et jetant les fleurs à terre , elle les
foula aux pieds avec la dignité offensée d'une vierge.
Naturellement gracieuse, d'une physionomie singuliè-
rement vive, elle ne faisait rien pour en rehausser la
beauté tout immatérielle ; et sa mise, dès ce temps -là,
ne se faisait remarquer que par une simplicité que ses
compagnes taxaient d'exagération. Il est vrai qu'à la
fm, poursuivie par leurs railleries, Sophie crut devoir
mettre plus de soin à sa parure. Elle consentit même à
se poudrer les cheveux : grande vanité, dont elle se
corrigea bientôt, et qu'elle ne se pardonna jamais.
Elle portait dès lors en elle le dessein de se consacrer à
Jésus-Christ dans la virginité et la vie religieuse . A quelle
époque s'était fait entendre cet appel de Dieu? elle a sou-
vent déclaré qu'elle ne le savait pas au juste, mais que
cet attrait datait de sa plus tendre enfance. Fruit spon-
tané de la grâce, conséquence et récompense de sa
grande pureté et de son amour pour Dieu et la Vierge
Marie, ce sentiment semblait faire partie intégrante de
son âme et de sa destinée. Il est même remarquable
qu'avant le jour de sa propre consécration, elle n'avait
1 Noies de M'"" Deshayes , p. 3, et Noies de l'abbé Dusaussoy , i" 3.
16 HISTOIRE DE MADAME BARAT
jamais connu de religieuse. Dieu voulut que tout fût de
lui dans cette vocation.
Cependant dès l'année 1792 elle avait pris son parti.
A cette époque, sa sœur Marie -Louise s'étant mariée
avec M. Dusaussoy, négociant à Joigny, Sophie en prit
occasion de déclarer que, quant à elle, elle s'était en-
gagée à l'Époux qui seul mérite d'être aimé sans me-
sure , et peut être adoré sans remords. Or, à cette époque
surtout, c'était là une résolution d'une générosité hé-
roïque; car l'heure où elle pensait à se donner au
cloître, était celle où les cloîtres étaient dépouillés,
dépeuplés, renversés. On entrait en pleine Terreur; les
prisons regorgeaient de religieuses et de prêtres , l'é-
chafaud était dressé; et déjà les violences dont l'Église
était victime venaient d'atteindre et de désoler le foyer
de la pieuse famille de la rue du Puits-Chardon.
Louis Barat était diacre lorsque, en 1790, il fut en-
joint à tous les ministres du culte de jurer fidélité à
la constitution civile du clergé. Cette constitution était
un acte schismatique, soustrayant l'Église de France à
l'autorité du Saint-Siège pour la placer sous la main
de la nation souveraine. Incapables de mesurer la portée
de cet acte, et alarmés pour leur fils des conséquences
qu'aurait le refus du serment, les parents du jeune
diacre le conjurèrent en larmes d'obéir à ce décret.
Celui-ci, ébranlé par l'exemple de son archevêque, le
trop fameux Loménie de Brienne, et par celui d'un cer-
tain nombre de prêtres du diocèse, se laissa persuader
de prêter le serment qu'on exigeait de lui. Mais à peine
l'eut-il fait, qu'il aperçut l'abîme où on l'avait jeté.
Alors, n'écoutant plus que le cri de sa conscience, il se
rétracta hautement i)ai' une lettre adressée au conseil
SOiN ÉDUCATION 17
de la commune et conservée encore aux archives pu-
bliques de la ville ^
Après cet acte de courage, Louis Barat avait continué
pendant près de deux ans à se livrer à renseignement
dans le collège de Joigny, et à s'occuper de l'éducation
de sa sœur dans la maison paternelle. Mais à la fin,
poursuivi par les sommations : « Le^ serment ou la
mort! » il dut quitter son pays, et il partit pour Paris,
faisant à sa famille et à sa chère élève un adieu qui pou-
vait être éternel. Il espérait se cacher plus facilement
à Paris, et y vivre en paix, en donnant des leçons; mais
sa paix ne fut pas longue. Au mois de mai de la fatale
année 1793, Louis Barat, dénoncé par un ancien cama-
rade de collège, fut jeté dans une de ces prisons d'où
l'on ne sortait que pour monter à l'échafaud -.
La nouvelle en parvint bientôt à ses parents; et,
à partir de ce moment, la vie ne fut plus pour eux
qu'une longue angoisse. M""^ Barat surtout était en
proie à un si profond désespoir que l'on commençait à
craindre que la malheureuse mère ne perdît la raison.
Perpétuellement absorbée dans un silence morne , dé-
périssant à vue d'œil, elle refusait toute espèce de nourri-
ture. A chaque repas, elle se levait de table sans avoir
rien pris, passant à sa chère Sophie les mets que celle-
ci avait inutilement apprêtés à son goût. Un jour qu'elle
fit ainsi : « Je ne mangerai pas non plus, lui dit sa fille
d'un ton résolu.— Serais tu malade, mon enfant? —
1 Cette pièce y a été vue par M. Stanislas Dusaussoy, ancien archiviste.
Je ne l'ai pas retrouvée dans ma visite aux archives de Joigny, laissées
dans un grand désordre par suite du passage des troupes prussiennes.
2 Sur le père Barat, voir les Notices historiques, par le P. Ach. Guidée.
t. 1, p. 329. — Notice XI'.
I. — 2
18 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Non, ma mère, mais je suis décidée à ne plus rien
manger tant que vous ne mangerez pas : du moins nous
mourrons ensemble. » M°"^ Barat fut vaincue par une
tendresse si déterminée; elle embrassa sa fille, elle
pleura beaucoup , consentit à se nourrir, et retrouva
peu à peu des forces pour attendre dans la résignation
ce qu'il plairait à Dieu de décider pour son fils.
Celui-ci, pendant ce temps, était traîné de prison en
prison. Il avait d'abord était mis à la Conciergerie, où
il trouva, parmi un très -grand nombre de prêtres,
M. l'abbé Émery, supérieur général de la compagnie de
Saint -Sulpice, un des hommes les plus saints, comme
les plus grands et les plus instruits de cette époque. De
la Conciergerie, il fut transféré successivement à Sainte-
Pélagie, à Bicêtre, à Saint- Lazare, et enfin au Luxem-
bourg. C'étaient de véritables supplices que ces trans-
lations durant lesquelles les prisonniers, traînés sur
des charrettes, attachés deux à deux, s'avançaient len-
tement, essuyant les grossières insultes de la popu-
lace. Louis Barat, qui regrettait l'édifiant exemple do
M. Émery, en fut dédommagé en trouvant à Saint-La-
zare M. l'abbé Duclaux, prêtre de la même société,
autre exemplaire excellent de la discipline ecclésias-
tique. Celui-ci distingua et aima le jeune diacre. Durant
les longs entretiens de la caplivilé et les pieux exer-
cices pratiqués en commun, il se fit son maître dans
la théologie, mais surtout dans la science de la vie in-
térieure, que, du reste, la menace d'une mort imminente
prêchait assez par elle-même.
Déjà quatre-vingt-cinq prisonniers de Saint- Lazare
avaient porté leur tète sur l'échafaud ' . A ciiaque instant
i Voici à quel dévoucmeiil le prisonnier croyait ôlrc redevable de son
SON ÉDUCATION 19
Louis Barat s'attendait à y porter la sienne, quand vint
le 9 thermidor. La chute de Robespierre ne lui rendit
pas toutefois immédiatement la liberté. Il ne fut élargi
qu'au mois de février 1795, après vingt mois de déten-
tion. Il avait alors vingt-sept ans.
Au sortir de sa prison , le confesseur de la foi reçut
secrètement la prêtrise des mains de ¥§•• de Barrai,
ancien évoque de Troyes, qui rentrait alors de l'émi-
gration. Le nouveau prêtre brûlait de faire quelque
chose de considérable pour la gloire de Dieu. Tantôt
inconsolable de n'avoir pas été trouvé digne du martyre,
il formait le dessein d'aller le chercher dans les missions
étrangères. Tantôt, attiré puissamment vers la société
de Jésus, supprimée alors dans presque toute l'Europe,
il projetait d'aller se faire jésuite en Russie , où la com-
pagnie possédait encore des établissements. Mais l'œuvre
en apparence plus modeste, en réalité plus grande, qui,
dans les vues secrètes de la Providence , devait faire
l'objet propre de sa mission, c'était la formation et la
conduite de sa sœur.
salut. 11 n'espérait plus que la mort quand, un jour, il fut abordé , dans
le préau de la prison , par un inconnu qu'aux débris de son uniforme il
reconnut pour un officier des armées républicaines. C'était un compa-
triote, son ancien maître d'école, qui s'était enrôlé dans l'armée de Cus-
tine, y avait conquis un grade important, avait ensuite été compromis et
arrêté avec son général, et se trouvait présentement enfermé à Saint-
Lazare. Grâce à sa belle écriture, le greffe l'employait d'ordinaire à trans-
crire les listes des victimes destinées à l'échafaud. « Un jour, j'y trouvai ton
nom, confia tout bas le militaire à son ancien élève. J'ignorais encore ton
arrestation, et je ne savais si ce nom s'appliquait à ta personne; cepen-
dant je le passai. Maintenant que je sais qu'il s'agit bien de toi, tu peux
compter, mon ami, que je ferai de même à chaque nouvelle occasion. Je sais
à quoi je m'expose : mais advienne que pourra; à la grâce de Dieu! » —
Notice nécrologique sur M'-^ Barat, par M. Stanislas Dusaussoy.- Jour-
nal de Joifjny, 10 juin 1865.
2() HISTOIRE DE MADAME BARAT
Elle venait d'avoir seize ans. Une grâce modeste ornait
toute sa personne. « Son image, rapporte l'aîné de ses
neveux, vénérable prêtre qui vient de mourir à Lille
presque octogénaire \ son image est restée profondé-
ment sculptée dans ma mémoire, comme une statue de
la virginité ou de la sagesse incarnée dont elle portait
le nom. » L'école de l'adversité avait mûri cette sagesse,
fortiiié sa. vertu, grandi sa résolution de se donner à
Dieu; mais elle trouvait un écueil dans ses qualités
mêmes. Sa mère, justement fière d'une fille dont elle
entendait l'éloge de toutes parts, en avait fait l'objet
d'une adoration qui pouvait gâter en elle les dons les
plus excellents. «Entourée, admirée, obéie et prévenue
dans tous ses désirs, écrit une de ses plus anciennes
compagnes en religion, elle était idolâtrée et choyée
plus que fille de prince ^. » La vocation de Sophie allait
peut-être périr étouffée, perdue sous ces adulations et
ces amollissements, si une main énergique ne se hâtait
de l'arracher à la maison paternelle.
Son frère demanda donc à l'emmener à Paris, où il
avait le dessein de se fixer lui-même ; c'est là qu'il espé-
rait la façonner plus librement pour en faire l'instru-
ment des volontés divines. Cette proposition souleva
une grande tempête. D'abord M""' Barat déclara que
rien au monde ne serait capable de la séparer de son
enfant. Celle-ci, de son côté, pleurait, protestait, se
rattachait à sa mère, se plaçait sous sa défense, et la
suppliait de ne pas souffrir qu'on l'arrachât d'auprès
1 M. rultbé Oiisaussoy est mort le 11 mai 1873, au cours do la compu-
silion do cet ouvrage.
2 lîécit de la mère Thérèse . p. 0; — el Noies autographca île la inèrr
Dcshayes, p. 0.
SON ÉDUCATION ' 21
d'elle. En présence de cette résistance, le prêtre dut
céder : il partit seul pour Paris. Mais de là il entama di-
rectement avec sa sœur une correspondance dont la
perte est la plus regrettable lacune de cette histoire.
Aux raisons supérieures de sagesse et de foi que son
frère lui présentait, Sophie opposait toujours la même
objection, mais celle-là semblait sans réplique à ses
yeux : c'était l'amour de sa mère : « J'entreprenais de
lui prouver, a- 1- elle raconté, qu'il renversait Tordre de
la nature, et que la loi de charité ne pouvait pas vouloir
qu'on séparât la mère de son enfant. C'était une mau-
vaise cause, que je me suis toujours reproché d'avoir
plaidée, et que je devais perdre. »
En effet, un second voyage de l'abbé Barat à Joigny
détermina sa sœur à cette séparation douloureuse mais
nécessaire. Le père fut le premier conquis et résigné :
il remarquait que sa fille commençait à perdre son
temps. Il jugea qu'à Paris Sophie serait en sûreté sous
une pareille garde, qu'elle aurait soin de son frère, et
que son frère aurait soin d'elle : ses études se compléte-
raient, son mérite se ferait jour, et elle se préparerait
peut-être un sort meilleur que celui de ses pères. La
mère elle-même finit par entrer dans ces vues. Elle
consentit au départ, mettant seulement pour condition
que, chaque année aux vendanges, Sophie reviendrait
passer quelque temps dans sa famille ^
Après de pénibles adieux, la jeune fille prit le coche,
en société de son frère et d'une de ses amies qui se ren-
dait également à Paris. C'était alors un voyage de plu-
sieurs journées; et comme Sophie essayait de tromper
la longueur de la route et les tristesses de la séparation
' Récit manuscrit de la mère Tliérèse, p. U.
22 HISTOIRE DE MADAME BARAT
par des entretiens fort animés avec sa compagne, son
frère l'en reprit. Près d'entrer dans une ville encore
teinte du sang des martyrs, et d'où la religion était tou-
jours proscrite, il voulait plus de recueillement dans
une vierge chrétienne. Par là Sophie put comprendre à
quelle école austère elle était conduite.
En effet, l'heure était triste pour l'Église de France;
mais , dans ce qui semblait être la tombe d'un grand
peuple, Dieu avait déposé les germes invisibles de la
résurrection. Sa clémence s'était ressouvenue delà ville
de saint Denys, de sainte Geneviève, de tant de con-
fesseurs de la foi, de tant de vierges; et déjà un signe
de Lui appelait et ralliait dans ce grand centre d'action
les recrues de ses saints, pour des choses ignorées
encore du monde et d'eux-mêmes.
Une vénérable chrétienne, M"®Duval, donna asile à
Sophie Barat et à son frère dans sa maison de la rue de
Touraine^ Cette demeure hospitalière devint un véri-
table cénacle. Dans une des chambres transformée en
oratoire, était placé un autel où l'abbé Barat célébrait
la messe en secret. La chapelle était pauvre ; son
principal ornement consistait en deux tableaux, dont
l'un avait une grande et presque prophétique significa-
tion. Il représentait saint Ignace et ses premiers com-
pagnons se consacrant à Jésus- Christ dans l'église de
Montmartre. L'autre était une peinture de la Mère de
Dieu tenant son fils dans ses bras -.
Quelques chrétiennes du quartier venaient entendre
1 Alors rue de Touraino, 2, — anjoiudluii . rue de Sainlonge, 'i, —
dans le (iiiarlier du Marais.
2 Ce dernier tableau est encore conservé au Sacré-Cœur de l'aris, dans la
chambre où vécut et mourut la mère Barat, et que l'un a transformée en
un petit oratoire dédié à sainte Madeleine.
SA FORMATION RELIGIEUSE 23
la messe dans la petite chapelle. L'abbé Barat leur taisait
des instructions familières; et plusieurs se mirent sous
sa direction. Outre M^" Duval et Marguerite sa servante,
on y voyait de temps en temps M"^ Loquet, personne
instruite qui dirigeait un ouvroir où son zèle produisait
un grand bien. « Elle avait été formée, disent les sou-
venirs du temps, dans ces catéchismes fameux de Saint-
Sulpice et de Saint-Thomas-d'Aquin, d'où sortirent des
âmes solidement fondées dans la doctrine de l'Église;
et l'on y avait beaucoup remarqué son mérite ^ » Enfin
l'abbé Barat distingua entre toutes M"" Octavie Bailly,
âme embrasée d'amour pour Jésus-Christ crucifié. Bien
qu'elle fût de dix ans plus âgée que Sophie, elle n'en
devint pas moins son amie la plus chère.
Le directeur de ces pieuses filles ne tarda pas à re-
connaître en elles la vocation à la vie religieuse. En
quel temps, dans quel lieu, dans quelle congrégation
leur deviendrait- il possible de suivre leur attrait?
L'abbé Barat estimait que c'était à Dieu d'y pour-
voir. Pour lui, persuadé que parmi les ruines pré-
sentes de la foi dans les âmes , l'apostolat devait entrer
pour une large part dans toute vocation , il voulut les
préparer à faire l'œuvre de Dieu, en fortifiant en elles
l'instruction en tout genre. Sous les respectables aus-
pices de M^''' Duval, il leur fit donc un cours de lettres,
de sciences et même de latinité. Sophie suivait ces leçons
en même temps que ses compagnes; mais elle avait sur
celles-ci une avance si marquée que, pour la prémunir
contre les atteintes de l'orgueil , le maître avait soin de
dissimuler sa supériorité en arrêtant ses progrès ^
1 Notes de la mère Deshayes, p. 30.
2 Récit de la mère Thérèse, p. lo.
24 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Au reste ce n'étaient plus maintenant les sciences
humaines que la jeune fille préférait. Elle lisait, appre-
nait, traduisait les auteurs sacrés et ecclésiastiques, les
plus beaux passages des Pères et des Docteurs, les
meilleures leçons des maîtres de la vie spirituelle. Sur-
tout la Bible fut son livre de prédilection. « Elle faisait
ses lectures latines dans l'Écriture, qui était les plus
chères délices de son saint frère, raconte une de ses
premières compagnes. Qui mieux que lui pouvait lui en
offrir les explications appropriées à sa jeunesse? Cette
éducation solide ressemblait beaucoup à celle que saint
Jérôme donnait aux dames romaines de son siècle.
A cette école , et à un âge où l'âme reçoit son empreinte,
Sophie prit le goût et le désir de la vie intérieure '. «
La vie que Sophie Barat menait à Paris avec son
frère, était pauvre, austère, toute cachée en Dieu. Le
sommeil y était court , la table frugale , la prière fré-
quente et le travail continuel. L'abbé Barat donnait
quelques leçons au dehors afin de subsister; sa sœur
travaillait des mains pour lui et pour les autres; en
même temps, elle faisait l'éducation d'une jeune fille
nommée Laure, dont le souvenir lui resta toujours
cher. Nous apprenons encore que Sophie et ses com-
pagnes prenaient soin de l'instruction de quelques en-
fants du quartier privés de catéchisme par le malheur
des temps : l'institut du Sacré-Cœur est déjà en germe
dans ces humbles débuts.
Sophie avait eu d'abord pour directeur à Paris
•M. l'abbé Philibert de Bruillard, grande âme sacerdo-
tale, qui avait fait ses preuves d'intrépidité apostolique
' liccit </<■ la mh'c Thérèse , \i. 2~.
SA FORMATION RELIGIEUSE 25
pendant la Terreur, et qui, successivement curé de
Saint-Etienne-du-Mont, puis évêque de Grenoble, voulut
plus tard finir ses jours au Sacré-Cœur, dont il avait
préparé le berceau. Ami de l'abbé Barat, il eut bien vite
a{)précié le mérite de sa sœur, dont, un demi-siècle après,
il ne parlait encore qu'avec une admiration qui le ra-
jeunissait. Estimant toutefois que personne ne pouvait
mieux la former que celui qui avait été son premier
guide, il laissa bientôt la conduite de la jeune fille à
l'abbé Barat lui-même : dès lors Sophie entra dans les
voies âpres mais salutaires de la croix.
Avec un fond commun de ressemblance , un même
esprit de foi, un dévouement égal, une énergie pareille
pour le bien, il était difficile de rencontrer deux natures
plus contrastantes que celles de ce frère et de celte
sœur. Autant il y avait chez l'une de délicatesse crain-
tive, de simplicité et d'humble soumission, autant le
caractère de l'autre , retrempé encore dans le rude sé-
minaire de la captivité, était inflexible dans la poursuite
de son but. Il est vrai que c'était uniquement un but de
sanctification. Aussi pour un tel homme il n'y avait
qu'une manière possible d'aimer sa sœur : c'était de
la perfectionner et d'en faire une sainte, en taillant
dans ce marbre d'une éclatante pureté l'image de Jé-
sus-Christ. Il y mit une vigueur proportionnée à son
zèle , et commença en conséquence par frapper de
rudes coups.
Convaincu premièrement que l'attachement à la vo-
lonté propre est le plus grand obstacle à l'opération
divine, le directeur n'épargna rien de ce qui pouvait
dompter la. personnalité dans cette sœur chérie. Un
jour, il arrachait Sophie à une lecture oii elle trouvait
26 HISTOIRE DE MADAME BARAT
un charme trop vif; un autre jour, il jetait impitoya-
blement au feu certain travail de sa main dont elle lui
réservait la surprise. La vanité surtout était poursuivie
dans ses derniers refuges : la jeune fille ne pouvait sortir
qu'avec le petit costume de Bourguignonne qu'elle avait
porté à Joigny. Une fois, qu'elle s'était fait un vêtement
plus élégant dans lequel elle eût pu mettre quelque
complaisance, son frère le lui prit et le livra aux
flammes. « C'est tout au plus si Sophie put retenir ses
larmes, » nous rapporte une de ses premières et plus
saintes confidentes; mais cette conduite si sévère ten-
dait à rendre son cœur pur et entièrement à Dieu. —
« Elle souffrit d'abord beaucoup de ces rigueurs, ajoute
le même témoignage ; il lui semblait que son frère
n'était sévère que pour elle, tandis qu'elle le trouvait
rempli d'indulgence pour ses compagnes et pour tout le
monde. Mais rien ne pouvait altérer sa confiance envers
celui qui portait un intérêt si vrai à son âme, et qui était
lui-même adonné à une si parfaite moi tification. Il tra-
vaillait sa sœur, désirant la former à une haute sainteté ;
et d'ailleurs, en lui imposant ces pénitences si rudes et
si répugnantes à l'amour- propre , il mettait tous ses
soins à les lui faire aimer ^ »
Le grand moyen qu'il employait pour les lui rendre
aimables, c'était de les lui faire accomplir en vue de
Jésus -Christ : « La pauvre enfant versait bien des
larmes en secret, est- il dit au même lieu; mais elle les
mêlait à celles de Jésus, qu'elle aimait déjà beaucoup. »
Or l'amour, non-seulement allège, mais transforme tout;
et ce qui n'avait été que de la résignation devint bientôt
i IiccU de la mère Thcri'sc, p. 27, 23, \\\ 17.
SA FORMATIOIN RELIGIEUSE 27
chez elle une joyeuse allégresse : « Je m'y habituai , à
la fin, racontait -elle, et ce qui m'avait fait souffrir finit
par me faire rire^ »
Le même amour produisait en elle l'humilité : ce fut,
toute sa vie, la vertu fondamentale de M""® Barat. Sa
plus haute prétention, à cette époque, était d'être re-
çue chez les carmélites comme sœur converse. Ce qu'elle
savait, ce qu'elle lisait ne faisait qu'affermir en elle ce
dessein, en lui montrant combien l'obscurité plaisait au
cœur de Jésus- Christ. Et si parfois la lecture de la vie
des saints lui présentait des exemples qui la découra-
geaient : « Ces grandes saintetés me font peur, disait-
elle, mais c'est égal; il y a du moins un côté par où
je pourrai toujours me rapprocher de ces modèles :
c'est l'humihté. C'est par là que je prouverai à mon
Dieu que je l'aime ! »
Aimer Dieu : tout était là; et l'on voyait déjà s'accom-
plir en elle cette parole que Notre-Seigneur adressait un
jour à une autre sainte âme : « Ma fille, saint Vincent
de Paul a trouvé l'amour dans l'humilité, et toi tu trou-
veras l'humiHté dans l'amour ^ »
La direction imprimée à la conscience de Sophie pro-
cédait de la même élévation de vues; mais, conduite par
un zèle encore sans expérience, elle dépassa le but et
aboutit à de funestes excès. Avide d'épuration pour
cette âme soumise, son frère lui en fit scruter minutieu-
sement les replis, l'assujettissant à d'interminables con-
fessions générales qui la jetèrent dans le trouble. Trem-
blante en présence de la sainte communion, elle en était
1 Récit de la mère Thérèse, p. 29. — Notes de la mère Deshayes, p. 8.
2 La mère Marie de Jésus du Bourg, cilée par M. l'abbé Ch. Gay. —
Des Vertus chrétiennes, t. I, p. 379.
28 HISTOIRE DE MADAME BARAT
réduite à chercher des prétextes pour s'en éloigner.
Il fallait même parfois que, du pied de rauteloù il
célébrait, son directeur, la voyant hésiter, l'appelât et
lui dît : « Sophie , approchez-vous ! » Alors elle obéis-
sait, et elle venait recevoir l'Époux divin des vierges '.
C'est aussi dans ce temps que cette âme, dévorée de
l'amour de Jésus- Christ, et s'indignant de lui ressem-
bler si peu , ne vit d'autres moyens de s'en punir et de
lui plaire que de crucifier sa chair innocente. Elle
jeûna, elle veilla, elle coucha sur la dure, elle donna la
discipline à ses membres délicats. Elle portait à cette
époque une ceinture de fer que plus tard l'abbé Barat
envoyait, comme un trophée, aux premières religieuses
du Sacré-Cœur, avec ces vers de lui :
Le corps est dans les fers , l'âme est en liberté ,
Le fer du temps devient l'or de l'cternité.
Le tempérament de Sophie, naturellement débile,
s'affaiblit encore dans ces austérités qui dépassaient ses
forces. C'était là une erreur de son directeur. Il le
comprendra plus tard quand l'âge lui aura donné une
plus mûre connaissance de la conduite des âmes , et il
en demandera pardon à sa sœur et à Dieu.
Cependant le séjour de Sophie à Paris ne lui avait
pas fait perdre de vue la famille qui la regrettait tou-
jours en Bourgogne. D'abord , une correspondance ,
aussi active que le permettait cette époque, renouait
fréquemment les liens d'une affection dont la religion
ne saurait demander le sacrifice ni afiaiblir la tendresse.
Seulement, à cette tendresse se joignait maintenant un
' liicil de la lucre Tlicrcse, \>. 25.
SON AMOUR POUR LES SIENS 29
sentiment d'un ordre plus élevé qui la transfigurait :
celui de l'amour de Dieu et du zèle des âmes. C'est
ce qui apparaît dans une lettre du 10 octobre 1800,
la première lettre d'elle que nous possédions. Elle est
adressée à M™° Dusaussoy, sa sœur, alors souffrante.
Sophie la plaint de ses maux, l'encourage dans ses
devoirs, lui promet son concours pour l'éducation de sa
jeune famille. La virgilienne se fait oublier dans cette
page, pour ne laisser parler que la simplicité et la douce
piété de la petite sœur d'autrefois.
« Je suis bien affectée de ton état, ma chère sœur, et
tes peines me touchent vivement, te connaissant si faible
et si sensible. J'espère bien que ta maladie n'aura pas
de suite ; mais il ne faut pas rendre tes afflictions inu-
tiles ; profite donc de ta position pour être un peu plus
à Dieu. Avec un peu de confiance en Dieu, Dieu t'ai-
dera, et tu sentiras bientôt que, par quelques efforts, on
vient à bout de tout. »
Puis l'amitié déborde en promesses qu'elle devait si
largement tenir : « Ma bonne sœur, épanche donc ton
cœur dans le mien. Ah! si tu savais combien je m'atten-
dris sur ton sort! Je voudrais, s'il était possible, te dé-
charger de la moitié de ton fardeau. Il viendra ce
moment... Tu n'es pas abandonnée dans tes fonctions
de mère, puisque Dieu a «u égard à ton insuffisance, en
te donnant des personnes qui te viendront en aide. »
On remarquera surtout quelle idée avait déjà de la
mission des mères et du côté divin de l'éducation , cette
jeune fille de vingt ans que Dieu préparait de loin à ce
ministère des anges : « En attendant ce secours, Dieu
veut que tu portes seule ta charge pour un peu de
temps; mais afin de ne pas détourner de sur toi les vues
30 HISTOIRE DE MADAME BARAT
de sa miséricorde, ne néglige rien pour inculquer la
religion dans les jeunes âmes qu'il t'a confiées. Car, ne
te trompe pas : elles ne sont pas à toi , c'est un dépôt
dont tu lui rendras compte un jour.
« Adieu, ma chère sœur; embrasse tendrement pour
moi toute ta petite famille, et sois assurée que je suis
toujours, avec la même affection et la même tendresse,
ta sœur et ton amie ^ »
Selon qu'il était convenu, Sophie revenait chaque
année passer le temps des vendanges au milieu de sa
famille. Elle y présentait le type d'une jeune fille
accomplie, exerçant sur ses compagnes et ses amies
d'autrefois l'ascendant qu'elle tenait moins encore de
son instruction que de sa sagesse et de sa vertu. Elle
leur parlait de Dieu, elle les menait à l'église, elle leur
communiquait sa tendre dévotion pour la Reine des
vierges; elle leur montrait le chemin du sacré tribunal
de la Pénitence et de la sainte Table. Mais son premier
attrait et le grand objet de son zèle, c'était l'âme des
enfants.
c< D'aussi loin que je puis me souvenir, c'est-à-dire
vers l'âge de quatre ou cinq ans, nous écrit l'aîné de
ses neveux déjà cité ici, la modestie de ma tante, sa
douceur, sa voix suave et mélodieuse exerçaient sur
moi une véritable fascination. Souvent, pendant les
vacances, elle avait la bonté de me prendre par la main
et de m'emmener à la promenade sur les hauteurs qui
dominent la riante vallée de l'Yonne. Là elle m'ins-
truisait, me parlait de Dieu et de son amour, me ra-
contait des traits édifiants à la portée de mon âge, me
1 Recueil des lettres de M"" Hai'at ù sa famille. — Lettre i", 180(1
SON DOUBLE ATTRAIT 31
chantait des cantiques, ou récitait des morceaux de
poésie sacrée.
« Je me souviens surtout d'un beau jour d'automne
où, nous étant assis à l'ombre d'un grand chêne, ayant
devant nous les sinuosités de la rivière, ma tante se
mit à réciter les vers du jeune ÉHacin dans la tragédie
(TAthalie. Le feu de son âme avait passé dans sa parole
et dans son regard. J'étais sous le charme : le Beau se
révéla à moi pour la première fois, et jamais je ne
perdrai la mémoire de ces heures maintenant enfuies à
l'extrême horizon de ma vie^ »
Le même témoin nous rapporte que sa tante lui di-
sait quelquefois : « Tu es bien heureux d'être homme :
c'est un bonheur que je t'envie, car les hommes peuvent
faire de grandes choses pour Dieu. »
Que voulait-elle donc faire? Vers quel terme la pous-
sait la main qui la dirigeait invisiblement? Elle l'igno-
rait elle-même. Elle avait fait le premier apprentissage
de la vie dans cette condition humble qui prépare un
apôtre à tout labeur de Dieu. Mais si elle était restée
fidèle à cette origine par la simplicité de son cœur et de
ses mœurs , elle en était sortie par son éducation et sa
distinction. Elle avait maintenant vingt ans, et depuis
quatre années passées à Paris, le travail de son âme
l'avait conduite à une soHdité de vertu capable de por-
ter le poids d'une grande œuvre. Elle se sentait mani-
festement appelée à la vie religieuse ; mais elle ne voyait
en France aucune famille monastique qui répondît plei-
nement à la double aspiration qui partageait son cœur.
En effet, deux attraits semblaient se combattre en
1 Noies de l'abbé Dusaussoy, v cahier in-18 , fol. 4°.
32 HISTOIRE DE MADAME BARAT
elle. — Tantôt, quand elle lisait la vie de saint Fran-
çois Xavier et des grands missionnaires , elle se sentait
prise d\me vive ardeur pour la conquête des âmes;
elle rêvait de se faire l'apôtre et l'évangéliste de l'amour
de Jésus-Christ jusqu'aux extrémités du monde, ou du
moins de n'être pas complètement inutile à l'œuvre
d'apostolat qui allait recommencer sur le sol de sa pa-
trie. — Tantôt l'exemple de sainte Thérèse l'embrasait
de l'amour de Jésus- Christ crucifié, et elle portait ses
désirs vers les retraites ferventes où les épouses de Dieu
se consument près de son Cœur, dans une vie de soli-
tude, de prière et de sacrifice.
C'était la vie active et la vie contemplative qui se
présentaient à elle ; toutes deux pareillement saintes ,
toutes deux également mais diversement utiles pour le
salut du monde , sans qu'elle pût distinguer à laquelle
des deux le Seigneur l'appelait de préférence. Elle ne
pouvait soupçonner encore que la Providence lui ména-
geait l'une et l'autre dans un Institut entièrement nou-
veau, déjà révélé d'en haut à un homme apostolique,
et dont les éléments préparés , mais dispersés , allaient
bientôt se rassembler sous la main de Dieu.
CHAPITRE II
ORIGINE DE LA SOCIETE DU SACRE-CŒUR.
LE P. varin; le p. de tournély; naissanxe de la société,
PREMIÈRE consécration
Avril à novembre 1800
L'abbé Barat est reçu dans la Société des Pères de la foi par le P. Varin.
— Le P. Varin : sa vocation, ses grâces, sa vie en Allemagne. — Le P. de
Tournély et les Pères du Sacré-Cœur : ses ardeurs séraphiques; il
est inspiré de fonder une Société de femmes ; ses premiers essais ; ses
prédictions; sa sainte mort. — Le P. Varin en France. — Le P. Barat
lui fait connaître sa sœur. — La pierre fondamentale. — Sophie appe-
lée et dirigée par le P. Varin. — Ses premières compagnes. — Le no-
viciat de la rue de Touraine. — Ardeurs d'apostolat. — La consé-
cration du 21 novembre 1800. — Espérances de l'Eglise et du siècle
nouveau.
Vers le mois de juillet de l'année 1800, une lumière
décisive pour la destinée de M"° Barat , fut donnée à
un saint prêtre à qui Tabbé son frère venait de parler
d'elle pour la première fois.
Sophie était alors à prendre quelque repos à Joigny
parmi les siens. Son frère, n'attendant que l'heure
de la voir entrer dans quelque ordre religieux ,
avait fait récemment une grande démarche. Obéis-
L — 3
3i HISTOIRE DE MADAME BARAT
sant au mouvement intérieur qui depuis longtemps
le poussait vers la Compagnie de Jésus, il s'était en-
gagé dans l'association de quelques prêtres fervents ,
qui, sous le nom de Pères de la foi, aspiraient à
reconstituer l'ordre de Saint- Ignace et vivaient sous
sa règle. Celui qui avait reçu l'engagement de l'abbé
Barat, sur la présentation de M. de Bruillard , s'ap-
pelait le Père Varin ou le Père Joseph , comme on le
désignait souvent, par son nom de baptême. Il nous
faut faire connaître ce serviteur de Dieu. Aussi bien fut-
ill'homme de la Providence, non-seulement pour l'àme
de M""® Barat, mais pour la société dont nous écrivons
l'histoire, et qui vénère en lui son fondateur, son législa-
teur et son modèle.
Joseph Varin d'Ainvelle, né à Besançon d'une fa-
mille distinguée dans la magistrature, n'avait guère
alors que trente ans. Sa vie, singulièrement diverse
et agitée, était marquée du signe des grâces de choix;
et ses brillantes qualités semblaient le prédestiner aux
plus grandes entreprises, mais il en avait longtemps
ignoré le secret. A seize ans , il ne connaissait que
chevaux, courses, chasses, aventures et voyages. A
dix- neuf ans, il entrait cependant au séminaire de
Saint-Sulpice, à Paris; et là, sous la conduite de
M. Eméry, il pliait franchement à l'étude, à la piété
et à la discipline les énergies d'une ànie qui n'avait
rien perdu de ses bouillantes ardeurs'. Mais le travail
sédentaire allait mal à cette nature; et bientôt sa santé
compromise gravement le força de renoncer à la vie
1 Un saint sulpicicn, qui plus lard se fil Irappisle, M. l'abbé Tassin ,
disait alors de lui et de quelques-uns de ses compagnons : •■ Vous verrez
•-es jeunes gens former une société qui fora un grand bien dans l'Llglise. »
LE PÈRE VARIN 3a
du séminaire. Tl quitta donc Paris, à l'âge de vingt-
deux ans, le jour même de la fameuse prise de la Bastille.
Peu après, nous le trouvons enrôlé dans un régiment
de dragons de l'armée de Condé, et faisant avec une
bravoure chevaleresque les campagnes de 1792 et 1793.
Là , sans rien perdre de sa foi et de sa courageuse pu-
reté, il retrouvait au milieu des périls et des batailles
une santé avide de mouvement et d'action.
Un jour, à vingt-cinq ans, désespéré d'avoir manqué
un combat meurtrier livré pendant un congé qu'il
prenait dans sa famille, Varin d'Ainvelle s'était rendu
en Belgique pour demander du service dans les hus-
sards de Choiseul. Passant alors par Vanloo, il y visite
quatre de ses amis de séminaire qui le pressent ins-
tamment de se consacrer avec eux au service de Dieu.
Le soldat se contente d'en rire : « Faites de moi ce que
vous voudrez, excepté un moine, leur dit-il d'abord.
— Soyez tranquille, lui répond le chef de la petite
troupe, vous serez toujours militaire. Nous servirons
Dieu en soldats, l'arme au bras et au cœur. » Varin
consentit du moins à consulter Dieu. Il se confessa,
il communia; Dieu lui parla au cœur. Quand il se
leva de la table sainte, il élait baigné de larmes; et
saisissant la main de celui qui venait de lui donner
la communion: « Quand même, lui dit-il. Dieu m'eût
envoyé un ange pour me faire connaître sa volonté , je
n'en aurais pas une certitude plus entière. Je n'hésite
donc plus, je suis avec vous ^ »
< Lettre du P. Varin à sa sœur, dans la Vie du H. P. Var'iii, par le
P. Ach. Guidée, ch. iv, p. 25. — Voir le récit autogr. de M"»« de Gram-
mont d'Asler sur ces commencements du P. Varin, dans' le journal du
Conseil de 1820.
36 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Le jour où cela se passait, 18 juillet 1794, était jus-
tement la veille de celui où Théroïque M""" Varin, sa
mère, « montait à l'échafaud, pour de là monter au
ciel, » suivant l'expression même de cette femme su-
blime. Son fils l'ignorait alors. Mais la dernière prière
de la noble victime avait été offerte pour que ce fils
rentrât « dans sa vocation* ».
Les quatre amis qui venaient de reconquérir à l'E-
glise cette âme rachetée par le sang d'une mère, étaient
l'abbé Charles de Broglie , Pierre - Charles Leblanc ,
Xavier de Tournély, et son frère aîné, Léonor de Tour-
nély, prêtre d'une piété angélique, que ses amis
avaient élu supérieur de leur petite société du Sacré-
Cœur. Tel était le nom qu'avait pris cette troupe de
jeunes hommes, décidés à reconstituer l'ancienne et
célèbre Compagnie de Jésus.
Le jour môme où elle faisait cette riche recrue , l'as-
sociation errante se mettait en route pour l'Allemagne ;
et après cinq semaines de marche, elle arrivait à
Augsbourg. Ce fut là qu'au bout de deux ans d'é-
preuves héroïquement décisives, Joseph Varin reçut
le sacerdoce , dont il saluait en ces termes la captivité
bienheureuse : « Me voilà donc lié, attaché pour toute
1 Voir Notice en noie dans la Vie du P. Variai, ch. v, p. 35. — Celte
femme admirable disait quelquefois en parlant de son fils : » Mettons-
nous à genoux et disons un Pater et un Ave pour Joseph; il n'est pas
dans sa vocation, et il se perdra dans l'état militaire où il est aujour-
d'hui. I) — « Ne nous plaignons pas, répondait -elle aux personnes qui
pleuraient sur son sort, nous savons où nous allons : d'abord à l'échafaud.
et de là au ciel. » — Accusée d'avoir correspondu avec son fils émigré,
clic avoua simplement ce crime capital : " J'olTenserais Dieu, répondit-
elle, si je trahissais la vérité, et je ne veux pas plus la trahir (|uc ma
foi. I) — Elle moula A l'éclmfaud d'un pas ferme, à l'àgede cinquanle-scpl
ans.
LE PÈRE VARIN 37
ma vie, comme une victime à l'autel. Ah! du moins,
je ne me débats pas dans ces liens. Loin de songer à
les briser, ou plutôt à m'y briser moi-même, ces liens
dont les anges se reconnaissent indignes, je les baise
et les chéris : ils sont tout mon bonheur. Seulement
que n'ai-je un autre cœur, un cœur brûlant d'amour,
pour répondre au bon Maître , à l'ami, au tendre Père
que , chaque jour de ma vie , je verrai sous mes yeux
et je porterai dans mes mains ^ ! »
Repoussée par les progrès de l'invasion française
d'Augsbourg à Passau , de Passau à Vienne , de Vienne
àHagenbrunn, la petite colonie, pauvre, persécutée,
augmentait chaque jour en nombre et en ferveur. C'est
alors que Dieu commença à découvrir à leur foi un
ouvrage nouveau.
Il ne suffisait plus au zèle sacerdotal de travailler à
relever la religion par les hommes. Les femmes, les
mères de famille, les épouses chrétiennes, les jeunes
filles vertueuses devaient avoir aussi une part très-con-
sidérable, et plus grande que jamais, dans la rénova-
tion de la société. C'est pourquoi Tournély se sentit
inspiré de fonder, parallèlement à son institut d'hommes,
et presque sur le même plan, un institut de femmes con-
sacrées à l'instruction non-seulement des enfants pau-
vres, mais des classes élevées et influentes du monde.
« Se dévouer au cœur de Jésus, disent les Mémoires
du temps, ressusciter l'amour de Jésus dans les âmes et
la lumière de *sa doctrine dans les esprits ; pour cela ,
prendre les sentiments et les dispositions intérieures de
1 Lettre du P. Varin à sa sœur M""^ de Chevroz, citée dans sa vie,
ch. IV, p. SI.
38 HISTOIRE DE MADAME BARAT
ce Cœur divin et les répandre par le moyen de l'éduca-
tion de la jeunesse : tel était le but de Tournély dans la
conception de cet ordre de femmes ^ » En conséquence
cet ordre devait porter, comme l'autre, le nom du Coeur
de Jésus, selon que le divin Maître lui-même s'en était
ouvert à son serviteur.
Comment s'était faite cette communication ? dans
quelle union intime avec Jésus- Christ vivait habi-
tuellement le supérieur de la communauté d'Hagen-
brunn? Il faut s'arrêter un peu devant cette figure
toute sainte, toute céleste du Père de Tournély. En
effet, pour la famille religieuse du Sacré-Cœur, cet
homme est le premier ancêtre; et, par lui, nous re-
montons jusqu'au foyer sacré d'où descendit l'étincelle
qui va tout animer dans cette institution, tout éclairer
dans ce récit.
Dieu a été rarement plus aimé sur la terre qu'il ne
le fut par ce prêtre dont la sainteté reconnue faisait
écrire ces mots à M. Émery : « J'ai connu bien des
hommes éminents en vertu ; j'ai lu les vies d'un grand
nombre de saints; et je puis déclarer n'avoir jamais
rencontré une âme plus embrasée de l'amour de Dieu
que celle de mon cher de Tournély ^ »
Cet amour de Dieu , Tournély le tenait du cœur
pénitent de son père, homme longtemps égaré, mais
qui, une fois converti, avait étonné Laval par une vie
d'anachorète, couronnée par une mort de jjrédestiné.
11 le tenait surtout du conir séraphi(iuc de sa mère,
1 Noies aulograplies de lu mcrc Dcs/mj/cs, p. '2">.
2 Leilves à la Sociclé des Prres du Sacré-Cœur et à ii famille de Tmir-
uélij. — Cit. l'iV du /'. l'arii) , cli. vu.
LE PÈRE DE TOURNÉLY 39
qu'à Laval on nommait la sainte, et qui, parlant un jour
de son fils Léonor, prophétisa ainsi : « Il sera le pré-
curseur de la Compagnie de Jésus. » La vertu du
jeune prêtre avait grandi avec les douleurs de l'Église,
dans les travaux de l'exil. Le jour où ses compagnons
l'avaient choisi pour chef, le premier commandement
qu'il leur avait donné avait été de passer sur son corps,
en le foulant aux pieds, et il avait fallu obéir. Dès
lors, il n'avait plus voulu être que leur serviteur,
s'oubliant pour eux à toute occasion du jour , et la
nuit encore se levant pour réchauffer leurs pieds ,
dans leurs lits, comme ferait, la plus tendre mère.
Dieu était tout pour ce prêtre : « Soyez tout à Dieu
et n'aimez que Jésus ! » répétait-il à ses frères. Son
oraison habitait des hauteurs fréquentées par les
plus grands saints. On raconte que souvent sur les
neuf heures du soir, quand le temps était pur, il se
mettait à la fenêtre, et de là contemplant le firmament
silencieux : « Calme du ciel ! » répétait-il dans son ra-
vissement, « calme du ciel! » Alors on aurait dit que
ce calme céleste avait passé dans tout son être. A
l'autel, c'était un ange. A peine avait-il prononcé les
paroles de la consécration que ses yeux devenaient deux
fontaines de larmes qui détrempaient les linges sacrés
et l'hostie elle-même : « Ce sont mes péchés et la bonté
de Dieu qui me forcent à pleurer, » disait-il en s'excu-
sant.
La grande dévotion de cet homme humble et doux,
c'était le Cœur de Jésus. On l'entendait repéter : « 0
Cœur adorable de mon Sauveur, si les hommes vous con-
naissaient, combien ils vous aimeraient! » — « Un jour,
dit le Père Varin , entrant seul dans sa chambre, j'y
40 HISTOIRE DE MADAME BARAT
rencontrai par hasard un papier sur lequel je lus ces
lignes écrites avec son sang : « Je me consacre au
Cœur de Jésus et de sa Mère. Je fais en conséquence
le vœu d'employer ma vie à propager la dévotion au
Sacré-Cœur et à l'Immaculée Conception de Marie. Je
m'engage à renouveler ce vœu deux fois l'an. » Que
pouvais -je faire de mieux que d'imiter ce cher père?
ajoute son disciple. Tout plein de cette pensée, je sortis
précipitamment, et, étant allé me recueillir devant
l'autel, je pris le même engagement que lui, sans res-
triction ^ »
Dieu paya Tournély de cet ardent amour par des
lumières extraordinaires-. C'est dans une de ces
mystérieuses communications qu'il reçut l'ordre d'éta-
blir l'Institut qui nous occupe. Le Père Varin l'a ra-
conté plusieurs fois de cette sorte :
« Le Père de Tournély avait un journal secret, sur
lequel il avait coutume de noter simplement ce qu'il
éprouvait chaque jour. Or voici ce que l'on trouve
marqué en un endroit :
« Je me suis considéré devant Dieu, et, ayant
vu ma bassesse et celle de mes frères , je n'ai pu com-
' Journal du Noviciat de Paris, 22 juillet 1830.
2 M. l'abbé Emery y fait allusion dans une lettre. Au sortir de sa pri-
son, ayant eu le bonheur de rencontrer en Allemagne la colonie et son
chef, il en marquait ainsi son édification : « Ils vivent comme des saints,
et roulent dans leurs têtes les projets les plus étonnants comme les plus
saints. J'admire leur foi et leur courage. 11 est très-incertain que ce qu'ils
auraient le plus ;\ cœur put réussir; mais ce qui est très -certain, c'esl
qu'ils font de grands progrès dans la_ vertu. 11 paraît que leur confiance
dans Tournély est au plus haut point; et il le mérite, car les grAces que
Dieu lui fait sont vraiment cx[l>fr|3ttaï^iq^s. ■> Lellre de M. /•'wrrj/ à l'abbc
Courlade, du 28 avril MdG^^^^yi-û-ftubOé^ \'iHèh', du 8 juillet suivanl.
ORIGINE DE LA SOCIÉTÉ DU SACRÉ COEUR 41
prendre comment si peu de chose était capable de pro-
curer la gloire de Dieu.
« Je suis dans les ténèbres et je ne vois rien. »
« Tout à coup il s'écrie : « Vive Jésus (c'était son
exclamation familière)! vive Jésus! saint Ignace sera
glorifié de compter pour enfants les enfants du Sacré-
Cœur. »
« Puis, comme s'il répondait à l'injonction d'un supé-
rieur invisible : « Non, Seigneur, ajoute-t-il, non, ce
n'est pas possible. »
« Mais revenant bientôt à sa docilité confiante et fami-
lière : « Mon bon Maître, puisqu'il paraît que vous le
voulez, je me rends, mais à la condition que je propo-
serai ce dessein à mes frères. S'ils l'approuvent, je le
regarderai comme venant de vous; sinon permettez-
moi de n'y plus songer. »
« Il proposa, en effet, son projet au conseil, continue
le Père Varin ; nous l'approuvâmes tout d'une seule voix,
et la chose fut décidée immédiatement ^ »
A partir de ce jour, Tournély n'eut pas de repos qu'il
1 Conférence du P. Varin aux religieuses du Sacré-Cœur, rapportée
d'après ses propres paroles, sous ce titre : Naissance de notre chère So-
ciété. Même carton, cah. in-f», p. 14 et p. 6.
Quant à cet admirable journal de Tournély, on n'en a rien conservé ni
retrouvé. — Le P. Varin l'avait brûlé en rentrant en France, et il en
exprimait ainsi ses regrets : « Que je voudrais posséder encore ses pen-
sées, ses sentiments, tels qu'il les exprimait dans son journal que nous
appelions le Cahier jaune! Je déplorerai toute ma vie ma faute inexcu-
sable; quelle perte!... Je l'ai brûlé. Il fallait traverser la France le sac
sur le dos dans un moment de grande agitation ; je craignais qu'il ne
tombât entre des mains malveillantes, et, au lieu de le confier aux amis
que j'avais à Vienne, je le détruisis. Quelle perte, mon Dieu, il renfer-
mait des trésors! C'était pour nous la source où nous allions nous rafraî-
chir dans l'amour du bon Maître. » Visite du P. Varin et de la mère Grosier
à Conflans. — Journal de 1842.
42 HISTOIRE DE MADAME BARAT
n'eût posé la base de l'édifice dont Dieu môme était
l'architecte. Peu après, il crut en avoir trouvé la
pierre fondamentale dans une grande chrétienne,
M""® Louise-Adélaïde de Bourbon Condé, femme d'une
haute vertu, mûrie par le malheur et embrasée de
l'amour de Dieu et de ses frères. Suivie de quelques
anciennes religieuses dispersées par la révolution ,
mais demeurées fidèles , elle se rendit à Viemie auprès
de Tournély pour se ranger sous sa règle et travailler à
l'œuvre qu'il voulait établir. Mais bientôt elle s'enferma
dans une vallée de la Suisse, chez les Trappistines; et
sa communauté se dispersa sans retour.
Cette épreuve contrista le Père de Tournély, mais
elle ne l'ébranla pas. Dans le temps même qu'il voyait
se consommer la ruine de ce premier essai, il protestait
encore hautement de son espoir :
« Un jour, dit le Père Varin, traversant avec moi le
glacis situé entre la ville de Vienne et le faubourg de la
Landstrasse, où était notre demeure, il se tourna vers
moi et me dit : « Mon ami, j'avais cru que cette fondation
était l'ouviage de Dieu ; eh bien ! je persiste à le croire ;
je ne me suis pas trompé, ou il n'y a plus de discernement
possible entre l'esprit de mensonge et l'esprit de vé-
rité. » Puis après un moment d'humble recueillement,
il se retourna vers moi , releva la tète, et, le visage en-
flammé : « Dieu lèvent, reprit-il d'un ton de prophète.
Dieu le veut! je vais éteindre ce premier feu, cependant il
se rallumera et il brûlera un jour. Je puis m'èlre trompé
sur les moyens et sur le tcmjjs dont le Seigneur a fait
choix i)()ur l'établissement de colle société ; mais elle
existera*! «
• Même cahier iii-f". |>. IC. — \ oir aussi Noies aulograplics de (a mère
LES PREMIEHS ESSAIS 43
Elle (levait exister, mais il ne fut pas donné à Tour-
nély de la voir. C'était en lui que Dieu en avait déposé
l'inspiration : c'était à un autre qu'en devait appar-
tenir l'élaboration définitive. Il suffisait au mérite de sa
courte existence d'avoir été le prophète de l'œuvre de
l'avenir, et surtout d'en avoir présenté , dans sa per-
sonne, un admirable idéal. Le Cœur de Jésus ne lui
laissa que le temps de révéler à la terre ses divines con-
fidences; puis il se hâta de le rappeler au ciel.
Le Père de Tournély mourut jeune. La soif de Dieu
le consumait : « Non, je ne puis plus vivre séparé de
mon Jésus! » disait-il souvent. Il avait annoncé par trois
fois sa mort prochaine ; et, huit jours auparavant, lors-
que rien ne pouvait faire présager sa dernière heure ,
il écrivait sur son journal cette prière : « C'est mainte-
nant, ô mon Dieu, que je laisse mes frères; oui, c'est
bientôt que je les laisserai entre vos mains ^ » En effet,
peu de temps après, la petite vérole se déclara chez lui
avec les symptômes de la plus irrémédiable gravité.
Les jours de sa maladie furent des jours d'oraison et
d'immolation continuelle. Une seule chose était capable
de détourner sa pensée du ciel oia il touchait : c'était
l'institution de la Société future. Il disait au Père Varin :
« Mon ami, vous savez tout, je vous ai tout confié :
allez, ne précipitez rien, mais attendez les moments
du Seigneur ^ » Enfin, près d'expirer, il parut comme
Deshayes, p. 21. — Item, Vie du P. Varin, ch. xiii, p, 131. — Une
maison des religieuses de la Société du Sacré-Cœur a été établie et existe
aujourd'hui dans ce même faubourg de la Landstrasse où Tournély expri-
mait ce regret et cet espoir.
' Même cahier in-f", p. 7. — Maladie et fin du P. de Tournély.
2 Journal du Noviciat. — Entretien du 22 novembre 1857, p. 53.
U HISTOIRE DE MADAME BARAT
éclairé d'une lumière prophétique ; et, sur le seuil même
de l'éternité, on l'entendit encore répéter avec force :
« Elle sera! elle sera! »
Pendant chacune des nuits de sa maladie , il avait reçu
Jésus- Christ dans la communion : c'était le seul lien qui
le retînt encore à la vie. Une nuit son ardeur pour la
divine Eucharistie se manifesta par de si violents trans-
ports qu'on le crut en délire. N'osant le faire commu-
nier, on lui annonça qu'il n'aurait pas cette fois le
bonheur de recevoir son Dieu. A ce refus, le malade
retomba sur son lit, et sa douleur fut si grande qu'il en
mourut sur l'heure'.
Ce fut le 9 juillet 1797 que le serviteur de Dieu entra
dans la joie de son Maître. Il avait à peine trente ans -.
Le projet de Tournély n'était pas descendu avec lui
dans la tombe : le Père Varin, élu supérieur à sa place,
héritait de ses plans. Il chercha donc partout, dans ses
courses de missionnaire, l'âme prédestinée à devenir
l'instrument de Dieu pour cet ouvrage. Un moment, lui
aussi, comme son prédécesseur, pensa l'avoir trouvée
dans une personne de haute naissance, l'archiduchesse
Marie-Anne, sœur de l'empereur d'Allemagne. Bientôt
même cette princesse, de concert avec deux de ses
dames d'honneur, M"®' Léopoldine et Louise Naudet,
fonda à Rome une maison qu'on crut appelée à devenir
le berceau de la Société.
Mais à cette époque le Père Varin venait de faire une
' Noies autographes de M""' Deshayes, n» I, p. 2.
2 Le tombeau de Touniôly a été Iransfôré dans une crypte sous la
chapelle du Sacre -Cœur de Vienne, où il est l'objet d'une vénération
croisï^ante, (|ui tend à devenir un culte.
On vient d'écrire en allemand l'édifiante histoire du serviteur de Dieu.
LES PREMIERS ESSAIS 4S
démarche qui était une erreur. Par une extrême dé-
fiance de lui et de ses forces, il avait été conduit à réu-
nir la compagnie des Pères du Sacré-Cœur à celle d'un
certain Père Paccanari, esprit aventureux, caractère
dominant, conscience douteuse, qui, surprenant sa con-
fiance, se fit donner la conduite des deux sociétés désor-
mais fondues ensemble sous le nom de Pères de la foi.
C'est ainsi que la récente fondation de l'archiduchesse
fut remise entre les mains du nouveau supérieur. Mais
l'esprit que Tournély avait reçu du ciel ne résidait pas
dans cet homme, et l'oeuvre de la princesse n'était pas
l'héritière de la promesse divine. D'ailleurs outre que,
d'ordinaire, ce n'est guère sur les marches d'un trône
que Dieu va prendre les instruments de sa droite, il
semblait juste que la France, foyer de l'impiété révolu--
tionnaire, devînt aussi celui de la rénovation religieuse.
Elle avait fait les blessures : n'était-ce pas à elle de les
panser de ses mains?
Parti de l'Allemagne le 19 mars, fête de saint Joseph,
le Père Varin rentra en France avec quelques Pères de
la foi dont on l'avait fait le chef. C'est alors que nous
Pavons vu recevoir l'abbé Barat dans sa communauté.
C'est peu de temps après qu'une conversation avec ce
nouveau frère lui révéla le trésor cherché depuis long-
temps, et jeta sur l'avenir de la future Société une vive
lumière : ce fut comme l'apparition de l'étoile sur son
berceau.
« Un jour, rapporte le Père Varin, que je me trou-
vais seul avec le Père Barat dans la pauvre chambre
qui nous servait à la fois de dortoir, de réfectoire , de
salle d'étude, de cuisine et même de salon, assis tous
deux sur une modeste couchette, je l'interrogeai pour
46 HISTOIRE DE MADAME BARAT
savoir si rien ne l'attachaiL dans le monde. Il me répon-
dit qu'il avait une petite sœur. Ces paroles firent sur moi
une vive impression. Je lui demandai son âge et ce
qu'elle pouvait faire. Il me répondit qu'elle avait de
dix-neuf à vingt ans, qu'elle avait appris le latin et
le grec et traduisait couramment Virgile et Homère,
qu'elle était capable de faire une bonne rhétoricienne,
qu'elle pensait à entrer prochainement au couvent ,
peut-être au carmel, et que, pour le moment, elle était
allée passer quelques semaines dans sa famille*. »
Cette sœur, cette fille spirituelle et cette élève
d'un homme dont il pouvait apprécier le talent et
la vertu; cette instruction classique et ces études si
supérieures à celles de la plupart des femmes, cette
•humble condition, cette vocation religieuse, enfin cet
âge susceptible de recevoir l'empreinte d'une forma-
tion nouvelle : toutes ces choses réunies furent pour le
Père Varin un premier rayon de lumière. La présen-
tation qui lui fut faite ensuite de la jeune fille, au re-
tour de ses vacances, acheva de l'éclairer.
« Au bout d'un mois, continue-t-il, M"'' Sophie Barat
revint à Paris. J'allai la voir, et je trouvai une per-
sonne très- délicate de tempérament, extrêmement
modeste et d'une grande timidité. Le sentiment inté-
rieur, que j'avais éprouvé quand son frère me parlait
d'elle pour la première fois, prit une intensité plus
forte et une clarté plus vive. Alors je compris tout!...
« Quelle pierre fondamentale! » me dis-je en moi-même.
1 C.arlon de Vienne. — Conf. du P. \'arin, c;ili. in-l", p. 17. — Hécit
de la mère Thérèse Maillucheau, copie interlignée, p. :îl. — l'ie du Pcre
]'afin, ch. xiii. p. 132.
ELLE EST APPELÉE AU SACRÉ COEUR 47
En effet, c'était sur ell-e que Dieu voulait élever l'édifice
de la Société de son Cœur'. »
Le Père Varin communiqua au Père Louis Barat ses
vues sur sa jeune sœur. Celui-ci y adhéra avec actions
de grâces. Il avait maintenant la clef de celte destinée
qu'il avait préparée sans la distinguer clairement. Eu
conséquence il remit la conduite de sa sœur à celui qui
avait reçu lumière et grâce pour cela. Quant à lui, il
regarda sa tâche comme achevée. Il avait préparé,
émondé et labouré le champ par le sacrifice; mais pour
y faire fleurir une douce et libre piété, il fallait sans
doute une autre main que la sienne.
Le Père Varin avait autant de décision, mais plus de
mansuétude que le Père Barat. Lui-même dirigeait dans
le monde une sœur mariée et mère de famille, et on ne
peut rien lire de plus fort et de plus suave que ses lettres
de direction, où la tendresse du frère se retrouve à
chaque ligne sous l'autorité du prêtre et l'austérité du
religieux. Sophie Barat allait trouver, dans ce père de
son âme, quelque chose de cette charité et de cette
fermeté, mais tempérée par le respect de sa liberté.
C'était surtout au moment d'une grande détermination
que son cœur avait besoin de toute sa spontanéité pour
s'engager à Dieu.
Lorsqu'il eut été donné au Père Varin de lire dans
l'âme de la jeune fille, qu'il eut beaucoup médité et
beaucoup prié, il lui demanda un jour ce qu'elle vou-
lait être. Sophie lui répondit qu'elle se croyait appelée
à la vie religieuse, et qu'elle désirait entrer chez les
1 Carton de Vienne, ibid., p. 17, Vie du P. Varhi, p. 131 et 132. Voir
aussi les cinq premiers chapitres Je la Vie manuscrite de M"'" Barat,
par la mère de Coriolis.
48 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Carmélites. Le Carmel personnifiait l'amour de Jésus-
Christ et du sacrifice porté jusqu'à l'héroïsme : c'était,
chez une fille future du Sacré-Cœur, une disposition
que le directeur accueillit avec joie. Il lui déclara
d'abord que ces saints désirs seraient satisfaits. Il lui fit
ensuite observer que néanmoins il fallait tenir compte de
la préparation tout exceptionnelle de son intelligence :
apparemment ce n'était pas pour les ensevelir à jamais
derrière des grilles que Dieu lui avait donné d'apprendre
tant de choses, qui pouvaient faire d'elle un apôtre si utile
auprès de la jeunesse.
Alors le Père Varin, la faisant entrer dans les des-
seins de la Providence, lui raconta la vie et la mort
de Tournély. Il l'initia aux révélations, aux projets et
aux prédictions de cet homme extraordinaire. Il lui
montra comment ces prédictions commençaient déjà à
s'accomplir, par la fondation que l'archiduchesse Marie-
Anne venait de faire à Rome. La France réclamait ins-
tamment le même bienfait, et le Père déclara à l'humble
fille que Dieu l'appelait à coopérer à cet établissement.
Surprise par ces révélations et ces propositions, qui
cependant repondaient à plus d'une de ses pensées,
Sophie Barat hésita. Sa faiblesse personnelle la faisait
trembler : « J'y penserai, mon Père, » répondit- elle
humblement.
Mais ce n'était plus de penser qu'il s'agissait à cette
heure. Toute la vie de Sophie était visiblement conduite
vers ce but. Son guide lui en donna une si forte assu-
rance, (lu'elle accepta tout avec cette généreuse abdi-
cation d'elle-même et cette confiance en Dieu qui de-
vaient faire la force surnaturelle de sa vie : « Pour
moi, je ne savais rien, racontait-elle plus lard, avec
LE PETIT CÉNACLE DE PARIS 49
un indicible accent d'humilité, je ne prévoyais rien :
j'acceptai tout ce qu'on m'offrait. »
La détermination de Sophie fut un événement dans la
petite réunion de la rue de Touraine. Octavie Bailly en
fut particulièrement émue. Elle avait trente ans; et son
âme, altérée de contemplation et d'immolation, aspirait
au Carmel. Mais, entraînée par l'aimable ascendant de
Sophie, elle se décida à suivre son amie dans cette nou-
velle voie.
M"® Loquet, dirigée par le Père Varin, fut également
admise à faire partie de la congrégation projetée. On
parlait de ses talents; même elle avait composé dans le
genre allégorique, en vogue à cette époque, quelques
ouvrages de piété qui l'avaient fait remarquer. « J'aime-
rais autant qu'elle fût moins connue et moins célèbre , »
disait le Père Varin , qui voulait que tout fût humble
dans ces commencements ^ Enfin la bonne Marguerite,
servante de M"® Duval, et couturière parfaite, sollicita
et obtint la faveur de s'adjoindre au petit cénacle ,
comme sœur converse.
A partir de ce moment, il y eut entre ces filles, de-
venues sœurs par la religion, une ardente émulation
au service de Dieu. Une règle de prière, de médita-
lion, de travail et d'exercices spirituels, leur avait été
donnée par le Père Varin. Étrangères au monde, s'iso-
lant du bruit de Paris et des événements publics,
cachées dans le quartier solitaire du Marais, elles vi-
vaient en commun chez M"^ Duval. Seule M"'' Loquet
demeurait au dehors, ne se réunissant à la commu-
nauté qu'aux jours et à l'heure des instructions du
1 Notes autographes de la mère Deshayes , p. 30.
I. —4
80 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Père. « C'est là, nous apprennent les Mémoires du
temps, c'est là que furent jetés les vrais fondements de
la Société du Sacré-Cœur, sous Tégide de Celui dont
elle devait imiter les travaux. C'est là que Jésus- Christ
lui donna son mot d'ordre, lui imprima le sceau de sa
volonté et la forme qui lui est propre, c'est-à-dire un
esprit grand, ferme, généreux, mais tout détrempé de
douceur. Ainsi intrépidité, force et mansuétude : voilà
ce que s'efforçaient d'acquérir, dans ce lieu de recueille-
ment et de solitude, notre chère Sophie et ses com-
pagnes ^ »
Cet esprit fondamental de la Société était le premier
point qu'on avait proposé, décrété, acclamé d'une com-
mune voix: « Dans les commencements, racontait le Père
Varin aux filles du Sacré-Cœur, lorsque vos premières
Mères n'étaient encore que quatre, je les réunissais tous
les matins après la messe, et nous conférions ensemble .
sur notre Société. Une des premières questions propo-
sées fut celle-ci : « Quel en doit être l'esprit? » La ré-
ponse fut bientôt faite. Tous d'une voix nous dîmes :
« Ce sera la générosité/ » — Ainsi un amour fort et
généreux pour Jésus-Christ, voilà ce qui nous parut
devoir être le caractère des Epouses de son Cœur. Nous
convînmes en conséquence de bannir de chez nous ces
petitesses de couvent, ces retours d'amour-propre, ces
sensibilités ou ces antipathies qui sont le défaut des
âmes lâches ou "partagées. Or le sacré Cœur de Jésus
ne veut que des âmes grandes*. »
Ce grand esprit aspirait à se produire au dehors par
i Notrs autographes de la mère Desliayes ,[). 10.
2 Inulrucliori du P. Varin, 29 juin \%Z\. — Arch. de ConOaiis, un vol.
in-''j'', p. .S16.
LE PETIT CÉNACLE DE PARIS 51
les œuvres du zèle. Celui de Sophie embrassait dès lors
le monde entier. Voici ce qu'elle-même racontait plus
tard à ses novices :
« Dans ce môme temps, un missionnaire qui repartait
pour l'île de Madagascar vint nous visiter et nous entre-
tenir de ses travaux. Plus tard il nous écrivit pour nous
demander si nous ne voulions pas suivre l'exemple de
Marie d'Agréda, en nous consacrant au salut des ido-
lâtres. Quand celte lettre m'arriva, je compris aussitôt,
par ce qui se passait en moi, que notre Société devait
embrasser l'univers; et cette pensée entra profondé-
ment en mon âme, comme un appel de Dieu. Désireuse
d'y répondre, je demandai conseil. Il me fut répondu :
« Non, vous resterez en France. Là est le champ de
« vos travaux, vous n'en sortirez guère. » Je me sou-
mis; et voyant que Dieu ne voulait pas de moi, je me
contentai de lui faire celte prière : « Puisque, Seigneur,
« vous n'agréez pas le désir de votre servante, per-
« mettez- moi de vous demander une compagne qui un
« jour fasse cette œuvre en ma place, et qui la fasse
« mieux que moi *. »
Le Père Barat avait eu l'esprit de la discipline, néces-
saire pour préparer l'œuvre dans sa fondatrice; l'esprit
de l'apostolat reposait sur le Père Varin, appelé à éta-
blir cette œuvre et à la répandre. Ce n'était pas un ora-
teur brillant que cet homme de Dieu; sa parole était
simple, inspirée par l'oraison plutôt que par l'étude,
pénétrée de l'onction de l'Évangile, enflammée par la
charité de Jésus-Christ, et surtout vivifiée par l'élo-
quence d'une vie d'anachorète et d'apôtre. Cette va-
i Journal du Noviciat, 22 novembre 1857, p. 54. — Voir aussi Lellre
de M™» Baral à M""= Duchesne, 3 février 180G.
32 HISTOIRE DE MADAME BARAT
leureuse activité qu'il avait déployée à rarniée des
princes, il la consacrait maintenant à la restauration du
royaume de Dieu. M^' de Juigné, archevêque de Paris,
qu'il avait vu en Allemagne, lui avait conféré les plus
amples pouvoirs dans son diocèse. L'abbé de Bruillard,
son ami, lui avait dit en le recevant dans cette ville : « Si
vous voulez conquérir votre droit de cité , commencez
par ce qu'il y a de plus rude et de plus rebutant dans le
ministère : prenez les hôpitaux. » Le Père Varin avait
pris l'hôpital de la Salpêtrière, y passant les jours et les
nuits, donnant des missions à six mille malades, admet-
tant à la première communion près de trois cents
hommes le même jour, baptisant deux cents adolescents
et en présentant cinq cents autres au sacrement de con-
firmation. De là le missionnaire s'était mis à parcourir
les environs de Paris, remuant les populations désha-
bituées de la foi et de la vie chrétienne, et ramenant
au bercail de l'Eglise, non -seulement le troupeau,
mais quelquefois le pasteur. Tel était le Père Varin,
infatigable, intrépide et cependant toujours calme, tou-
jours gai, toujours humble; compatissant à chacun et
ne se comptant lui-même pour rien, pourvu qu'il avan-
çât les affaires de Dieu^ Le Père de Tournély avait
donc eu raison de lui prédire que, même dans la vie
religieuse, il resterait soldat. Quand il s'était ainsi
comme plongé dans le zèle, il n'avait pas besoin d'une
longue étude pour parler : il n'avait qu'à laisser débor-
der son cœur pour embraser les âmes de l'ardeur con-
quérante (pii le dévorait lui-même.
Le soir du lu novembre de cette année 1800, les (jualre
postulantes s'élaient rendues dans laciiapelle des Pères
» Vie 'in I'. \'<irin , cli. x et \i.
LA PREMIÈRE CONSÉCRATION o3
de la foi pour la fête de saint Stanislas Koslka. Lorsque
le salut fut achevé, et que tout le monde fut sorti, elles
se trouvèrent seules à genoux, devant l'autel. Le Père
Varin, qui savait leur pensée, leur dit : « Vous ne pou-
vez donc vous résoudre à quitter le bon Maître dont
vous venez de recevoir la bénédiction? Cela ne vous
suffit-il pas? auriez-vous quelqu'autre chose à lui de-
mander encore?... »
Partant de là, le Père leur parla du bonheur de se
consacrer à Jésus- Christ, suivant l'exemple du jeune
saint dont s'achevait la fête. S'animant sur ce sujet, il
en vint à leur dire des choses si admirables qu'il leur
communiqua son pieux enthousiasme. Elles brûlaient
d'être à Dieu, et le Père dut leur promettre qu'il recevrait
prochainement leur consécration. Il en fixa le jour au
21 novembre, fête de la Présentation de la sainte Vierge.
Après les exercices d'une retraite préparatoire, ce jour
heureux arriva. On donna à la petite chapelle de la rue
deTouraine tout l'éclat qu'elle comportait. La messe fut
célébrée par le Père Varin; et, après l'élévation, les
postulantes prononcèrent leur consécration au Cœur de
Jésus-Christ, qu'elles reçurent ensuite dans la sainte
communion.
Sophie était transportée ; elle venait enfin de se pré-
cipiter dans l'holocauste! Cette solennité, ce premier
engagement, prononcé devant l'autel d'une chapelle
privée, alors que partout les églises étaient encore
fermées ou démolies , lui laissèrent une impression
qu'elle déclarait unique dans sa vie. Elle venait de tou-
cher la terre promise, et un monde nouveau s'ouvrait
devant elle.
La journée entière se passa dans cette joie. Les Pères
3i HISTOIRE DE MADAME BARÂT
Varin et Barat, avec leur respectable ami le Père Ro-
ger, partagèrent le déjeuner des nouvelles consacrées,
chez M"^ Duval. Le repas se prolongea un peu plus que
de coutume en conversations animées par l'espérance.
« Une pieuse dilatation épanouissait les cœurs, racon-
tait M*"" Barat; on eût cru assister aux agapes des pre-
miers chrétiens. »
Le 21 novembre est encore regardé et solennisé par le
Sacré-Cœur comme la date de sa fondation. En ce jour,
ses premières Mères avaient fait une grande chose pour
le service de l'Eglise. Sans doute elles ne savaient pas,
ces humbles femmes, elles ne pouvaient pas prévoir, en
1800, quelles épouvantables crises allait traverser le
siècle qui s'ouvrait. Mais, dans celte longue lutte entre
le bien et le mal, qui est de tous les temps, elles s'étaient
enrôlées, dès la première heure, pour les combats de
Dieu; et, en se plaçant sous le signe du sacré Cœur de
Jésus, elles avaient compris d'où le salut pourrait venir.
C'est de là encore que nous l'attendons. C'est vers ce
Cœur secourable que nous nous tournons, en nous
écriant avec saint Bernard : « Qui donc l'emportera
définitivement de la malice humaine ou de la miséri-
corde divine? Que vos antiques miséricordes triomphent,
ô Seigneur, que votre sagesse soit victorieuse du mal!
L'iniquité est grande; mais votre bonté n'est-clle pas
plus grande, o mon Dieu? Oui, et infiniment ^ »
I « Vinccnlne miseriœ misericordias, an misericordia; miserias supera-
bunl? Vincanl misericordiae iux anliquœ, Domine, vincal sapionlin mali-
liam. — Ma(,^na enim illorum iiiiquitas : sed numquid non major pielae
lua. Doininc? tniiKtiin [pcr «inntn» iiKHium. » (S. Hcrnard.)
CHAPITRE III
FONDATION D AMIENS — LE BERCEAU
Mai 1801 à décembre 1802.
Le P. Varin et M. l'abbé Bicberon. — Geneviève Deshayes : sa vocation ;
ses lumières surnaturelles. — Henriette Grosier et la petite maison
de la rue Martin-Bleu-Dieu. — Les Dames de la foi. — Pauvreté,
piété, charité de ces commencements. — Union croissante de Sophie avec
Notre -Seigneur; sa vie cachée. — Sa conscience tremblante. — Lettre
du P. Varin. — Elle est admise à ses vœux ; son état d'extase en ce jour.
— Classe des pauvres. — Mauvais gouvernement de la supérieure. —
L'humble Sophie est nommée à sa place. — L'ensemble des voies de
Dieu.
La société venait de naître. Maintenant qu'allait-elle
faire? Où Dieu la voulait-il? Dans quel lieu allait-elle
s'établir d'abord ?
Au mois de mai 1801, le Père Varin s'était rendu
dans la ville d'Amiens pour y donner une mission , et
préparer l'établissement d'un collège des Pères de la
foi. Là, étant descendu dans la maison hospitalière
de M""* de Rumigny, appelée alors l'hôtel des Douze
Pairs de France, il y fît la rencontre d'un prêtre de
haute vertu nommé M. Bicheron, qui y tenait une école
S6 HISTOIRE DE MADAME BARAT
de jeunes gens de la noblesse. Il eut bientôt reconnu
dans ce vénérable prêtre un ardent zélateur de la
dévotion au sacré Cœur de Jésus \ ce qui Tamena à
lui parler de Tinslitution qu'il venait de lui consacrer à
Paris. M. l'abbé Bicheron entra chaleureusement dans
les desseins du Père et lui promit son appui. En effet,
peu après, il lui adressa deux pieuses filles qu'il diri-
geait, et qu'il croyait propres à cette œuvre naissante.
La première était M"° Geneviève Deshayes, cœur
d'or, caractère de feu, âme singulièrement élevée et
courageuse qui portait, dans un corps assez pauvre de
santé, la passion de toutes les choses généreuses. La
mort de ses parents l'avait laissée libre et riche; et
maintenant elle vivait près d'un frère marié qui lui
était très-cher. Elle aimait un peu le monde et beau-
coup la parure; mais elle aimait encore davantage
Notre - Seigneur , l'Eglise, les âmes, les pauvres.
Pendant la révolution elle avait fait des prodiges de
charitable intrépidité pour sauver les prêtres, les
émigrés et les religieux. Présentement , il n'y avait
pas à Amiens une seule œuvre de religion ou de mi-
1 Antoine -Joseph Bicheron, vénérable ecclésiastique du diocèse de
Soissons que la révolution avait conduit à Amiens, venait d'y terminer
l'éducation de M. le marquis de Clerniont -Tonnerre. S'associant alors
avec un jeune homme, de Hanprest-sur-Somme, M. Louis Sellier, depuis
jésuite de haute sainteté, il avait établi un pensionnat composé de jeunes
gens d'élite, tels que MM. Albert de Brache, Hippolyte et Théodore de
Rumigny, Adrien de Galonné, Isidore Daveluy; et, quelque temps après,
MM. d'Aster de Gramont, d'Harcourl , de Ghoiseul d'Aillecourt, de Mâ-
chant, de Franqueville d'Abancourt, etc.. — Le pensionnat avait son
habitation dans la maison des Douze Pairs de France, devenu depuis
l'hospice dos Incurables. M. Bicheron fut toute sa vie l'an)! et le bienfai-
t<.'ur de la Société du Sacré-Gœur. Il est niorl curé de Saint -Pemy, A
Amii-ns. le 19 mars 1H-2/|.
MADAME GENEVIÈVE DESHÂYES 57
séricorde dont elle ne fût, avec M. Bicheron, M°'® de
Pvumigny, et M"° Tripier son amie, l'inspiratrice ou
l'instrument. « Nous nous occupions surtout à répandre
la dévotion au Sacré Cœur, » raconte-t-elle dans un
mémoire qui la peint au vif. L'attrait pour la vie reli-
gieuse avait été le prix de cette grande activité au ser-
vice de Dieu ; mais, incertaine encore de la voie qu'elle
prendrait, elle s'en remettait avec une confiance aveugle
à la décision du Ciel.
Cependant les lumières les plus extraordinaires lui
venaient à ce sujet. Elle avait pour amie une pieuse
carmélite, la sœur Saint-Fidèle, fille de M. Perrache,
trésorier de France à Amiens. Cette religieuse, forcée
de rentrer chez son père , y avait reconstitué une petite
communauté avec quelques compagnes. « Or, rapporte
M"'® Deshayes, un jour que j'étais assise auprès d'elle,
sur son lit de carmélite, la sœur Saint-Fidèle me dit:
« J'irai chercher bien loin la perle évangélique, et vous,
vous la trouverez sans sortir de votre ville; car ici, de
ce côté, s'établira quelque chose pour la gloire de Dieu,
et vous en serez ! » Disant cela, mon amie me montrait
devant elle l'endroit où en effet nous commençâmes
la Société à Amiens. » Bientôt la carmélite, cherchant
une vie plus cachée, partit pour la Russie, afin de s'en-
sevelir à la Trappe ; mais elle n'oublia pas son amie Ge-
neviève, et en passant par Lubeck elle lui écrivit : « At-
tendez au printemps , Dieu vous fera connaître alors ce
qu'il veut de vous. »
Ce fut dans ce printemps, celui de 1801, que
le Père Varin vint prêcher à Amiens. M"° Deshayes
fut l'entendre avec assiduité. « Dans un de ses sermons,
le prédicateur, raconte-t-elle, ayant pris pour texte :
58 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Allez et enseignez, je sentis quelque chose qui m'éleva
très -haut dans celte vue des rapports d'une faible
créature avec son Créateur, pour raccomplissement du
salut des âmes. »
Bientôt M. Bicheron lui déclara solennellement que
cet homme était pour elle l'envoyé du Seigneur, et il la
détermina, non sans difficulté, à s'adresser à lui. Le
missionnaire la reçut bien ; mais il ne lui parla celte
fois que d'une chose : l'amour de Jésus-Christ et de son
Cœur adorable. « J'écoulais, raconle-t-elle, ce que ce
Père me disait , et je goûlais , sans y penser, une grande
amplitude de bonheur et de paix. » — Son àme , comme
elle s'exprime , « s'était immédiatement collée au sacré
Cœur. »
Ce ne fut que plus tard , dans un autre voyage ,
le jour du 28 août, fête de saint Augustin, que le
Père se prononça sur sa vocation. Il commença par
lui parler de Tournély, de sa belle vie, de sa pré-
cieuse mort , et des projets dont il l'avait fait l'héri-
tier. C'était toujours cette grande figure sacerdotale
qu'il mettait en avant pour gagner les âmes au cœur
de Jésus , en plaçant son action sous les auspices d'un
meilleur et d'un plus grand que lui. Ensuite il l'entre-
tint de la fondation de Rome , et plus spécialement de
la communauté qui se formait à Paris. Il lui dépeignit
d'un mot chacune de ses novices; mais quand il arriva
à M"" Sophie, le bon Père s'étendit plus au long sur
son mérite; puis, levant les yeux au ciel, il s'arrêta
tout court, comme s'il eût retenu une partie de sa
pensée. A la fin, il ajouta: « D'ailleurs, vous allez la
connaître, car Jésus-Christ vous appelle à être, avec
elle, une épouse du Saci'é-Cœur. Maintenant, ma (illo,
MADAME GENEVIÈVE DESHAYES 39
ses desseins vous sont manifestés : c'est à vous d'y cor-
respondre ^ »
« Le Père m'ayant bénie, je le quittai tout em-
baumée, raconte M"° Deshayes dans son style ardent.
Mon cœur se livrait d'avance à cette Société qu'on
venait de me faire voir. Prendre naissance dans le
Cœur de Dieu , y croître , y vivre , y mourir ; sortir
de ce divin Cœur pour lui gagner des âmes , et y ren-
trer pour lui amener ses conquêtes : quelle vocation !
Je n'avais eu que de la répugnance pour les autres
ordres religieux, si estimables qu'ils fussent. Dans
celui-ci, tout m'attirait de prime abord, comme si je
l'avais connu et aimé depuis longtemps. Il me semblait
que j'entrais dans une habitation faite pour moi à mon
insu , où je n'avais plus rien à désirer, et où l'on avait
eu soin de prévenir tous mes goûts. »
La compagne de Geneviève, que M. Bicheron avait
adressée comme elle au Père Varin , était Henriette
Grosier. Celle-ci , comme presque toutes les premières
recrues de la nouvelle société , était une aspirante au
Carmel. Elle eut bien vite compris que l'institut du
Sacré-Cœur, tel qu'il lui était proposé, c'était le Car-
mel, avec l'apostolat en plus. Elle s'estima donc heu-
reuse d'entrer dans une compagnie où il lui serait
donné d'aimer beaucoup Notre-Seigneur, et de le faire
beaucoup aimer.
Ce qui la retenait dans le siècle était son dévoue-
ment à une tante respectable. M""" Hyacinthe Devaux,
ancienne religieuse, qui l'avait élevée et qu'elle aidait
puissamment à diriger un pensionnat dans la ville d'A-
1 Notes autographes de M""" Deshayes, p. 2'j.
60 HISTOIRE DE MADAME BARAT
miens. Malgré le solide mérite des maîtresses, ce pen-
sionnat tombait. Une pensée vint alors à M. Bicheron.
Ne serait-il pas possible de confier cet établissement aux
filles du Sacré-Cœur, et d'en faire le berceau de leur
société? Le Père Varin regarda celte inspiration comme
venue du Ciel. Elle souriait aussi beaucoup à M"" Gro-
sier; mais sa tante y opposait plus de difficultés. On
traita avec elle. M"^ Loquet vint d'abord habiter le petit
pensionnat, afin de s'initier aux habitudes du lieu. En-
fin, le 15 octobre de cette année 1801, fête de sainte
Thérèse, le contrat de cession fut passé et signé. Le
Sacré-Cœur avait sa première maison.
M"'' Deshayes n'attendait que cette conclusion pour
faire ses adieux au monde. Elle-même les a dépeints
dans une- page émue : « Le lendemain dimanche, dit-
elle, je prévins ma famille que j'allais la quitter. Je
fus bien exercée par les pleurs de mon pauvre frère :
il semblait qu'en me perdant il allait tout perdre,
•^et fortune et bonheur!... Ma belle-sœur pleurait aussi.
Sa mère, ma tante, m'écrivit le soir même que je
serais cause de la mort de sa fille, qu'elle était tom-
bée malade à cause de moi, qu'elle avait la fièvre,
et qu'elle ne pouvait plus allaiter son enfant nouveau-
né. Son frère vint me voir pour me dissuader. M. le
curé de Saint-Germain, notre parent, me serra de
plus près encore, me représentant sous des couleurs
sombres les rudes sacrifices de la vie religieuse. A
ce qu'il m'objecta, je parus, comme je Tétais par la
grâce de Dieu , prôlo à tout ; rien ne pouvait m'ébran-
1er : une force supérieure m'entraînait. Ce jour- là,
je n'osai jihis rcpai-aitrc aux r('|);is, un umme silence
régnait autour de moi. Le lundi, je pris toutes mes
LA FONDATION D'AMIENS 61
dispositions, et le soir, à sept heures environ , je quittai
la maison paternelle et fraternelle!... Sur mon che-
min, je fus voir M^''^ Tripier, cette fervente zélatrice
de la dévotion au sacré Cœur, qui avait bien voulu
m'associer à ses bonnes œuvres. Elle était très-malade,
et je lui fis part de mon dessein, afin qu'elle priât pour
moi dans le temps et dans l'éternité. De là, je me
rendis à*la maison de M"'" Devaux \ »
M"® Deshayes avait alors trente- quatre ans. Elle ob-
serve que ce jour de la réunion des sœurs, 17 octobre,
était l'anniversaire de la mort de la bienheureuse Mar-
guerite-Marie; de même que l'avant- veille, jour delà
fondation, avait été celui de la fête de sainte Thérèse. Il
lui semblait que les deux séraphiques saintes du Car-
mel et de la Visitation présidaient, du haut du ciel, à
la germination de cette troisième tige que poussait
le Cœur de Jésus, pour épanouir son amour sous une
forme nouvelle.
Pendant ce temps, Sophie Barat était allée dans sa
famille, qu'elle avait souhaité de revoir avant une plus
longue absence. M"° Octavie, son amie, l'attendait à
Paris, ne pouvant, selon l'expression d'une lettre du
Père Varin, se résoudre à partir sans « sa douce com-
pagne ». Elles firent donc route ensemble, elle 13 no-
vembre elles étaient réunies aux nouvelles sœurs que
Dieu venait de leur donner.
« Quel bien produisit sur nos âmes l'arrivée de notre
sœur Sophie! s'écrie en cet endroit M"° Deshayes. La
réputation de sa vertu, de sa piété, de ses talents, de
son savoir, l'avait devancée. Chacun l'aimait sans la
1 Idem. Noies autographes, p. 36.
62 HISTOIRE DE MADAME BARAT
connaître. Mais sa douceur, son air de modestie angé-
lique, ce quelque chose qui n'appartenait qu'à elle lui
gagna nos cœurs à l'instant. »
La maison s'organisa. M"" Loquet en était nommée
supérieure. Sophie Barat avait la charge des hautes
sciences, comme s'exprime M"" Deshayes, c'est-à-dire
des classes les plus avancées, avec l'instruction reli-
gieuse des jeunes enfants : elle était au centre de ses
prédilections.
Le Père Varin voulut qu'une retraite présidât à ces
commencements. Elle fut très -fervente. « Vous souve-
nez-vous de cette retraite? écrivait M""* Barat à la mère
Grosier plus de trente ans après. Dieu seul! telle était
la devise chérie que nous écrivions partout où nous
pouvions. Déjà ce Dieu de bonté nous donnait l'attrait
de ne vivre que pour lui, comme il le donne aux âmes
qu'il destine aux solides vertus et à la voie de la croix ^ »
La veille de la clôture, le Père Varin demanda à
chacune de ses filles si elle voulait promettre de de-
meurer fidèle à l'institut naissant. M"* Octavie Bailly
pensait toujours au Carmel : elle recula devant le
nouvel engagement. Lorsque le Père Varin prévint
la sœur Sophie que celte fois son amie ne la suivrait
pas à l'autel, ce fut pour cette âme très -profonde en
amitié un coup des plus sensibles : « Je ne me sou-
viens pas d'avoir jamais tant souffert, » disait-elle
plus tard. "Mais ne voyant que Dieu seul, elle se raf-
fermit cl répondit avec calme : « Je ne dois pas agir
par considération des personnes aimées. Je n'ai pas à
chercher ce qui me satisfait, mais ce qui plaît à mon
• l'iiriii. 2 juillet 1832, p. If, du Hocui-ii.
CONSÉCRATION DU BERCEAU 63
Dieu. Je crois faire sa volonté, et cela me suffit. Ainsi
je resterai et ferai ce que je pourrai '. »
Le 21 novembre, jour anniversaire du premier enga-
gement, les postulantes se rendirent donc dans la petite
chapelle de M""" de Rumigny; et là, Sophie Barat re^
nouvela la première sa consécration. Le Père Varin
leur parla sur ce texte d'Elisabeth à la Mère de Dieu :
« Vous êtes bienheureuse d'avoir cru, parce que s'ac-
compliront les choses qui vous ont été annoncées. » Ces
promesses d'un avenir qu'il entrevoyait à peine, mais
que sa foi saluait de loin , le remplissaient d'une émotion
qui gagna tout le monde.
Qu'allaient faire ces quelques filles, et quel avenir
leur était réservé? « Nous n'en avions nulle idée, »
aimait à dire souvent M"" Barat. « Nous marchions
comme des personnes qui vont à l'ombre, à tâtons,
écrit do même la mèreDeshayes : c'était la marche de la
Providence envers nous. Elle a toujours continué de
nous conduire ainsi, ne levant qu'au fur et à mesure le
voile de ses volontés. Quand le Père Varin venait, ce
qui était rare, tout allait se formant, croissant, s'éta-
blissant : c'est en lui que Dieu avait déposé son véri-
table esprit pour nous tracer la voie, nous le sentions
vivement. i>
Le Père Varin, reprenant ses courses apostoliques,
laissa la petite famille sous la conduite spirituelle des
Pères de la foi qui avaient pris possession de leur col-
lège d'Amiens. Cela fut cause que le public donna aux
religieuses le nom de Dames de la foi ou Dames de la
vraie foi. On leur donnait aussi officiellement .le titre de
1 Entretien de M™« Barat, 21 novembre 1861.
64 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Dames de l'Instruction chrétienne; ce qui faisait s'écrier
à M"" Deshayes : « Dames de la vraie foi : quel heureux
augure !... De l'Instruction chrétienne : quel honneur !...
cela équivaut au nom d'apôtre. » Les sœurs de la mai-
son de Pvome portaient le nom de dilette ou « filles
aimées » de Jésus, que les lettres du Père Varin prêtent
quelquefois à ses religieuses de France. Quant au nom
du Sacré-Cœur, elles n'osaient encore le prendre pu-
bliquement: l'emblème du Cœur de Jésus, naguère porté
sur la poitrine des royalistes vendéens , étant alors ré-
puté un signe séditieux.
Oclavie Bailly fut envoyée à la communauté de Rome,
pour y faire l'épreuve de sa vocation. Les sœurs ensei-
gnantes ne restèrent donc plus que quatre, pour le rude
travail des commencements.
Il serait difficile, en effet, de se figurer rien de plus
humble et de plus pauvre que la fondation d'Amiens,
dans ces premiers temps. La maison où le Sacré-Cœur
venait de s'installer était située dans la petite rue de
Saint-Marlin-Bleu-Dicu. Qu'on se représente une mo-
deste habitation privée, où Ton avait tàclié de placer,
tant bien que mal, deux classes au rez-de-chaussée,
des dortoirs au-dessus, avec un petit parterre où un
noisetier prêtait son maigre ombrage aux jeux d'une
vingtaine d'élèves léguées par M"^ Devaux : tel était
l'établissement. Une mansarde en planches prise sur
le grenier fut convertie en chapelle : la première
cliapcllc ouverte par le Sacré-Cœur ! On obtint la fa-
veur d'y posséder Jésus-Christ : ce fut pour les sœurs
une joie incxprimalde : « C'est là, s'écrie l'une d'elles,
que nous commençâmes à vous servir, ù mon l»ieu.
C'est là, ù Jésus! qu(^ vous prîtes naissance dans voire
L'HUMBLE BERCEAU D'AMIENS 63
petite Société encore au berreaii , en lui inspirant l'es-
prit d'enfance si cher au Dieu de Bethléem. Oh! heu-
reuses étions-nous dans ce pauvre réduit' ! »
A cinq heures du nialiri, un coup de bâton frappé
au plafond de la chambre des sœurs, donnait le signal
du lever. « Aussitôt réveillée, chacune prenait son cru-
cifix : c'était le bon momeull » rapporte M™® Barat; et
pour elle, ce bon moment se prolongeait toute la jour-
née. Une des premières instruclions faites par le Père
Varin avait été le commentaire de cette parole de
Marthe à Marie : « Magisler adesl et vocat te : Le Maître
est là qui t'appelle. » Depuis ce jour, c'était devenu le
mot d'ordre de l'obéissance : « Magister adest, » s'entre-
disaient les sœurs; et le coup de la cloche, si contrariant
qu'il fût, était pour elles la voix de ce souverain Maître.
« L'obéissance, la mort à >oii propre jugement, la mor-
tification, étaient notre boussole, » écrit M"® Deshayes.
Leur déniiment était complet. En arrivant à Amiens,
jyjme Barat ^ pour toute forluue, possédait un écu de six
francs. M^'" Deshayes éiaii plus riche, il est vrai; mais
déjà ruinée par ses charités, elle ne put subvenir aux
premières dépenses qu'en ven lant à vil prix son mobi-
lier, ses dentelles, et toute son opulente toilette d'au-
trefois. « Je le fis de grand cœur, écrit cette âme
généreuse. Je me serais venilue moi-même et fait ha-
cher en morceaux pour celte chère Société à laquelle
je n'avais à donner que m m a uour. » On se tira à
peu près d'affaire: « Il nous fallait non - seulement
nous entretenir nous-num'îs, mais encore travailler
1 Noies autographes deM"^^ Di'shx'fs, p. 37. Voir aussi Récit de M"" de
Coriolis, d'après M"" Deshayes, f .1. 3J, col. 4*.
I. — 5
66 HISTOIRE DE MADAME BARAT
pour les personnes du dehors , raconte M"" Barat. Au
milieu de tout cela, nous étions sans sollicitudes, heu-
reuses des privations qui nous rappelaient notre Sau-
veur à Nazareth. » La nourriture était aussi pauvre
que le reste; et les maîtresses ne vivaient que des
restes laissés par les pensionnaires, toujours servies
les premières et copieusement. Il est vrai qu'en retour
la lecture du réfectoire se faisait dans les petits vo-
lumes de M"" Loquet : Cruzamante , le Voyage de Sophie
et d'Eulalie au palais du vrai bonheur; les Entretiens de
Cloiilde; ceux d'Angélique, etc., et chacune devait y
prendre grand plaisir.
Les plus pénibles sacrifices étaient les continuelle-
souffrances de l'amour-propre. Il fallait se mettre bien
courageusement au-dessus des mépris du monde, pour
paraître, par exemple, le matin devant sa porte, un
balai à la main; et surtout pour se montrer avec le petit
bonnet rond et le bizarre costume imaginé exprès par
M"® Loquet. C'était ainsi vêtue qu'on devait se rendre le
dimanche à la grand'messe de la paroisse , dans l'église
Saint-Jacques. C'était ainsi qu'on devait conduire les
élèves à la Ilottoie, la belle promenade dWmiens, où
parfois la petite troupe se débandait pour le plaisir de
faire courir après elle les malheureuses sœurs. « Nous
tâchions de nous calfeutrer afm de ne rien sentir, écrit
M"° Deshayes; pour moi j'essayais de me croire dans un
autre monde , à mille lieues de mon pays et de ma fa-
mille. »
Le soir, aussitôt que les enfants étaient couchées,
et que la supérieure s'était retirée chez elle, les trois
sœurs se réunissaient pour le travail dos mains. « C'était
l'heure heureuse, raconte M"" Deshayes; le bonheur de
SA VIE CACHÉE 67
nous retrouver toutes les trois ensemble était une jouis-
sance sans nom, un bain rafraîchissant. Notre félicité
consistait dans une grande pureté d'union, en Dieu seul. . .
Nos causeries se faisaient ordinairement au foyer de la
cuisine. Là, nos trois têtes, rapprochées l'une de l'autre,
auraient fourni un tableau des confidences du bonheur.
Ma sœur Sophie, brûlant de zèle, parlait de son désir
pour les missions du Canada. M"® Grosier témoignait la
même ardeur. Moi, j'écoutais; et dans ce pauvre moi,
sentant mon rien , je bornais mon zèle à la France. »
L'union des âmes, l'amitié, une amitié céleste jetait
donc sur cette vie, comme sur toute vie humaine, le
charme incomparable qui console de tout. M^'^ Des-
hayes, dont on vantait le talent musical, avait été priée
de composer un air sur ces paroles du psaume : Ecce
quant bonum... Qu'il est bon et doux pour des frères
d'habiter ensemble ! Cet hymne qu'elle chantait fort
bien, en l'accompagnant elle-même sur la harpe, était
la fidèle expression de la fraternité qui régnait dans ce
cénacle.
Le ciment de cette amitié était l'amour de Dieu. La
sœur Sophie, en particulier, y faisait tous les jours des
progrès nouveaux. C'est le temps de sa vie cachée,
cachée en Jésus-Christ, et si profondément qu'elle
échappait aux regards. Recueillie, habituellement si-
lencieuse, elle était, pour cette cause, médiocrement
appréciée de M"" Loquet, qui, peu capable de com-
prendre cette nature intérieure , prétendait que la
pauvre fille « ne savait pas dire deux ». Ses compagnes
la jugeaient mieux : « La sœur Barat, bien plus avancée
que nous en vertu, dit M"« Deshayes, savourait son
bonheur dans le repos de l'union avec son Bien -aimé. »
68 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Quelquefois cependant ses sœurs se plaignaient de ce
que, « toujours en quiétude profonde, elle ne voyait rien
de ce qui se passait autour d'elle. >■> Dieu absorbait tout
son être; et il n'y avait pas jusqu'à sa physionomie, la
douceur de sa voix, la réserve et l'élévation de toute
sa personne qui ne trahissent au dehors l'habitude
d'une conversation qui était dans les cieux. « Cela était
si frappant, rapporte sa compagne, que ceux qui la
voyaient pour la première fois s'arrêtaient et deman-
daient quelle était cette jeune personne : à moi-môme,
cette question se renouvela souvent*. »
Mais l'amour a son tourment. Lorsque l'âme s'est
élevée à Dieu dans la contemplation de sa beauté infinie ,
et que de là, redescendant en elle-même, elle n'y trouve
que péché et misère, elle se méprise, se hait et ne peut
plus se supporter. Ce sentiment d'humilité allait chez
la sœur Sophie jusqu'à un trouble dangereux; elle en
souffrit tellement qu'elle dut en demander le remède au
Père Varin.
Voici ce qu'il lui répondit : le caractère de sa direction
est déjà tout entier dans l'esprit large et doux de cett(;
première page : « Ma chère sœur, votre lettre ma touché
sensiblement. D'un côté, je vois que notre bon Maître
vous attire et vous attache de plus en plus à lui, et qu'il
veut que vous trouviez en lui votre bonheur, votre paix
et votre joie; et de l'autre, je vois le démon qui s'efforce
de troubler cet heureux état. »
Alors il lui rappelle l'esprit du sacré Cœur. C'est
un esprit d'amour : « Ma sœur, connaissez mieux le
Co3ur de Jésus votre Epoux, et livrez- vous à lui sans
' l\'oles aulogi-o plies (le M"" l)esha]iei>. p. .">, V'i, io cl ^Ci.
SA VIE CACHÉE i9
craindre aucunement son ennemi et le vôtre. Souve-
nez-vous que, quelque faute que vous puissiez com-
mettre, il ne vous la reprochera jamais avec aigreur;
et loin de vous jeter dans le noir de la tristesse , il vous
tendra , au contraire , la main avec amour. »
L'esprit du sacré Cœur, c'est encore un esprit de di-
latation et de joie. Voici la règle qu'il lui donne pour le
discerner : « Quand vous sentirez votre âme s'agrandir,
votre cœur se dilater, votre esprit s'éclairer; quand
vous vous sentirez portée à la joie, à la confiance, à
l'espérance, dites avec certitude : Voilà l'Époux de mon
âme! car c'est ainsi qu'il s'annonce. Lorsque, au con-
traire, votre âme se trouvera comme serrée, que votre
esprit se chargera de nuages, de doutes, d'anxiétés, de
perplexités, que votre cœur sera oppressé, porté à la
tristesse et au découragement; qui donc fait cela, ma
bonne sœur, sinon l'ennemi de votre Époux et de votre
félicité? Gardez-vous de l'écouter, même un seul mo-
ment, ne lui répondez pas : méprisez-le , méprisez-le! »
Le Père Varin terminait en prémunissant Sophie
contre l'action de son frère, dont les lettres moins pru-
dentes étaient coupables, en partie, de cette agitation :
« Soyez donc gaie et heureuse, ma bonne sœur, disait-
il ; je ne sais pas ce que votre et notre cher frère Barat
aura pu vous mander qui ait été capable de porter dans
votre âme le trouble et l'inquiétude. Mais je raye et
j'efface entièrement toutes les lignes et jusqu'au moindre
mot qui n'aurait pas été une expression de joie , de féh-
citation et d'encouragement.
« Je ne cesse d'offrir Notre-Seigneur à son Père
pour que vous soyez tout animée de son esprit , et em-
70 HISTOIRE DE MADAME BARAT
brasée de sou amour. Priez-le donc aussi pour moi, afin
que d'un misérable II fasse un serviteur fidèle*. »
Le Père Varin revint à Amiens dans l'été de 1802. Il
admira le travail de Dieu dans l'àme de Sophie, ainsi que
dans celle de M"*" Deshayes. Celle-ci témoignait ardem-
ment de son désir de prononcer ses vœux ; l'autre était
digne de les faire, mais elle ne demandait rien, par
esprit d'humilité et d'abandon à Dieu. Le supérieur dé-
cida que toutes deux feraient profession, le lundi 7 juin,
lendemain de la Pentecôte.
Or voici ce qui arriva dans cette grande journée. Le
matin on s'apprêtait à se rendre, pour la solennité, dans
la chapelle de M"'^ de Rumigny, quand on s'aperçut de
l'absence de la sœur Sophie. On la chercha, et bientôt
on la trouva assise sous le noisetier de la cour. « Elle
y était tombée, raconte sa compagne, dans un état
extraordinaire. Tout ce qui l'entourait avait disparu à
ses yeux, elle était immobile; et avant de partir, il fal-
lut attendre un peu. » M"'' Deshayes ajoute : « Dieu se
découvrit à elle dans cette extase. » Quand Sophie fut
descendue de cette élévation, on l'emmena, encore toute
radieuse et embrasée, au pied de l'autel oii elle se con-
sacra à l'Epoux divin qui venait de la ravir.
Cotte année fut une année heureuse pour le Sacré-
Cœur. Une classe gratuite fut ouverte pour les enfants
pauvres, et se remplit d'écolières. « Cela réjouissait nos
âmes, » dit M"" Deshayes. Rien d'ailleurs n'était plus
dans l'esprit de l'institut que cette charité, et nous la
verrons praticpiée dans tous les lieux où il se por-
tera. — D(uix aiici(ïnncs religieuses, M""" Ca})y et Bau-
i Lcllres aiiltifp'ajilirs du /'. l'arin, 1,S02. Arcliivt's de In maison
mère.
SES PREMIERS VOEUX 71
demont, entrèrent aussi dans la Société, vers ce même
temps. Le pensionnat s'accrut. On quitta la maison de
la rue Martin -Bleu -Dieu, devenue insuffisante, pour
en prendre une plus grande dans la rue Neuve. On
loua, aux portes de la ville, une maison de campagne
pour les jours de congés Mais ce n'était là que le pré-
lude à de plus profonds changements.
Avec une vertu solide, de l'intelligence, du zèle,
M"® Loquet, incomplètement formée à la vie religieuse,
était tout à fait impropre au gouvernement : « Celle qui
nous conduisait n'avait pas reçu l'esprit que Notre-Sei-
gneur voulait de nous, raconte M""® Barat; nous le sen-
tions et nous en gémissions en silence. » De là, dans son
action, des inégalités, des incohérences, des brusque-
ries et des faiblesses, tout un ensemble malheureux que
M'^® Deshayes explique en ces termes, avec beaucoup de
sens : « La violence que cette supérieure était obligée
de se faire pour accomplir une œuvre dont elle était
incapable , la jetait dans un état de préoccupation
et d'agitation , enfin dans une voie à laquelle nous
ne comprenions pas grand'chose. Nous sentions bien
néanmoins que ce n'était pas là l'esprit qu'on nous
avait inspiré, l'esprit de Fénelon et de saint François
de Sales. Mais nous observions sur tout le silence le
plus exact. »
Le Père Varin avait gardé à l'égard de la supérieure
de longs ménagements. Mais à la fin, voyant ses conseils
inutiles , il dut lui déclarer qu'il ne la croyait pas apte à
l'œuvre du Sacré-Cœur. Le 8 décembre, M"® Loquet
quitta la Société pour retourner à Paris, où elle reprit
1 Elle s'appelait la FoUç-Binel.
72 HISTOIRE DE MADAME BARAT
la direction de son ouvroir et le cours de ses bonnes
oeuvres. « Quelles qu'aient éle les fautes de sa con-
duite, et à cause de ces fautes mêmes, témoigne ici
M"* Dëshayes, elle nous a rendu de grands services en
nous faisant vivre d'une vie d'enfance et de simplicité
qui nous tenait sous la main de Dieu, sans savoir de
quel côté il nous conduisait. Nous marchions très- heu-
reuses de notre captivité d'esprit, comme si nous n'a-
vions jamais rien su ni rien vu ^
11 fallait maintenant songer à la remplacer. Celle que
ses compagnes désignaient d'avance était la sœur So-
phie. Personne ne remplissait mieux cette première et
indispensable condition requise par Notre -Seigneur
pour paître ses brebis , qui est de l'aimer beau-
coup, de l'aimer plus que les autres. Mais cette vie
d'amour toute cachée en Jésus- Christ saurait- elle re-
vêtir les énergies nécessaires à l'exercice de la supério-
rité? La veille de la nomination, et le choix étant déjà
fixé secrètement, une conférence fut faite à la commu-
nauté par M"® Louise Naudet, qui, venue de la maison
de Rome, faisait la visite d'Amiens dans cette grave cir-
constance. Après s'être adressée à toutes en général, et
leur avoir parlé de rolili.alion de mettre leurs facultés
au service de Dieu, elle interpella directement la sœur
Sophie, lui reprocha fortement sa li-op grande conce^x-
tration, et finit par lui dire que le temps était venu de
sortir d'elle-même.
Sortir d'elle-même, était-ce abandonner ce cher
sanctuaire intérieur où elle avait trouvé le Ciel, pour
se livrer sans retour ù la vie cUi dehors? A cet ordre,
< Notes aittogrdphrs Je M"" Dr^luiycs, p. 48.
ELLE EST NOMMÉE SUPÉRIEURE 73
l'humble sœur effrayée répondit : « Est-ce que je ne
pourrai plus y rentrer, ma mère? » On rit. Ses sœurs
elles-mêmes ne virent dans cette belle plainte que l'in-
génuité de cette enfance à laquelle l'Évangile promet
le royaume des cieux. Elle forme, il est vrai, un des
traits distinctifs de la physionomie des saints, et elle
embellira la vie d'ailleurs si grande de M°® Barat d'un
reflet inimitable de grâce et de candeur.
Le lendemain, le Père Varin, assisté du Père Roger,
se rendit chez les sœurs pour frapper le grand coup. Il
le fit sous une de ces formes familières et saisissantes
qu'il affectionnait. Feignant d'être venu pour examiner
ses filles sur la doctrine chrétienne, il appela la sœur
Sophie. « Ma sœur, lui dit-il, vous êtes la plus jeune. Il
convient donc que je vous fasse les questions les plus
faciles : Pourquoi Dieu vous a-t-il créée et mise au
monde? — Pour le connaître , répondit -elle , l'aimer et
le servir. — Qu'est-ce que servir Dieu? — C'est faire sa
volonté, répondit-elle encore. — Eh bien! repartit le
Père avec autorité, sa volonté est que vous soyez supé-
rieure. »
Foudroyée par ce coup , Sophie tomba à terre , fondit
en larmes , demandant grâce et implorant à mains
jointes la pitié du fondateur. Le Père Varin fut in-
flexible. « J'étais ému pourtant, racontait-il plus tard
aux filles du Sacré-Cœur; j'étais ému de la peine de
votre pauvre Mère. Elle faillit en perdre la vie. Jamais
je n'ai trouvé en elle d'autre obstacle que son humilité.
Pendant dix ans, elle n'a cessé de me demander grâce.
Mais , pour le bonheur de ses filles , elle y a perdu son
temps. »
Ce fut le 21 décembre que cette nomination se fit
74 HISTOIRE DE MADAME BARAT
du consentement de toute la communauté. Celle que
nous appellerons désormais la mère Barat venait d'ac-
complir sa vingt-troisième année.
Ces vingt-trois années furent, dans l'histoire de
l'œuvre et dans celle de la fondatrice, une période
de préparation continue dont nous pouvons mainte-
nant embrasser l'ensemble et pénétrer le secret. « Ici ,
tout est Providence, » écrivait la mère Deshayes, et
déjà, en effet, on a pu reconnaître à quel but provi-
dentiel tendait cette suite d'événements et de disposi-
tions, les plus inexplicables selon les pensées du monde,
mais les mieux justifiées par les desseins de Dieu. —
D'un côté, une instruction et une formation tout
exceptionnelles ; des appels au sacrifice sortant du mi-
lieu d'une heureuse vie de famille; des vues arrêtées
sur le cloître au sein de la dispersion et de la ruine des
couvents; des orages qui mûrissent cette résolution;
des révolutions qui l'affermissent, et des souffrances qui
l'encouragent. Puis l'école de la croix, les salutaires
rigueurs, de la séparation, l'austère discipline de la
crainte de Dieu, la vie mortifiée, obscure, pauvre et
laborieuse : telle se fait progressivement l'éducation de
l'âme pour des fins encore recouvertes d'un nuage. —
Cependant, d'un autre côté, à un point lointain de l'ho-
rizon, sur une terre étrangère, le nuage se déchire,
le ciel se déclare, le Cœur de Jésus-Christ s'ouvre à
un de ses disciples , et l'œuvre de ce Cœur divin se
manifeste au jeune et saint prophète qui meurt en sa-
luant de loin la terre ])romise dont il lègue à un autre
la conquête. — Enfin, à côté ôc lui, l'héritier de sa
pensée surgit dans un soldat qui bienlùl, devenu prèln'
par un coup de In grâce, s'en va chercher en tous lieux
LES PRÉPARATIONS DIVINES 75
Tautel où il pourra déposer et allumer l'étincelle que
son maître a prise au foyer même de la divine charité.
— Ici, rinspiratioii et la pensée de l'œuvre; plus loin,
Vinstrument de l'œuvre; ailleurs, Vouvrier de l'œuvre :
c'est-à-dire tous les éléments préparés, mais disper-
sés et inconnus les uns aux autres... Qui les a réunis?
qui a rejoint et ajusté toutes les pièces de l'édifice, sinon
l'architecte divin qui les avait taillées isolément pour
le temple dont sa sagesse avait conçu le plan , et que
nous venons de voir s'inaugurer pour sa gloire?
Que ce sont bien là ces actes de la droite de Dieu
dont parle saint Augustin : actes merveilleux, et qui
en présagent d'autres plus grands encore ; actes accom-
plis sur la terre , mais délibérés au ciel ; actes exécutés
par l'homme, mais inspirés de Dieu : Ores gestas, sed
propheticè gestas! in terra, sed cœlitus; per homines, sed
divinitus^f
1 s. August. de Civil. Dei, lib. XVI, cap. xxxvir.
CHAPITRE IV
LA MÈRE BARAT SUPÉRIEURE A AMIENS
1802-1804
La nouvelle supérieure aux pieds de ses filles. — Direction du P. Variu :
« courage et confiance. » — Amitié et exemple de la mère Julie Bil-
liart. — Charité et autorité de M"><= Barat. — Assistance des Pères du
collège d'Amiens. — Les croix, les saintes espérances. — Missions apos-
toliques du P. Varin. — Les postulantes : M™" Catherine de Charbon-
nel. — M""= Barat malade envoyée à Paris; acceptation de la mort.
— Séparation d'avec les Paccanaristes; délivrance. — La fondation
d'Amiens transférée à l'Oratoire. — Nouvelles postulantes, M™« Hen-
riette Ducis, M'n« Félicité Desmarquest. — Le pensionnat, les élèves.
— Action pastorale de M™' Barat. — L'àme humble et grande deS'
saints.
Un des premiers jours qui suivirent sa nomination,
la nouvelle supérieure réunit sa petite communauté.
Elle lui dit sa confusion, ses craintes, son dévouement,
dans un langage pénétré d'un sentiment si sincère
d'abnégation et de charité, qu'il y eut dans l'assistance
un attendrissement général. Ce qui y mit le comble, ce
fut de la voir ensuite se prosterner aux pieds de cha-
cune de ses filles, et les leur baiser avec une humilité
dont elles étaient stupéfaites. Par cet abaissement, elle
faisait assez connaître de quelle sorte elle entendait la
DIRECTION DU P. VARIN 77
supériorité , à l'exemple du Maître qui avait dit à ses
apôtres : « Que celui qui est le plus grand parmi vous
se fasse le plus petit , et que celui qui est le premier
devienne comme le serviteur. »
Un demi-siècle et plus d'exercice du commandement
ne devait pas donner un seul démenti à cet engagement
de l'humble supérieure.
Le Père Varin avait repris à Paris et en province ses
missions apostoliques, mais sans perdre de vue l'œuvre
qu'il considérait « comme la plus importante de ses
entreprises x. — « Que d'autres, écrivait-il à la supé-
rieure, que d'autres disent, s'ils le veulent : Je suis trop
occupé, je n'ai pas le temps d'écrire. Pour moi, je
n'admets pas ces raisons par rapport à vous ; parce que
je regarde comme une de mes plus précieuses occupa-
tions de vous aider à porter le fardeau qui vous est im-
posé *. »
Il continua donc à la diriger par lettres, — lettres
simples et sans art, écrites dans l'ardeur et comme
dans le feu du saint combat; et, pour cette cause même,
animées d'un souffle incomparable de zèle et de force
d'âme. Malheureusement, on n'a conservé aucune des
réponses de M"'® Baràt à son guide spirituel, de sorte
que lui seul nous reste pour éclairer notre marche dans
ces commencements.
La première chose qne nous montre la suite de ces
lettres est le principe surnaturel de sa direction. Deux
mots la résumaient : courage et confiance ! Telle était
sa maxime. Il voulait que l'on commençât d'abord par
attendre de Dieu l'inspiration des choses utiles à sa
1 Lyon, 10 novembre 1803.
78 HISTOIRE DE MADAME BARAT
gloire, et les marques certaines de sa volonté. Mais,
cela fait, assuré que le Seigneur est avec ceux qui tra-
vaillent pour Lui, l'homme de foi n'hésite plus : cou-
rage et confiance ! et il marche en avant. Ainsi se
confier en Dieu, ne s'appuyer que sur Lui, mais en
allant d'abord jusqu'au bout de ses forces; déployer
toutes les énergies humaines, mais en les subordon-
nant à la toute-puissance divine; s'aider soi-même, cer-
tain qu'alors le Ciel nous aidera : tel était pour le Père
Varin le sens pratique de ce cri qui allait être le mot
d'ordre de toute sa conduite, qui va retentir d'un bout
à l'autre de cette histoire, et que M"'"" Barat pouvait
déjà lire à chaque ligne de ses lettres.
« Soyez dans la main de Dieu, ma chère sœur, lui
mandait-il dès le 21 janvier 1803, soyez dans la main de
Dieu, et alors rien ne m'empêchera de vous dire : Soyez
fort et vaillant : Confortare et esto robustus. Il faudrait
rohusta, direz-vous? Mais c'est à dessein que je fais ce
solécisme, car je ne vous veux plus au féminin ; et c'est
pourquoi j'ajoute encore avec le saint Livre : « Soyez
« homme : esto virK' »
Dans la semaine suivante, il lui disait de même :
« Continuez, avancez, vous êtes dans le véritable che-
min. Souvenez-vous que ce n'est pas vous qui vous êtes
jetée dans la voie où vous êtes. Si donc, ma chère sœur,
c'est Dieu qui vous y a mise, marchez avec confiance, et
que rien ne soit capable de vous intimider ». »
« Le Seigneur demande de vous une confiance plus
qu'ordinaire, lui écrit-il de Paris, deux jours après.
Nous n'avons en ce monde qu'une seule prélenlion ,
• l'aris. il jaiivitr 1WI3.
^ l'.iris, 2'.' janvier I8(i3.
LA MERE JULIE BILLIART 79
celle de servir Dieu et d'accomplir en tout ses saintes
volontés. Cette disposition de tout remettre entre ses
mains nous vaut son amitié, nous assure sa protection
et nous ouvre une source intarissable de biens ^ »
En même temps qu'il soutenait sa fille par ces con-
seils, le Père Varin avait soin de la mettre en présence
des plus fortifiants exemples. Amiens était alors une
sorte de pépinière de saintes œuvres et de grandes
âmes, que la grâce y faisait naître, pour de là les trans-
planter, et couvrir de leur ombrage la face de la France.
C'est là que fleurissait, entre autres, la congrégation des
sœurs de Notre-Dame, également constituée par le Père
Varin , et dont la supérieure off"rait à M""' Barat un mo-
dèle de zèle et de force chrétienne.
Marie-Rose -Julie Billiart, — la bonne Julie, comme
on l'appelait au Sacré-Cœur, — avait été suscitée pour
être le catéchiste des délaissés et des petits. Dès son
enfance, et quand elle n'était qu'une pauvre paysanne
à Cuvilly, son village natal, elle évangélisait les mois-
sonneurs avec qui elle travaillait dans les champs.
Dans sa pénible jeunesse, elle avait catéchisé de même
les chaumières, où elle allait débiter son petit fonds
de mercerie. Comme elle avait partagé les travaux des
apôtres, elle avait eu l'honneur d'en partager les per-
sécutions. Traquée comme une bête fauve pendant la
Terreur, elle avait cependant, toute percluse qu'elle
était , trouvé moyen de procurer aux proscrits une sé-
curité qu'elle avait dédaignée pour elle-même. Un
prêtre d'une grande foi l'avait soutenue dans ses
luttes : c'était le vénérable et saint M. de Lamarche,
1 Paris, 31 janvier 1803.
80 HISTOIRE DE MADAME BARAT
l'apôtre de la contrée , que nous verrons reparaître
dans cette histoire. Maintenant, depuis 1800, le Père
Varin avait appelé Julie à l'instruction de la jeunesse
pauvre. Pour qu'elle en fût capable , infirme comme
elle était, il fallait un miracle : Dieu le fit. Un jour,
Julie avait été guérie presque subitement d'une pa-
ralysie de plus de* vingt -cinq années. Ce jour était
celui de la fête du Sacré-Cœur. Le sacré Cœur de
Jésus, son imitation, son culte, était le grand objet
auquel le Père Varin avait appliqué la congrégation
des sœurs de Notre-Dame; le sacré Cœur de Marie
était le patronnage sous lequel il avait placé leur insti-
tut et leurs vœux*.
Aussi l'orphelinat de la rue de Noyon et l'institution
delà rue Neuve étaient-ils unis, dans ces Cœurs sacrés,
par une communauté d'esprit et d'affections que resser-
rait encore la correspondance de leur commun père. Le
Père Varin envoyait souvent M""" Barat auprès de cette
âme d'élite, comme à l'école de la patience et à la vivante
démonstration de la foi récompensée : « Dites à la bonne
Julie que je pense sans cesse à elle, car j'aime à me
rappeler souvent que le bon Dieu est bon*. » — « Allez,
je vous prie, visiter de ma pari la bonne Julie ; dites-lui
qu'elle ait confiance, et que l'œuvre à laquelle Notre-
Seigneur l'appelle mérite bien qu'on l'achète par quel-
ques épreuves ^ » — Et dans une autre lettre : « Voyez
la bonne Julie, dites-lui bien que je ne l'oublie pas, et
que Notre -Seigneur l'oublie encore moins*. » Sans
1 Voir la Vie de la /<• M. Julie, iii-12. — Paris, Caslorman. 1S(>().
2 Belley, 5 aoiU ISICI.
3 Paris, 11 juin iso:}.
♦ Besançon, 27 juin istll.
CKGANISATION D'AMIENS 81
doute le fondateur voulait que les deux sociétés demeu-
rassent distinctes; leur but n'était pas le même : mais il
les animait d'une mutuelle émulation dans l'amour de
Jésus-Christ; et la mère Julie déclarait que, pour sa
part, elle était très-redevable à la conversation de « la
petite mère Barat».
Mais le secours le plus puissant que le Père Varin
procura à ses filles fut celui do ses prêtres du collège
d'Amiens. Le Père Bruson, qui venait de rempla-
cer le Père Jenesseaux en qualité de recteur, avait
la haute surveillance de l'établissement. Le Père
de Sambucy était chargé des sœurs et des pension-
naires. Le cours d'instruction religieuse était fait aux
enfants par les Pères Charles Leblanc, Varlet et Sel-
lier. Celui-ci, déjà remarquable par son éloquence,
n'était pas encore prêtre. C'était un converti, mais qui
s'empressait de regagner le terrain perdu, en avançant
dans la sainteté à pas de géant. Un autre Père avait
accepté la mission de former les maîtresses aux fonc-
tions de l'enseignement par des conférences spéciales.
C'était le Père Loriquet. Il exerçait alors les fonctions
de préfet et de professeur de sixième dans ce collège
d'Amiens où tant de générations ont appris à le vénérer
et à le bénir. Les religieuses du Sacré-Cœur eurent
ainsi les prémices de ces leçon§ d'histoire qui, publiées
plus tard, ont valu à leur auteur une juste réputation
de talent et de goût.
Sous cette sage direction les études s'organisèrent,
les règlements se constituèrent. Les maîtresses travail-
laient le jour et la nuit : le Père Varin ne cessait de les
encourager. « Dites à vos compagnes, écrivait- il à la
nouvelle supérieure, que je leur crie sans cesse, quoique
82 HISTOIRE DE MADAME BARAT
de bien loin : Courage et confiance ! Du travail et de la
peine en ce monde; rélernité tout entière sera pour le
repos. Au reste, je sais qu'elles ne s'épargnent pas dans
le travail, et qu'elles s'y portent toutes avec ardeur. »
C'est dans ces dispositions que la supérieure s'était
mise elle-même à son nouveau devoir, avec un dévoue-
ment qui rendait Jésus -Christ vivant dans sa servante.
Bientôt le Père Varin put la féliciter d'une vigueur
qui, en elle, ne procédait évidemment que des grâces
d'état. « J'applaudis de bon cœur, lui écrivait-il en
juillet 1803, aux opérations que vous faites, comme
un bon chirurgien qui, pour guérir son malade, ne
craint pas de couper quelque membre. Du reste, je vois
avec un sensible plaisir la force et la sainte liberté d'es-
prit que Dieu vous donne. Continuez d'en user sans
crainte d'entendre dire que vous êtes allée trop loin '. »
— Et quelque temps plus tard ; « Armez -vous de fer-
meté, réprimez les unes, encouragez les autres, faites
respecter par toutes votre autorité, qui est celle de Jésus-
Christ. Soyez sévère sur l'observation de la règle , mais
surtout sur le maintien de la charité mutuelle. »
Donnant elle-même l'exemple de celte charité, la
Mère Supérieure s'était faite toute à toutes. Quelques-
unes de ses sœurs étant tombées malades, elle se
mulliplia pour les soulager et les suppléer; il fallut
qu'un ordre formel du Père Varin lui interdit une
surcharge sous laquelle elle succombait. Malgré ces
travaux, et au sein de souffrances à peu pi es conli-
nuelles , ses sœurs et ses enfants la trouvaient tou-
jours disposée à les entendre et prête à les servii-,
1 Lyon, 20 juill.j( 1803.
ACCROISSEMENTS D'AMIENS 83
Ainsi se conciliant toutes les affections comme tous
les respects, M'"« Barat eut bientôt établi autour d'elle
ce commandement aimable et cette soumission facile
que le Sacré-Cœur regarde comme son essence même:
« La famille des sages et l'assemblée des justes, disent
les Livres saints, est toute obéissance et amour ^ »
Cette famille s'accrut. Au mois de juin. M'"" Barat y
reçut M"^ Adèle Bardot, une de ses compatriotes, pour
laquelle elle-même s'était portée caution auprès du
Père Varin. « J'ai trouvé en elle, répondit celui-ci, les
qualités que vous m'avez annoncées, et je suis sûre
qu'elle prendra l'esprit qu'elle doit avoir. »
Vers cette même époque, M"« de Gassini, fille du cé-
lèbre directeur de l'Observatoire, esprit vif, mais trop
mobile, entra au Sacré-Cœur, où elle ne resta pas tou-
jours, mais où elle revint mourir.
Les plus riches recrues furent faites dans les missions
que le Père Varin prêchait alors dans le Midi, avec les
Pères Barat, Roger, Thomas, Lambert et Enfantin. Au
mois d'octobre, le fondateur envoya de la ville de Lyon
à la maison d'Amiens M"« Marie du Terrail, de laquelle
il disait : « Vous trouverez en elle des talents pour l'en-
seignement et les dispositions propres à votre Insti-
tut. * » Unique rejeton d'une race qui était celle du
chevalier Bayard, M"^ du Terrail avait été élevée dans
la célèbre maison des dames de Saint-Cyr, et elle venait,
âgée de trente-deux ans, consacrer au Sacré-Cœur une
vie vouée jusqu'alors à toutes les bonnes œuvres.
t Filii sapientise, ecclesia justorum et natio illorum , obedientia et
dilectio. (Eccli., m.)
2 Lyon , 23 octobre 1803.
84 HISTOIHE DE MADAME BARAT
Quelques semaines après, les lettres du missionnaire
annonçaient l'arrivée d'une autre postulante : « Elle est
trop timide, mandait-il à la supérieure; vous réformerez
ce qu'elle a d'excessif en ce genre. J'espère d'ailleurs
que vous en serez contente. » Dans une lettre suivante,
il ajoutait ces mots : « Que vous dirai-je de celle-ci, si-
non que, pour l'humilité et la docilité, c'est un enfant'. »
Là se bornait l'éloge : évidemment l'humilité qu'il signa-
lait en elle avait dérobé à ses propres yeux la valeur
de sa conquête.
Cette femme douce et humble était M"'' Catherine de
Charbonnel de Jussac, alors âgée de vingt-neuf ans.
Enfant de la vieille et forte noblesse du Vélay, héri-
tière de l'instruction solide et de l'austère religion de son
aïeule maternelle , elle portait dans son nom des tra-
ditions d'héroïsme , et dans ses destinées le sceau des
fécondes douleurs. Pendant que son grand -père, âgé
de quatre-vingt-neuf ans, expirait dans les cachots de
la Révolution, elle apprenait que son père, colonel gé-
néral d'artillerie au service du roi, s'était fait tuer sur
ses pièces plutôt que de se rendre à l'ennemi. « Nous
accordons la vie à ceux qui nous la demandent, avait-
il répondu; mais pour nous, nous ne la demandons
jamais! » Après la mort de son père. Tunique appui
de Catherine avait été son frère, soldat de la même
cause, qu'elle avait trouvé moyen de sauver et de
cacher à Lyon. Mais à peine venait-elle de le guérir
de ses blessures , qu'il fut enlevé à sa vigilance crain-
tive, et bientôt fusillé, presque sous ses yeux. Éloi-
gnée de sa mère, dont elle avait vainement domand»'-
I Lyon, '. .1 10 novembre 1803.
MADAME CATHERINE DE CHARBONNEL 85
à partager le cachot, demeurée seule, sans pain,
sans parents, sans asile, chargée de ses deux sœurs,
Catherine travaillait pour elles et avec elles le jour et
la nuit. Le conseil municipal de sa ville de Monistrol
lui avait offert des secours, elle avait refusé. Tant de
malheurs et de verlus avaient fait d'elle un objet de
respect et d'admiration. Sa foi, une foi ardente, éclai-
rée, invariable, inspirait son courage. On l'avait vue,
pendant les mauvais jours de la Terreur, se mettre au
service de l'Église et de ses ministres proscrits, confec-
tionnant en secret les ornements des prêtres, portant
les vases de l'autel de village en village, s'exposant
au péril ou plutôt à la fortune d'être prise et de mou-
rir : « Nous ne pensions alors qu'à la joie du mar-
tyre, » racontait-elle plus tard.
Depuis longtemps son cœur s'était donné à Jésus-
Christ par le vœu de virginité. Maintenant l'heure était
venue d'achever son sacrifice. Elle voulait être reli-
gieuse, et elle avait fait choix du couvent des Clarisses
de la ville du Puy , lorsque la Providence la mit sur le
chemin des missions du Père Lambert. Le Père lui
parla de la société du Sacré-Cœur. Elle eut bientôt
compris que Dieu l'y appelait ; et c'est alors qu'elle
vint, montée sur un cheval d'assez chétive apparence ,
trouver le Père Varin pour lui demander d'entrer dans
cette communauté. — « Mais , lui objecta le Père, vous
allez trouver là une supérieure très-jeune, plus jeune
que vous? — Tant mieux, mon obéissance n'en aura
que plus de mérite, » répondit la jeune fille. Aussitôt
elle se mit en route pour un voyage de cent lieues,
et dans la fin de novembre elle était à Amiens '.
1 Voir Notice de la mère de Charbonnel.
86 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Les qualités supérieures d'intelligence et d'âme de
M"® de Charbonnel manquaient d'éclat. Une grande
simplicité, une limidilé extrême, une sorte d'embarras
fut tout ce qui parut d'abord dans la nouvelle postu-
lante. « A son arrivée chez nous, racontait M°* Barat,
elle s'était bien gardée de nous parler ni de sa famille ,
ni de l'instruction complète qu'elle avait reçue de son
aïeule , la femme la plus remarquable de son départe-
ment. Je ne voyais donc en elle qu'une parfaite reli-
gieuse , très-rangée , Irès-laborieuse , faisant une che-
mise par jour ; mais je ne la croyais propre qu'aux plus
humbles emplois. Un jour que je m'occupais d'organiser
les études, je proposai à M"* Cécile de Cassini de se
charger d'une classe. Elle se récria. « Moi ! dit-elle ,
tout au plus pourrais-je donner quelques leçons d'as-
tronomie ou de géographie : c'est l'élément dans lequel
j'ai été élevée, et je n'ai de goût que pour cela. » Elle
s'excusa en outre, — et non sans quelque raison, — sur
l'impatience naturelle de son caractère, qui « lui ferait
jeter les enfants par la fenêtre*». Puis se ravisant :
« Eh quoi ! vous cherchez une maîtresse de [classe ?
vous avez celle qu'il vous faut, et vous ne la connaissez
pas. » Elle me nomma alors M"*^ de Charbonnel. Dans
une promenade commune sur le boulevard de la ville,
Cécile de Cassini lui avait arraché le secret de son
histoire et de son éducation. Je l'examinai moi-même,
je fus charmée de son jugement, de sa délicatesse,
de son érudition, non moins que de sa vertu. Je la
chargeai d'abord des plus petites enfants : elle les com-
mença si bien qu'elles furent , dans toutes leurs éludes,
des élèves distinguées. Successivement la maîtresse
monta de cette dernière classe à toutes les autres ,
LES PREMIÈRES ÉPREUVES 87
jusqu'à la classe supérieure : j'avais reconnu en elle
la tête la mieux organisée de la maison *. »
Ce mérite se manifesta chaque jour davantage.
M™* de Charbonnel devint une des colonnes de la so-
ciété; et elle fut, quarante ans, pour M™* Barat, la
fidèle compagne des bons et des mauvais jours.
Cependant Dieu n'accordait ces premiers accroisse-
ments à la société qu'en les lui faisant payer par de
grandes souffrances. A peine M™^ Barat était -elle su-
périeure depuis quelques mois, qu'une série d'épreuves
lui montra par quelles voies le Seigneur avait dessein
de la conduire.
Vers le mois de juin, elle-même accablée de tra-
vaux, tomba dans un état de langueur et d'épuise-
ment qui commença à inspirer de vives alarmes. Au
mois de septembre, une religieuse, M""* Capy, ayant
été atteinte accidentellement de maladie mentale , ce
fut, dans toute la ville, le prétexte d'un déchaînement
contre la petite maison. Le Gouvernement lui-même ne
dissimulait pas ses sentiments hostiles envers une
Société suspecte de partager toutes les opinions de ses
tondateurs, les Pères de la foi. C'est parmi ces en-
traves que se traîna péniblement l'année 1803.
; Le Père Varin profitait de toutes ces crconstances
pour apprendre à sa fille à entrer résolument dans ce
rôle de victime , qui est inséparable du ministère des
âmes. La grande vérité dont il voulait la convaincre,
elle et sa Société, c'est que Dieu crée tout de rien;
et que l'humble reconnaissance que l'homme fait de
1 M»« Barat, Récréation à Conjlans, 21 novembre M^l .
88 HISTOIRE DR MADAME BARAT
son néant, est la première condition pour devenir
Tinstrument de ce Dieu Créateur.
Il lui écrivait donc : « Ma sœur , ce mot de Jésus
sur Lazare son ami , me revient souvent lorsque je
pense à vous : Infirmitas hœc non est ad mortem, sed
pro gloria Dei , ut glorifîceiur Filius Dei per eam\
Glorifiez par votre petitesse et votre infirmité Jésus-
Christ votre maître, et vous le glorifierez si à votre
petitesse se trouvent joints un grand courage et une
ferme confiance -. »
Il ajoutait : « Jésus-Christ en fondant son Eglise l'a
soumise à toutes sortes de contradictions. Sachant par
quelles épreuves le Maître et ses disciples ont passé ,
vos compagnes oseraient- elles se plaindre si l'œuvre
du Seigneur les exerce par la patience^? »
Il lui faisait entrevoir les bénédictions promises à
la soufi'rance : « Le doigt de Dieu est marqué sur votre
maison par une longue suite d'épreuves et de croix.
Donc il sera marqué bientôt par des faveurs qui la
feront prospérer. Aujourd'hui je vous répète donc : Plus
que jamais confiance ! vous apprendrez bientôt par ex-
périence à connaître le Seigneur ' ! »
Enfin il lui faisait voir son Jésus la précédant sur
celte voie de douleurs : « Oubliez -vous , ma sœur,
que Notre - Seigneur est tombé sous sa croix , sans
se plaindre une seule fois qu'elle était trop pesante?
Jésus-Christ est tombé, Il s'est relevé, mais sans se
1 Celle malarlie ne conduira pas ;\ la mort ; mais Dieu Pcnvoio pour on
tirer sa ploire, cl par elle gloriPuM' son Fils. (S. Jean, xi . ''i.)
2 Paris, 15 juin isQ:], el Lyon, 2'. juillol 180:1.
a Belley, 10 juillet 1803.
4 Lyon, 20oclol.re 1803.
SA MALADIE A PAHIS 89
séparer de cette croix. Il est arrivé au terme , Il est
heureux, et regni ejus non eris /^H^s/ Jésus-Christ est-
votre roi , votre époux , votre modèle : vous êtes mieux
traitée que Lui. Car Lui, quand II tomba, II ne fut
relevé que par les coups et les huées insultantes de
ses ennemis. Il ne fut aidé à porter sa croix que par un
étranger. Et vous , quand vous tombez , ce sont les
saints, les anges, c'est Marie la reine du ciel, c'est
Jésus votre époux qui accourent pour vous recevoir :
plaignez-nous maintenant ^ ! »
L'année 1804 vit- s'aggraver tellement l'état de souf-
france delNP" Barat, qu'on l'envoya à Paris pour s'y faire
soigner. On avait reconnu qu'elle était secrètement en
proie à un cancer qui dévorait sa vie; on la disait aussi
atteinte d'une phthisie qui la consumait. Elle-même crut
toucher à sa dernière heure, comme témoignent quel-
ques fragments de ses lettres d'alors. Elle se résigna.
« Pauvre corps, écrivait-elle, que sera-t-ii bientôt? Que
l'on en fasse ce que l'on voudra : cela ne m'inquiète
guère... Seulement il faut que je profite bien du temps
qui me reste. »
Elle était douce , joyeuse , au sein de ses souf-
frances : « Je souffre, mais le mot : Dieu le veut, fait
tout évanouir. Ma gaieté reparaît : ainsi prenons pa-
tience. Encore quelques minutes, et nous ne souffrirons
plus : cela vaut-il la peine de se tant ménager? » Et
comme on alléguait qu'elle devait se conserver pour sa
Société: « Que sommes-nous, répondait-elle, pour
penser que Dieu ait besoin de nos personnes? Ne
peut-il pas des pierres mêmes susciter des enfants
1 Lyon, 4 novembre 1803.
90 HISTOIRE DE MADAME BARAT
d'Abraham ? Je vous assure que cette réflexion me
console bien de ma mort^ »
Elle passa le mois de mars et d'avril 1804 chez les
sœurs de la Charité, dont les soins intelligents la remi-
rent un peu. Pendant sa convalescence, elle fut reçue
dans la maison de M""" Bergeron, personne riche et
charitable, qui s'ingéniait à lui procurer toutes sortes
de distractions. C'était ce que redoutait le plus cette âme
tout intérieure. Elle s'en explique ainsi dans une de ses
lettres : « Je m'ennuie complètement lorsque je ne suis
pas dans ma chambre. C'est à tel point que je suis comme
ivre par moments, ne sachant ni ce que je fais, ni ce
que je dis. Heureusement j'ai Notre -Seigneur! Il ne
faut rien moins que lui pour faire bonne contenance ici
devant tout le monde. Car la chère dame qui me reçoit
a toujours la fureur que je voie sa famille. Or il semble
qu'elle soit aussi nombreuse que celle de Jacob : je n'en
verrai jamais la fin. »
Cependant M""® Bergeron venait de faire l'acquisition
de l'Abbaye-aux-Bois ; et il était question d'y mettre le
Sacré-Cœur. Dans cette vue, les sœurs d'Amiens pres-
saient M'"® Barat de poser avantageusement sa Société
en se montrant dans le monde. Elle ne fit qu'en rire :
« Qu'irais-je faire dans les beaux cercles ? répondit-
elle humblement et spirituellement. Il est vrai qu'en
voyant une supérieure ainsi faite, peut-être quelques
personnes en prendraient occasion de rendre gloire à
Dieu, qui se sert de n'importe quoi. Mais les autres
en riraient; et saint Ignace défend, pour l'honneur
de la Société, (jue l'on se fasse tourner en dérision. »
1 Lettre (i M"' Deshmjo . \<. b du recufil.
LE SACRÉ COEUR SE SÉPARE DES DILETTE 91
L'Abbaye-aux-Bois échappa au Sacré-Cœur : « Dieu sait
mieux que nous ce qui nous convient, dit la supérieure.
Aussi, quelle qu'eût été ma satisfaction de voir cette
fondation se faire dans la capitale, je me trouve tran-
quille ^ »
Au mois de mai, elle était de retour à Amiens. Mais
là l'attendait une nouvelle secousse. Depuis un voyage
à Rome en 1802, le Père Varin avait conçu de graves
soupçons touchant la pureté des vues du Père Pacca-
nari. Un religieux éminent, le Père Rosaven, acheva
de l'éclairer. La rupture se consomma le 4 juin 1804.
Elle entraîna comme? conséquence la séparation des
filles du Sacré-Cœur d'avec les dilette de Rome. Ce
fut, en somme, une délivrance; et l'institut, désormais
soumis uniquement à la direction de son fondateur,
se trouva replacé sur le courant primitif dont la source
remontait jusqu'au Cœur de Dieu même. Mais au pre-
mier instant M""* Barat ne vit dans cette séparation
qu'une charge plus lourde pour elle : la société re-
tombait désormais sur ses faibles épaules, qui ployaient
sous le poids.
Il est vrai qu'à cette époque la maison de Rome venait
de lui rendre M"*" Octavie Bailly, sur laquelle elle fondait
de solides espérances. Elle lui donna la charge de maî-
tresse des novices; mais bientôt, obéissant à son pre-
mier attrait, cette amie la quitta pour entrer au Carmel.
Ce fut pour la supérieure un vide considérable et une
grande tristesse.
Enfin une autre cause de souci et d'inquiétude était
l'incommodité de la maison de la Rue - Neuve, entas-
1 Lettre à M"" Deshayes, ibid.
92 HISTOIRK DE MADAMK llAHAT
sèment de bâtiments disparates et isolés qui rendait
très-difficile la vigilance des maîtresses, et metlait leur
conscience à la torture. « Que di rai-je de votre position
et de celle de votre famille dans une pareille maison?
écrivait le Père Varin dès Tannée précédente. Il y a
en cela quelque chose de si extraordinaire que certai-
nement le bon Dieu a ses desseins. Laissons-lui le temps
de les manifester. »
En voyant tous ces maux fondre presque à la fois sur un
établissement à peine commencé, la supérieure fit alors
ce que fait une mère en présence du berceau menacé
de son enfant : elle le voua à la sainte Vierge. Voici
comment elle-même racontait ce grand acte : « Dans
l'extrémité où. nous nous trouvions, je ne vis plus d'autre
protection que celle de la Vierge Marie. Comme nous
étions proches de la fête de l'Assomption , j'engageai
nos sœurs à faire une neuvaine , pendant laquelle nous
passâmes en prières tout le temps que nous ne don-
nions pas à nos chères enfants. Le jour de la fête ,
nous fîmes à Marie la consécration de notre société,
avec promesse que cette neuvaine et cette consécra-
tion y seraient renouvelées chaque année , à pareil
joui", tant (ju'existerait cette petite société. »
M""^ Barat ajoutait : « La sainte Vierge nous exauça
en nous accordant des secours que nous n'avions pu ni
prévoir ni espérer. » Le Sacré-Cœur n'attendait que ce
coup de vent du ciel pour se dégager des écucils et re-
prendre sa marche.
On put acquérir alors la maison de rOratoire, oc-
cupée jusqu'ici par le collège des jé»uilos, et anciennc-
ui-enl bâtie j)ar la congrégation du cardinal dt» HéruUc.
Le corps principal était uge construction du stylo le
ÉTABLISSEMENT A L'ORATOIHE 93
plus sévère du dix- septième siècle. Des annexes et des
bâtiments de service construits légèrement Inageaient
la rue de l'Oratoire jusqu'à celle des Augustins. Là
s'ouvrait la chapelle. Elle était grande, simple, d'un
effet très-religieux, avec une façade d'architecture
grecque, un plancher en bois, à cintre surbaissé, un
chœur orné de belles stalles et de boiseries sculptées
représentant les scènes principales de l'Evangile. La
tribune était portée par de grands anges en bois, for-
mant cariatides. Un jardin entrecoupé de pelouses et
d'allées s'ouvrait aux élèves pour les récréations. Tout
près de là , dominant l'enclos et la maison , la cathé-
drale projetait à des hauteurs célestes son admirable
abside. C'était là, près du sanctuaire, « à l'ombre du
Bien- aimé, » comme dit le Cantique, que devait s'as-
seoir définitivement la fondation d'xlmiens, que le Sacré-
Cœur appellée encore le Berceau.
Les réparations étant faites, on en prit posses-
sion en la fête et sous les auspices de saint Michel, le
29 septembre 1804. L'archange vainqueur de Satan et
protecteur de la France devint, à partir de ce jour,
un des principaux patrons d'une Société vouée, comme
lui, à la double mission d'adorer Dieu et de combattre
pour sa défense.
En même temps, la Société continuait à faire de pré-
cieuses recrues. Au nombre des douze sœurs qui ce
jour- là s'installèrent à la maison de l'Oratoire', se
1 Ces douze religieuses étaient : Madeleine- Sophie Barat , Geneviève
Deshayes, Henriette Grosier, Rosalie-Marguerite Debrosse, Marie du
Terrail, Catherine-Emilie de Charbonnel, Adèle Bardot, Félicité Des-
marquest, Henriette Ducis, Thérèse Duchàtel. [Extrait du Catalogue
général.) Il faut y joindre M™''^ Baudemont et Copina.
94 HISTOIRE DE MADAME DARAT
trouvaient deux postulantes qui, depuis quelques jours
à peine, étaient venues frapper à la porte du Sacré-
Cœur, où elles devaient laisser une précieuse mémoire.
L'une arrivait de Versailles : c'était M"® Henriette
Ducis, nièce du poëte de ce nom. Pendant la Révolution
on l'avait vue tout braver pour chercher Notre-Sei-
gneur dans les retraites secrètes où il était alors forcé
de se cacher. Là, son plus grand bonheur était de servir
elle-même la messe aux prêtres proscrits. Nature gaje
et gracieuse , d'une vivacité qui ressemblait à une pétu-
lance d'enfant, on la nommait l'oiseau. Plus riche de son
fonds que de ses éludes, elle devait la facilité de sa pa-
role et de sa plume au cercle choisi qui entourait son
oncle, et dans lequel Henriette avait passé sa jeunesse.
Elle plaisait dans le monde. Aussi la stupéfaction fut-
elle grande quand on la vit aller cacher au Sacré-Cœur
ces trésors auxquels sa foi préférait l'honneur d'être
pauvre, petite, immolée pour Jésus-Christ. « Cette de-
moiselle va se marier, » disait, en la voyant si joyeuse
et si empressée, le postillon de la diligence qui la con-
duisait au couvent. Impatiente, en effet, de ses noces
célestes, Henriette refusa de rien voir à Amiens, même
la cathédrale, et elle courut aussitôt se jeter aux genoux
de la mère Barat. Elle avait alors trente ans. Elle s'ar-
rachait des bras d'une famille profondément chrétieniije
dentelle était le charme. Elle laissait sa mère en deuil,
sa tante inconsolable, sa sœur et ses frères en pleurs.
Seul son père avait dit en levant les yeux au ciel : « Je
vous bénis, mon Dieu, de m'avoir donné une enfant qui
vous soit consacrée'. » Le vieux poêle, Ducis, qui
' Lettre autogr. de M. A m. Ducis, son neceu.
MADAME FÉLICITÉ DESMARQUEST 95
aimait beaucoup cette nièce, recevait par elle l'exemple
de ce mépris du monde et de ce refuge en Dieu qui de-
vait lui inspirer plus tard ses plus belles strophes '. »
La seconde postulante portait en elle seule son illus-
tration. Félicité Desmarquest, la onzième des seize en-
fants d'un cultivateur aisé du village de Guillaucourt ,
dans la Picardie, trouvait, pour toute gloire, dans
l'héritage de ses pères, cette indestructible tradition de
christianisme qu'il n'était pas rare alors de rencontrer
à la charrue. Lorsque, le 19 septembre 1804, elle vint
humblement solliciter une place au Sacré-Cœur, elle
achevait à peine sa vingt- quatrième année. Mais la Ré-
volution qu'elle venait de traverser, les prisons où tout
enfant elle était descendue comme un ange consolateur,
l'exemple des prêtres fidèles que son père avait abri-
tés, et qu'elle-même avait couverts de sa courageuse
discrétion, le spectacle des angoisses de l'Eglise de
France et des sacrés mystères célébrés furtivement
dans les granges elles caves : tout ce contraste de pros-
criptions et de charité, d'impiété et de foi, avait mûri
son esprit, trempé son caractère, et suscité en elle une
forte vocation de vierge, de pénitente et d'apôtre. C'est
ce qui faisait dire à un religieux Prémontré, lui-même
i Celles-ci, par exemple , écrites en 1814 :
Heureuse solitude, Et les rois qui s'assemblent,
Seule béatitude. Et leurs sceptres qui tremblent,
Que votre charme est doux 1 Que les joncs du désert?
De tous les biens du monde
Dans une paix profonde Mon Dieu ! ta croix que j'aime,
Je ne veux plus que vous. En mourant à moi-même,
Me fait vivre pour toi;
Qu'un vaste empire tombe, Ta force est ma puissance,
Qu'est-ce au loin pour ma tombe Ta grâce ma défense.
Qu'un vain bruit qui se perd; Ta volonté ma loi.
96 HISTOIRE DE MADAME BARAT
deux fois revenu du pied de l'échafaud : « Si Dieu
daigne rétablir les ordres monastiques en France, que
de services une telle âme rendra à la religion! »
L'ordre qui, à cette époque, avait les prédilections
de M"'' Desmarquest était le Carmel. Mais il y a des
heures où l'amour de Jésus -Christ doit se faire mili-
tant. Un vénérable prêtre, confident de sa conscience,
étant sur son lit de mort, lui assigna le poste où Dieu
la voulait : « Je crois que je vais mourir, et comme je
n'espère plus revoir M"" Desmarquest, dites-lui de ma
part que Dieu ne la veut point au Carmel, mais au
Sacré-Cœur! » Cette parole prononcée aux portes de
l'éternité parut à Félicité un ordre du ciel. Elle obéit
à cette voix, et la Société ' reçut celle qui allait devenir
une de ses plus saintes filles.
A mesure que nous verrons surgir ces vocations éclai-
rées d'une si merveilleuse lumière, nous y remarque-
rons d'abord un trait commun. Ces premières Mères
du Sacré-Cœur ont presque toutes passé par le creuset
de l'épreuve révolutionnaire : « Voici que ceux-ci vien-
nent de la grande tribulation, dit l'Apocalypse. Ils se
tiennent debout en présence de l'Agneau, et la palme
des victorieux est dans leurs mains ^ »
Mais au sein de cette unité première de destinées, il
ne sera pas difficile de distinguer dans les ^mes deux
attraits différents. Les unes, précédemment vouées aux
œuvres extérieures, et touchées des besoins de ce monde
qu'elles ont connu, cherchent dans la vie religieuse sur-
tout l'apostolat. Ce que celles-ci ont vu dans le Cœur de
Jésus-Ctirist, ce sont principalement les flammes qui en
1 Notice sur. la mère DesinariiAcut. LeUros annuelli;s, 187(t.
2 Apocal., cap. vu.
MADAME FÉLICITÉ DESMARQUEST 97
sortent pour réchauffer le monde. Les autres, précé-
demment inclinées vers le Carmel, vers les Clarisses
et la Trappe même , sont plus émues des outrages faits
au Cœur de Jésus -Christ; c'est sa blessure qu'elles
regardent, et elles veulent y cacher une vie de répara-
tion, de contemplation et d'amour. L'institut du Sacré-
Cœur repondra à ce double attrait de la gloire de Dieu
et du service des âmes : « C'est une lampe qui brûle et
qui éclaire, » a dit Jésus-Christ en parlant de son Pré-
curseur. Brûler et éclairer, se consumer dans l'amour,
se répandre dans le zèle : tel est le double but qui, dans
la Société dont nous écrivons l'histoire , ira se dessinant
chaque jour davantage.
M"^ Desmarquest apportait l'un et l'autre de ces élé-
ments. « C'était, dit une de ses filles, la représentation
du recueillement et de l'ordre que notre mère Desmar-
quest. Modeste, silencieuse, elle effleurait à peine le
sol que ses pieds parcouraient sans bruit. A défaut de
cette distinction souvent superficielle qui vient de l'habi-
tude du monde , la fille du cultivateur avait celle que
donnent l'inviolabilité morale et l'exquise correspon-
dance à la grâce. Elle semblait être toujours avec
Notre -Seigneur dans une intimité que rien ne pouvait
troubler. Mais en même temps active, diligente, ordon-
née, elle était cette femme forte vantée par l'Ecriture,
qui manie le fuseau et met la main aux plus rudes ou-
vrages. Les humbles soins du ménage et de l'économie
domestique recevaient d'elle cette dignité toute surna-
turelle que l'union à Dieu confère à tout ce qu'elle
touche. D'autres, comme la mère de Charbonnel, de-
vaient seconder, davantage M""' Barat dans l'œuvre de
l'éducation et l'exercice de la vie apostolique; mais per-
I. — 7
98 HISTOIRE DE MADAME BARAT
sonne ne Taidera plus que M"^ Desmarquest à fonder
au Sacré-Cœur la vie de Nazareth, base de toute vertu.
Je me la représente comme le type de l'épouse fidèle de
Jésus -Christ : attachée au cœur et au foyer de l'époux,
également attentive à lui plaire et à le servir. »
Avec de pareilles maîtresses, le pensionnat se rem-
plit : « Ce pensionnat, écrit une des premières élèves,
était établi dans le style grave et sérieux, où les monda-
nités étaient vraiment inconnues , à peu d'exceptions
près^ » — « Les enfants nous donnaient de grandes
consolations, rapporte M""^ Deshayes. Elles rivalisaient
dans le bien; et l'amour de leurs maîtresses était une
puissante excitation à le faire. Ne pas leur parler était
la plus grande pénitence qu'on pût leur infliger : « Oh!
« Madame, dites- moi des paroles qui grondent, mais
« parlez-moi! » disait une des plus petites qu'on avait
punie de cette sorte. Un jour M""® Grosier revenait de la
messe lorsque, se retournant, elle vit derrière elle une
enfant de dix ans qui baisait religieusement le bord de
sa robe: — « Mais que faites- vous donc là, Caroline? —
<( Madame, répondit l'enfant surprise et confuse, Ma-
« dame.., vous avez communié ce matin-, »
Cette enfant d'une si grande foi était M"'' Marie-Caro-
line de Beaufort, que nous retrouverons encore dans
cette histoire; et qui, devenue plus tard comtesse de
la Granville, laissera dans le Nord le souvenir d'une
chrétienne d'un esprit élevé, d'une charité inépuisable
et d'une rare sainteté ^.
i Souxtenirs de Jl/"' Herbert, p. 17 el IS.
2 Notes de M"" Deshayes, \>. 22.
•< l'arnii les iieiisionnaires ilislinguées <lo rc Icmp!», on ivmar(|uait •
LE PENSIONNAT DE L'ORATOIRE 99
M'"^ Barat était l'àme de cette éducation. « II me
semble, écrit l'une de ses pensionnaires, il me semble
encore voir ses yeux éclairés d'une flamme céleste , en-
tendre ses paroles courtes mais si pleines d'onction,
quand elle nous entretenait du royaume de Dieu. Elle
aimait à nous surprendre pendant nos récréations. Tout
s'animait alors : « Mes enfants, chantez-moi le cantique
a que j'aime ! » Nous chantions : Qu'ils sont aimés, grand
Dieu, tes tabernacles. Elle nous écoutait, puis elle nous
en faisait ressortir les plus belles pensées. C'étaient des
moments de bonheur. Quelle sérénité elle portait dans
son regard! quelle humilité dans son maintien et ses
discours! quelle indulgence maternelle dans la correc-
tion de nos défauts ' ! »
Ces jeunes filles appartenaient à des familles fort
diverses de fortune et de condition. Mais M^? Barat
savait se faire toute à toutes. Les riches la recher-
chaient pour la distinction naturelle qui la plaçait au
niveau des plus hautes classes, et qu'elle n'avait ap-
prise qu'à l'école de Dieu. Les petits et les simples
l'aimaient polf^ sa charité et sa condescendance. L'en-
tendant leur parler, avec la même compétence, des
choses de leurs champs et des choses de Dieu : « Vrai-
les cousines de M™e de la Granville : M'^" de Beaufort, dont l'une fut
M"'= la marquise de Pariz; une autre, Léopoldine, comtesse de Namur
d'Elzée, l'apôtre de sa contrée; Laure, qui se consacra aux bonnes œuvres ;
Eulalie, qui fut religieuse du Sacré-Cœur et mourut à Orléans.
Nommons encore : Pauline Errembault du Maisnil, qui fit tant de bien
à Tournay; Virginie Guidée (M'"» Anlhime Jérosme), une vraie sœur de
Charité dans le siècle. — Henriette de Hame (M™<= de Rochemore) ; M™» Van
der Cruisse; surtout la charitable bienfaitrice des pauvres, des malades et
des écoles, Félicité Vifquin. La ville de Tournay, par reconnaissance, a
donné son nom au quai qu'elle habitait.
1 Lettre autogr. de M'"' la baronne d'Olîslagers.
100 HISTOIRE DE MADAME BARAT
ment cette femme sait tout! » disaient les fermiers de
la Picardie.
Telle fut pendant ces premières années l'existence du
Sacré-Cœur, perpétuellement ballotté entre l'adversité
et la prospérité, entre la mort et la vie. Telle fut dans
ces commencements l'âme de M'^^Barat, à la fois humble
et grande, patiente et généreuse, oublieuse d'elle-même
et confiante en Dieu seul. Telle elle sera toujours; et
dans cette humilité et cette docilité nous pouvons entre-
voir un des premiers traits de la physionomie qui dis-
tingue les saints. D'abord ils n'appellent pas, ne pro-
voquent pas leur mission : ils la redoutent. Leur premier
sentiment est celui de l'épouvante, écrasés qu'ils sont
par la disproportion de l'œuvre et de leurs forces. Dans
cette disposition, on ne les voit pas se hausser et
s'exalter eux-mêmes, comme les faux grands hommes
qui cherchent à se surfaire. Leur élévation les laisse
à leur modestie, à leur simplicité, à leur ingénuité,
à toutes ces choses aimables qui nous attirent à eux ,
et par où nous pouvons les approcher encore. Ils
sont divinement grands, parce que la vertu du Très-
Haut les recouvre ; ils restent humainement petits, parce
qu'ils sentent que celte force est en eux, mais sans eux.
Ce n'est pas de leur suffisance, c'est de leur confiance
seule que leur viennent ces dons; et « s'ils peuvent tout
en Celui qui les fortifie, c'est uniquement par sa grâce
qu'ils sont ce qu'ils sont ». Ainsi se fait cette harmonie
de toutes les élévations avec tous les abaissements
dont Marie est le type, dont le Mcujniflcat est l'hymne,
et dont l'âme des saints est la reproduction immortelle.
Nous avons vu jusqu'ici la première de ces choses :
dans M"" Baral, l'humililé selon Dieu. Nous verrons
LA VRAIE GRANDEUR DES SAINTS 101
maintenant la seconde, qui en est la conséquence : la
participation à la toute-puissance de Dieu. « Le Seigneur,
regardant la bassesse de sa servante, va faire en elle de
grandes choses. » L'œuvre va se dilater, le cénacle va
s'ouvrir, pour envoyer déjà ses ferventes colonies sur
divers points de la France. La nouvelle période dans
laquelle nous entrons est celle de ces premières fonda-
tions du Sacré-Cœur.
LIVRE II
LES PREMIERES FONDATIONS
LIVRE II
CHAPITRE PREMIER
LA FONDATION DE GRENOBLE
MADAME BARAT ET MADAME DUCHESNE
De Novembre 1804 à Novembre 1805.
Le P. Varin annonce M'"'^ Duchesne, son admiration. — Longue et belle
préparation de l'âme de M™^ Duchesne. — Son établissement à Sainte-
Marie -d'en- Haut. — Visite et décision du P. Varin. — Voyage de
M"" Barat à Grenoble; encouragements du P. Varin. — Le monastère
de Sainte-Marie. — La réception de M™« Barat.— Fêtes de Noël à Sainte-
Marie, retraite, prudentes réformes, noviciat. — Sainte amitié des deux
Mères. — Émulation dans l'amour de N.-S. et les mortifications. — Les
novices : M™' Henriette Girard ; la jeune sœur Emilie Giraud. — Pre-
mières croix et confiance. — M™' Barat à Lyon, sa correspondance avec
ses filles. — Le pape Pie VH bénit à Lyon la supérieure du Sacré-
Cœur. — Retour à Grenoble. — Lettres du P. Varin; la croix, chemin
du ciel. — Sainte allégresse des sœurs. — Le pensionnat; les élèves.
— Euphrosyne Jouve. — Les novices font leurs vœux. — L'union des
deux fondatrices : amitiés des saints.
Depuis quelque temps le nombre croissant des sœurs
faisait prévoir au Père Varin que le Berceau d'Amiens ne
pourrait plus suffire à la Société. « Il faudra bientôt, de
toute nécessité, former une seconde maison, écrivait -il
dès le mois d'octobre 1803, car il y a d'autres postu-
lantes qui sont ou semblent faites pour vous, et où les
mettre*? »
t Lyon, 23 octobre 1803.
106 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Dans l'été de l'année suivante, une de ses lettres
annonçait que la Providence venait de lui présenter
une affaire pleine d'avenir. « J'ai fait pour vous, dans
mon voyage, écrivait-il de Lyon, le G août 1804,
une belle acquisition, mais qui demanderait , ce semble,
votre présence. Que ne pouvez-vous vous mettre en
quatre^? » — Six jours après, l'affaire marche, et déjà
sa reconnaissance éclate dans ces lignes : « Remerciez
le bon Dieu de ce que je n'aurai que de bonnes nou-
velles à vous donner. Oh ! bien fou est celui qui ne
sait, pendant l'orage, croire au retour du beau temps!
Bien plus fou est celui qui, au milieu des épreuves,
ne sait pas s'abandonner à Celui qui les envoie ^ » Il
disait pour conclure : « Il ne s'agit pas encore, ma chère
sœur, de vous mettre en quatre, mais en deux. Je vous
entends vous récrier : Eh! mon Dieu, comment faire?
On a déjà tant de peine à faire aller un pauvre petit
ménage. Et puis, si le tout vaut si peu, que sera-ce
de chaque moitié? — Modicœ fidei, quare dubitasti?
0 âme de peu de foi, pourquoi doutez-vous? Noire-
Seigneur se chargera de donner à chaque moitié la va-
leur du tout. Seulement, ayez confiance! »
Il mit les sœurs en prières : « C'était, comme il di-
sait, le seul moyen de parer aux inconvénients, en ren-
dant Dieu lui-même responsable de l'entreprise ^. »
Puis quand il se fut assuré que telle était bien, en effet,
la volonté divine, il n'hésita plus et il écrivit : « Sou-
tenez-vous, ma sanir, par une vive confiance, et jetez-
» Lyon, 6 août 180/|.
2 Lyon, 12 aoiH IhO'..
3 Lyon, 6 oclobre 1804.
MADAME PHILIPPINE DUCHESNE 107
VOUS à corps perdu dans le saint abandon entre les
mains de Notre -Seigneur Jésus- Christs »
Ainsi la prière, la confiance, l'humble soumission aux
ordres de Dieu, la joie de le servir : voilà ce que nous
trouvons tout d'abord aux fondements de la maison de
Grenoble.
Cette confiance d'ailleurs était justifiée. L'âme de
l'entreprise que le Père Varin préparait, était une émi-
nente chrétienne du pays, pour laquelle on sentait son
admiration croître de lettre en lettre : « Je ne vous cache
pas que c'est elle que j'ai principalement en vue, écri-
vait-il, lorsque je balance les raisons de cet établisse-
ment. Oh ! je serai bien trompé s'il n'y a pas en elle une
âme grande et généreuse. Vous direz en la voyant : En
voilà une^î » Revenant encore sur ce sujet, il écrit de
Paris : « Je ne vous ai pas trompée dans le bien que je
vous ai dit de votre future compagne. Je vous le répète
de nouveau : c'est une âme digne de servir Notre-Sei-
gneur. Je vois à Paris bien des personnes qui l'ont
connue : toutes lui rendent justice : on ne parle d'elle
qu'avec admiration ^ »
Une dernière lettre du Père à M""^ Barat annon-
çait que lui-même se rendait à Amiens pour y traiter
de la fondation de Grenoble. Il y vint, en effet, et il fit
connaître à la communauté celle qui allait donner au
Sacré-Cœur sa personne, sa maison et sa vie. « Vous ne
serez donc pas seules pour cet établissement, dit-il à
ses filles, vous trouverez là pour vous seconder quel-
ques personnes, mais une surtout!... Fût-elle seule et
1 Lyon , 6 octobre 1804.
2 Ibid.
3 Paris, 14 décembre 1804.
108 HISTOIRE DE MADAME BARAT
au bout du monde, vous devriez aller l'y chercher/... »
Celle qui était l'objet d'un éloge si complet, bien
qu'à peine égal à son mérite, était M"* Philippine Du-
chesne, qui, après M™® Baratet un peu au-dessous d'elle,
va jouer le plus grand rôle dans la Société. C'était une
âme taillée à l'antique. Esprit ferme et élevé, caractère
énergique et entreprenant, se jetant de prime abord
dans les voies de l'héroïsme où elle entraînait après
elle, conscience sévère pour elle-même et pour les
autres, cœur embrasé d'un zèle impatient de conquêtes,
et auquel bientôt l'Europe ne pourra plus suffire,
M""® Duchesne présentait avec sa future supérieure de
profondes analogies et de saisissants contrastes. C'était
au fond, dans l'une et dans l'autre, le même et indis-
pensable amour de Notre-Soigneur Jésus-Christ, de
l'Église et des âmes. Mais chez l'une, l'ardeur, l'impa-
tience, l'élan et l'initiative tranchaient avec l'esprit plus
égal, plus pondéré, plus patient, plus profond, qui de
jyjme i3apr^j_ faisait une âme maîtresse. Il y avait dans
l'une du soldat et du missionnaire; il y avait davantage
dans l'autre de la douce reine, de la mère et du pas-
leur.
Du reste , une éducation pareillement supérieure
rapprochait ces deux femmes. Celle de M"''" Duchesne
avait été commencée chez les Visitandines de sa ville de
Grenoble, en leur monastère de Sainte -Marie-d'en-
Haut. Elle s'était ensuite continuée dans sa famille,
sous la même direction et avec les mêmes maîtres que
ses cousins gormains , Augustin et Casimir Périer,
dont le dernier devait s'illustrer plus lard par de
grands services publics. Longue française et latine,
littérature étrangère, beaux-oris, dessin, p«Mnlnre ,
MADAME PHILIPPINE DUCHESNE 109
toutes les branches de l'instruction furent embrassées
par elle , avec une ardeur qu'expliquait son secret des-
sein de consacrer tout cela à Dieu et aux âmes, dans
l'état religieux.
Or, c'était précisément ce que redoutait le plus M. Du-
chesne, son père, avocat honorable au parlement de
Grenoble. Dans cette appréhension, il la retira de bonne
heure de Sainte-Marie-d'en-Haut. Philippine se sou-
mit : elle sortit, vit le monde, parut s'y plaire un instant,
y trouva de brillants partis, les refusa; puis, un jour,
à l'âge de dix -huit ans, à l'insu d& sa famille, et
conduite seulement par sa tante Périer, elle revint
comme postulante à la Visitation. Elle y était novice,
et n'attendait que l'âge de prononcer ses vœux, quand
la Pvévolution vint briser sa clôture , mais sans ébranler
son dessein.
Rentrée dans sa famille. Philippine attendit le jour
de Dieu dans l'exercice de la plus infatigable charité.
Tantôt, à la tête de quelques compagnes dignes d'elle,
elle pénétrait hardiment dans les cachots de la Terreur,
soutenait les prisonniers, visitait les pauvres, soula-
geait les malades, transportait dans sa chambre et
mettait dans son lit de pauvres femmes mourantes aux-
quelles elle amenait un prêtre, sans souci du péril au-
quel elle s'exposait: « Laissez -moi, disait- elle, c'est
mon bonheur et ma gloire de servir Jésus-Christ dans
la personne des malheureux. » Tantôt, un peu plus
tard, s'inspirant de la charité de son grand protecteur,
saint François Pvégis, elle rassemblait chez elle pour
les catéchiser une vingtaine de petits garçons aban-
donnés, intraitables, vivant comme des animaux, et
elle leur faisait faire leur première communion ,
HO HISTOIRE DE MADAME BARAT
malgré mille difficultés et contradictions. « Ils ne
manquaient pas ensuite de me saluer dans les rues,
raconte- 1- elle gaiement, de sorte que j'avais Fair de
connaître tous les porteurs de fumier. Ils ont été une
rude expérience à ma patience, et je crois leur devoir
la maison que nous possédons ^ »
« Je les faisais prier pour que Dieu m'éclairât sur ma
vocation, » ajoute cette femme de foi. Elle était solli-
citée en deux sens divers. A l'âge de huit ans, ayant
entendu les récils d'un Père jésuite qui revenait de la
Louisiane, elle s'était sentie prise d'ardeur pour les
missions; et depuis lors « le seul nom de sauvages,
de missionnaires, de propagande, de martyre, faisait
tressaillir son cœur ^ » D'autre part, elle regrettait
son couvent de Sainte-Marie, qui, converti en prison
pendant les jours de la Terreur, n'était plus mainte-
nant qu'une solitude désolée. Non contente d'y porter
les lamentations du prophète Jérémie, elle fut trouver
le préfet, M. du Bouchage, et obtint de le louer. Ici
son récit est vraiment sublime : « Au sortir de la
préfecture, raconte cette grande chrétienne, mon pre-
mier soin fut d'aller remercier Dieu de ce bienfait chez
un pauvre malade que j'allais voir tous les jours. Il
parut oublier ses maux pour ne penser qu'à la nou-
velle que je lui annonçai le premier, comme à Jésus-
Christ, mon bon Maître, qu'il me représentait par ses
soulîrances. »
Quatre jours après, 14 décembre 1801, M"' Du-
chesne, aidée de ses pauvres enfants, prenait posses-
1 Histoire de la fondation de Grenoble. Aulogr., p. /*.
- (;oni|)lc rendu de sa vocation à M"" Daral, 12 papes in-'i" .uiImum-.
MADAME PHILIPPINE DUCHESNE 111
sion de Sainte-Marie-d'en-Haut. Quelqu'un lui conseil-
lait d'attendre jusqu'à Pâques. « Je répondis, écrit-elle,
que je ne retarderais pas d'une heure mon retour dans
le saint asile après lequel j'avais tant soupiré; qu'il
était temps de montrer au monde qu'il en avait menti,
quand il avait osé dire que nous étions des victimes for-
cées, et que nous nous plaisions avec lui^ »
M"*^ Duchesne s'empressa d'ouvrir le monastère à
ses anciennes sœurs. Fidèles, mais dispersées dans
toutes les contrées de l'Europe, celles-ci n'y revin-
rent qu'en petit nombre. Celles qui y restèrent furent
moins nombreuses encore. Ainsi , après plusieurs an-
nées d'attente et de rudes épreuves, M"" Duchesne se
trouva avec huit élèves seulement , une sœur converse,
une jeune postulante et deux religieuses de chœur.
Sûre de sa vocation et de sa résolution , elle com-
mençait à devenir moins certaine des voies par les-
quelles Dieu voulait la conduire. C'est alors que le
frère d'une de ses compagnes, M. l'abbé Piivet, vicaire
général de Grenoble, lui fit connaître le Sacré-Cœur,
et la mit en rapport avec les Pères de la foi qui prê-
chaient à Lyon. A partir de ce moment, elle ne cessa
d'implorer secrètement la grâce de s'agréger à la So-
ciété naissante. Elle se crut exaucée quand M. l'abbé
Pdvet lui amena la visite du Père Varin et du Père
Roger, ses amis.
Cette visite fut mémorable. C'était le 31 juillet 1804,
jour où l'Église célèbre la fête de saint Ignace. On
solennisa cette fête avec une grande ferveur ; mais ni
ce jour ni le lendemain, même à l'heure de son dé-
1 Histoire autographe de ta fondation de Grenoble, p. 9.
112 HISTOIRE DE MADAME BARAT
part, le Père Varin ne parla de quoi que ce soit,
sinon de la lenteur nécessaire dans l'accomplissement
des œuvres de Dieu. Ce n'était pas ainsi que l'entendait
^jme Duchesne. « Mais, mon Père, observa-t-elle avec
une vive émotion, l'Ecriture ne dit-elle pas, en parlant
de Dieu, qu'il s'avance à pas de géant? Et si saint
François Xavier eût marché si posément, aurait -il
poussé si loin les conquêtes du royaume de Jésus-
Christ? » Le Père Varin sourit. La veille au soir,
quand il donnait la bénédiction du très-saint Sacrement
dans la chapelle des sœurs, Notre-Seigneur lui avait
fait connaître sa volonté. « Vous dites vrai, ma fille,
répondit-il à M™" Duchesne. Il ne faut plus tarder ;
et M™® Barat va vous être envoyée pour voir ce qu'on
pourra faire de cette maison ^ »
Heureuses de cette promesse, les religieuses de Gre-
noble écrivirent à la supérieure d'Amiens combien
elles seraient heureuses de devenir ses filles. Celle-ci
les exhorta à se tourner vers Dieu : « Le Seigneur
vous bénira , leur répondit - elle ; et vous , par vos
prières , vous m'obtiendrez les grâces qui me sont né-
cessaires pour accomplir ses desseins. Qu'il est con-
solant de trouver des âmes qui veulent aimer et faire
aimer le bon Dieu, et qui sont prêtes à tout sacrifier
pour sa gloire ! Que vous êtes heureuses vous-mêmes
d'avoir été appelées à cette sublime vocation, et plus
heureuses encore d'être résolues à ne rien épargner,
afin de vous en rendre dignes * ! »
Il l'ut entendu avec le Père Varin (jue M"" Barat se
1 Histoire aulogv. de Sainte -Marie- d'en - Ilaul , par M"" Duchesne.
page 27.
- A M"" Duclicsiic. Amiens, 2 novembre 18(i4. Lellre i".
ELLE SE REND A GRENOBLE 113
rendrait à Grenoble à rentrée de l'hiver. Il en coûta
beaucoup à la Mère supérieure de s'éloigner de ce
berceau d'Amiens , si frêle encore : « Ah ! disait une
de ses lettres, si sainte Thérèse éprouvait une si grande
peine à se séparer de ses filles, lorsqu'elle allait fonder
quelque nouveau monastère, comprenez -vous ce que
doit ressentir une pauvre créature comme moi? Il n'y
a que le bon Dieu qui soit capable de me soutenir dans
ce déchirement. »
Avant de partir, la supérieure reçut, le 21 no-
vembre, les vœux de trois professes, MM"®^ de Ghar-
bonnel, du Terrail et de Brosse. Gette dernière, née
à Ghalet, au diocèse de Verdun, et entrée, au mois
de mai de l'année précédente, dans la société des
Dames du Sacré-Cœur, devait accompagner M'"'' Barat
à Grenoble. La sœur Maillard leur fut adjointe. C'était
l'ancienne servante de M"" Deshayes , associée à toutes
ses œuvres , et femme d'un mérite supérieur à son
état. Le gouvernement de la maison d'Amiens fut
laissé aux mains de M"'® Baudemont , ancienne reli-
gieuse Clarisse, faite à l'exercice de la discipline et
du commandement.
C'était, à cette époque, une entreprise pénible, longue
et hasardeuse, surtout pour la jeunesse et l'inexpé-
rience de quelques femmes, qu'un voyage de près de
deux cents lieues par les voitures publiques et au com-
mencement de la mauvaise saison. M™® Barat entrait
dans cette existence de courses et de continuelles sépa-
rations qui, pour ce cœur avide de repos, de solitude
et d'affections suivies, inaugurait un martyre qui va se
prolonger pendant plus de cinquante ans.
Aux principales étapes de cette longue route , les
L — 8
114 HISTOIRE DE MADAME BARAT
lettres du Père Varin venaient lui apporter des encou-
ragements , et comme un viatique qui la réconfor-
tait.
Il lui demandait d'abord la magnanimité. La Société
grandissant, il estimait que l'âme de la fondatrice
devait grandir en proportion : « 0 ma sœur en Jésus-
Christ ! vous m'avez promis qu'en vous Notre-Seigneur
trouverait une âme selon son cœur, une àme grande
et généreuse , une âme toujours prête à s'ouvrir à tous
ses desseins , sans s'étonner de leur grandeur ni de
leur difficulté. Dites-lui donc souvent : Paratum cor
meum, Deus, paratum cor meum \ »
Dans une seconde lettre, faisant le même appel à sa.
grandeur d'âme , l'apôtre poussait ce cri : « Des âmes î
des âmes!... Mais pour en gagner ou pour en former,
il faut en avoir une non petite , non ordinaire , mais
grande, vaste, plus vaste que l'Océan. Xavier n'a
entrepris la conversion de l'univers que parce qu'il avait
une âme plus vaste que l'univers -. »
Il lui faisait voir encore que la foi est la première
vertu des fondateurs: « Ayez donc une foi bien vive,
une foi qui perce le ciel , une foi qui , vous ouvrant le
cœur de Notre-Seigneur, vous y découvre l'abîme de ses
bontés et de ses miséricordes. Cette vue vous ravira
d'admiration, de courage et de confiance. Alors vous
serez cette âme forte si difficile à trouver. Mulierem
forlem quis inveniet? procul... Mais ce sera pas au delà
de Grenoble qu'il faudra la chercher ^ »
1 Mon c(cur csl prêt, Seigneur, mon cœur est prêt ! (l'sal. i.vi, ><.)
Novembre 180/| (sans date de jour).
'■i- Amii-ns, 'i décembre 180'i.
3 (Jui trouvera la femme forte? Il fuutha alb-r loin, il'rov. .\m, 10.
Paris, 8 (|.'c<-ml>re 180'i.
LE MONASTÈRE DE SAINTE-MARIE 115
Partie d'Amiens le 22 novembre, ce fut seulement
le 13 décembre, après une station de huit jours à Joi-
gny, et une autre de trois ou quatre jours à Lyon,
que M'"*" Barat arriva enfin au monastère de Gre-
noble.
Elle fut saisie du grand aspect de ces lieux. En
effet, on trouverait difficilement un site plus large-
ment ouvert que celui de Sainte -Marie -d'en -Haut.
Appuyé, à mi-côte , sur un de ces premiers contreforts
des Alpes qui enveloppent Grenoble d'une ceinture de
montagnes, le couvent voyait s'étager à ses pieds la
ville entière. Au delà, et à l'endroit où l'Isère et le
Urac commencent à mêler leurs eaux, s'ouvrait la pro-
fonde échancrure par où la vue se perd sur la riche
vallée du Grésivaudan. Au-dessus du monastère, s'é-
lançait presque à pic le mont Rabaut, qui reçut plus
tard la citadelle. Un large amphithéâtre de sommets
gradués s'enfuyait aux dernières limites de l'horizon;
et au-dessus de la région des cultures, puis des forêts,
étincelait la ligne des neiges éternelles.
De précieux souvenirs de sainteté s'encadraient dans
ce cercle d'une magnifique nature. Le monastère de
Sainte-Marie avait été fondé par M""^ de Chantai. La
sainte l'avait elle-même habité plusieurs fois; on y
gardait sa ceinture, on y montrait sa pauvre chaise
ou sellette de bois; on y vénérait la place où, le
28 décembre 1622, à genoux près de là grille, elle
avait entendu une voix mystérieuse lui dire : Il n'est
plus, à l'heure même où François de Sales expirait à
Lyon. Le saint évêque de Genève y avait, lui aussi, sé-
journé plus d'une fois; et la chapelle conservait des
ornements épiscopaux qui avaient été à son usage.
116 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Cette chapelle, fondation du duc de Lesdiguières, lais-
sait voir encore, dans sa misère actuelle, quelques
beaux vestiges de sa richesse d'autrefois. Le chœur
des religieuses, la grille en bois qui le fermait, les
autels en marbre, les peintures murales, les dorures
du sanctuaire, les sculptures des stalles étaient encore
subsistantes, sinon bien conservées. « Notre église,
raconte le journal de M"'' Duchesne, fut la première
de Grenoble où le culte catholique reparut dans sa
splendeur, après la Révolution. » En effet, grâce à ses
soins, dès l'année 1801, le petit clocher du monastère
avait retrouvé sa voix , pour annoncer que ce lieu était
redevenu une maison de prière.
Lorsque M""" Barat , qui n'avait jamais vu de mo-
nastère cloîtré , fut introduite dans l'intérieur de celui-
ci, par un corridor sombre, surbaissé et étroit, son
cœur se serra , comme elle l'a avoué depuis. La pré-
sence de M""' Duchesne l'eut bientôt dilatée. A la ma-
nière antique , celle-ci commença par se jeter à terre
pour lui baiser les pieds, en récitant ces paroles du
psaume : Qu'ils sont beaux, sur la montagne, les pieds
de ceux qui apportent la paix, qui annoncent les vrais
biens * /
Le jour de cette réunion fut, de part et d'autre,
celui d'un grand bonheur. « Quelle fut la joie de cette
journée à jamais mémorable ? dit M""' Duchesne ; il
est inutile cf'en parler. Elle fut toute dans le Seigneur,
qui nous en procurait l'inappréciable sujet. C'est donc
à Lui surtout que nous en parlerons dans le sentiment
d'une huniMr reconnaissance *. » Et (juclques lignes
' M'"' l)ucln!Siie, Hisloirr uttlu(jr. de Saittlr-Marie , \). 1.
2 Ihid.. p. /il.
LE MONASTÈRE DE SAINTE-MARIE H?
après : « Maintenant le moment est venu pour moi de
me taire. Il ne me reste plus qu'à obéir, et à dire avec
un sentiment profond d'actions de grâces : Je chanterai
éternellement les miséricordes du Seigneur: Domine,
memorabor justitiœ iuœ solius. »
En prenant possession d'un couvent qui avait reçu
des religieuses de tout ordre et qui gardait encore
des usages de tout genre , M- Barat craignait de
grandes difficultés. Le Père Varin lui traça sa ligne de
conduite: « 11 faut, lui écrivait-il, il faut dans la re-
forme, plus de patience que d'ardeur, plus de pru-
dence que de zèle. Il faut aller doucement et gagner
les cœurs : le reste vient ensuite et en détail, sans
clameur et sans bruit. Défiez-vous donc du désir de
voir tout aller au mieux ^ » Dès la fin de décembre,
il lui donnait cette maxime qui fut constamment celle
du gouvernement de M- Barat: « Fermeté dans son
temps, dureté jamais; douceur et charité partout et
toujours ^ »
•Fidèle à cet esprit, la supérieure estima que la trans-
formation de Sainte-Marie-d'en-Haut ne devait être que
le fruit de l'amour de Jésus-Christ; et son premier soin
fut de l'allumer dans les âmes. Comme on était alors
dans l'Avent, elle en profita pour entretenir ses filles
du mystère et du bienfait de l'Incarnation. En même
temps on priait beaucoup dans la Société. A Amiens,
les neuvaines pour la maison de Grenoble devaient se
succéder jusqu'à l'Epiphanie : « Notre -Seigneur est si
bon, écrivait le Père Varin, que vous obtiendrez tout
1 Amiens, 18 janvier 1805.
2 Paris, 23 décembre 180A.
118 HISTOIRE DE MADAME BARAT
de Lui. Il viendra à nous, petiL Enfant d'un jour dans
le cours de notre neuvaine , et alors , ma chère sœur,
que pourra -t -il nous refuser'? »
Les fêtes de Noël arrivèrent. Bethléhem sembla revivre
au sein de ces montagnes, et dans ce monastère dont le
délabrement ne rappelait que trop la nudité de l'étable.
« La neige y entrait en plusieurs endroits , raconte
M*"* Duchesne. Il manquait à l'église trois fenêtres et
une porte. Le froid était très-vif, mais nous ne le sen-
tions pas ^ »
Une fois le règne du Sacré-Cœur établi dans les âmes,
rien ne leur coûta plus. On commença les réformes. Sur
la demande de la supérieure, on supprima les grilles,
on renonça à certaines exigences claustrales, on con-
sentit à n'avoir pour toutes les religieuses qu'un même
confesseur, qui fut M. Rivet. L'image de Jésus enfant,
placée au milieu des sœurs par M""" Barat, recevait leurs
hommages, et, comme dit M'"" Duchesne, « leurs nais-
sants sacrifices. » — « Nous les déposions devant notre
nouvelle mère, ajoute-t-elle, afin que cet épanchemenl
de nos âmes dans la sienne nous valût les regards de
Celui qui est le modèle parfait de la dépendance et du
dépouillement religieux. »
Les exercices de la retraite donnée par le Père Roger,
au commencement de 1805, firent de ces sacrifices un
holocauste complet. A la fin , le prédicateur ayant
demandé à M'"** Duchesne d'apporter au pied de la
crèche ce (}ui lui tenait le plus au cœur: « Mais, mon
l*ère, répondit celle-ci, il ne me reste plus qu'à y
> l'aris, H di-ceiiilirc iS^I'i.
2 M"" Uuchesiic, Histoire auloç/r. de Suinte - Marie , \>. l't
LE NOVICIAT DE SAINTE-MARIE 1J9
apporter la maison; car, hormis sainte Marie, je ne voi?
pas que je tienne à quoi que ce soit en ce monde. »
jyjme Barat mettait le Père Varin au courant de ces opé-
rations de la grâce dans les âmes : « Oh ! lui répondait
son guide, combien je bénis et remercie Notre -Sei-
gneur de vous avoir fait faire l'expérience de son ai-
mable et douce providence ! Je savais déjà qu'il était
bon; mais tous les jours je me sens de plus en plus
pressé de crier à qui veut l'entendre : Confitemini
Domino, quonia/m bonus*/ » Quelques jours après, il ré-
sumait ainsi les souhaits qu'il faisait pour elle, au com-
mencement de cette nouvelle année 1805 : « Travailler
et souffrir pour Jésus-Christ, ne point lui dérober un
seul instant de notre vie, mourir dans son amour, ré-
gner éternellement avec lui : voilà, ma chère sœur,
quels sont mes vœux pour vous ^ »
La réunion des religieuses de Sainte-Marie au Sacré-
Cœur devait être préparée par un noviciat. C'était pour
le diriger que M""" Barat était venue s'établir à Gre-
noble parmi ses nouvelles filles; et elle leur faisait
chaque jour des conférences destinées à leur apprendre
l'esprit de leur nouvel état.
L'autorité de son exemple parlait plus que tout le
reste. La joie de M""^ Duchesne était de contempler la
servante de Dieu dans le chœur de la chapelle, age-
nouillée au lieu où l'on disait qu'autrefois M""*" de Chantai
avait coutume de se mettre. Elle-même se plaçait de
l'autre côté, en face, pour s'unir à sa prière : « Mais,
disait-elle humblement, quand notre mère est là, je
sens que Notre- Seigneur est si bien avec elle, qu'il
1 Paris, 14 décembre 1804. >
2 Pari-s 'A janvier 1805.
120 HISTOIRE DE MADAME BARAT
n'a guère envie de s'occuper de moi. » M""® Ducheene,
oubliant ses droits dans la maison, n'était plus en pré-
sence de sa jeune supérieure qu'une docile enfant. Le
plus difficile était de modérer ses excès de mortifica-
tion. C'est ainsi qu'en union avec Jésus-Christ abreuvé
de fiel et de vinaigre , elle avait l'habitude de jeter dans
ses aliments de l'absinthe hachée ou d'autres plantes
amères. La supérieure s'était réservé de l'en empêcher
quand elle le remarquerait. Mais, bien qu'assise à table
auprès de son amie, elle ne remarquait rien : elle
était absorbée dans un recueillement qui lui fermait
les yeux. C'est à quoi M"^ Duchesne fit allusion, plus
lard, lorsque sa supérieure étant près de partir, elle
mit à la place qu'elle occupait ces paroles du Cantique :
« Ne réveillez pas ma bien-aimée, jusqu'à ce qu'elle
sorte elle-même de son sommeil ^ »
Les autres novices étaient M""" Marie Pavet, jusqu'alors
supérieure de la communauté, Marie Balastron, Jeanne-
Cécile Second, et une postulante, la plus jeune de toutes,
Jeanne-Emilie Giraud.
Cette dernière n'était pas une nature puissante :
mais elle était excellente. On l'appela toute sa vie la
bonne mère Emilie ; c'était le nom vrai de son àme.
Tout enfant elle avait eu beaucoup à souffrir sous le
joug d'une belle-mère qui la maltrailait. Sa grand'mère
l'avait ensuite recueillie, mais non élevée. Peu conduite
aux écoles, à peine préparée à sa première communion,
qu'elle reçut furtivement des mains d'un prêtre proscrit .
Emilie ne savait pas comment clic avait appris à con-
naître Jésus- Christ, mais elle se souvenait de l'avoir
1 nccit de lu mère Tftèrhe.
ÉPREUVES DU NOVICIAT 121
toujours aimé. Dès qu'elle avait su lire, le récit de
la Passion la touchait tellement qu'elle ne pouvait l'a-
chever sans être inondée de larmes. Dès qu'elle avait
connu le mystère de la croix, elle s'était flagellée pour
s'unir aux douleurs de la flagellation de Jésus. Un de
ses premiers souvenirs était qu'un jour, pendant la ré-
volution, en passant auprès d'un couvent qu'on démohs-
sait, et ayant aperçu un crucifix perdu au milieu des
décombres, elle était allée le prendre; et, l'emportant
entre ses bras, elle l'avait placé dans son petit lit d'en-
fant. Un pareil cœur devait être à qui saurait s'en em-
parer. M""*" Duchesne l'avait gagné pour le donner à
Dieu ; M""^ Barat le conquit pour le transformer , le
tremper d'énergie et l'agrandir.
Quelques orages extérieurs vinrent conlrarier ce tra-
vail de la formation des sœurs. La jalousie sema contre
elles des propos malveillants : Qu'étaient -ce que ces
religieuses? Que savaient ces maîtresses? Qu'avaient-
elles à expier par une vie si pénitente? M"® Duchesne,
aguerrie elle-même contre ces coups, ne pouvait s'em-
pêcher d'admirer dans M"^ Barat une paix supérieure à
la sienne : « Lorsque je voyais, écrit-elle, ma mère agir
en tout par l'impression de Dieu et que je mettais en ba-
lance l'onction de ses paroles avec l'aigreur des discours
dirigés contre vous, je n'avais pas de peine à démêler
la passion de la vertu qui ne cherche que Dieu ; et
m'attachant à elle, je riais des agitations qui pouvaient
arrêter l'œuvre divine pour un temps , mais ne sau-
raient la détruire ^ »
1 Journal de la maison de Grenoble, de 180'i à 1813, p. 14. — Ce
recueil fait suite à V Histoire de Sainte-Marie-d'en-Haut, et il est éga-
lement de la belle et forte écriture de M'"" Duchesne.*
m HISTOIRE DE MADAME BARAT
En même temps on apprit que le Génie militaire
menaçait de s'emparer de la maison des sœurs pour
en faire une caserne. M""* Barat n'en conçut ni trouble
ni frayeur. Elle le fit savoir au Père Varin, qui la con-
firma ainsi dans ce mé])ris chrétien du monde et des
méchants. « L'incertitude où vous êtes de conserver
votre maison ne m'inquiète pas plus que vous. Et certes
ce n'est pas que je sois indifférent sur ce qui vous re-
garde, vous et voire famille, loin de là; mais je crois
que cette nouvelle communauté de Grenoble serait in-
digne de votre alliance, si elle ne s'établissait sur les
mêmes fondements que Notre-Seigneur a donnés à celle
que vous avez quittée. Ainsi en tout ce qui pourra
arriver, vous et vos compagnes, vous n'aurez à la bouche
et dans le cœur que ces mois : SU nomen Domini bene-
dictum; et ces autres : IHligentibus Deum omnia coope-
rantur inbonum^. »
Ces orages duraient encore , lorsque M"® Barab dut
se rendre à Lyon, où des négociations, entamées puis
rompues, pour l'établissement d'une maison à Belley*.
la retinrent loin de sa famille pendant plusieurs mois.
Son absence n'interrompit pas la direction des novices.
Elle leur écrivait; et c'est ici que s'ouvre cette corres-
pondance, désormais intarissable, où va se verser,
pendant plus d'un demi-siècle, l'àme si sage et si sainte
de la mère Barat.
Quelque chose dislingue les lettres de cette époque :
' Que le nom du Seigm-ur soit béni ! — Toutes choses louriu-iil à bien
pour ceux qui aiment Uieu. (Hom. viii,28.) P.iris, 11 et 12 février 18(T;.
2 Ce projet de fondation A lîelley eut môme un commencement d'exé-
cution , et M"" (Irosier y fut envoyée comme supérieur-' ; nwiis on l'aban-
donna au bout de peu de temps.
SES LETTRES AUX NOVICES i23
elles ont plus d'éclat et de parfum que les autres, on y
sent je ne sais quel souffle de jeunesse et de printemps.
Répondant à la plainte d'Emilie Giraud, qui , loin d'elle,
se comparait à la plante qui languit loin du jardinier,
elle lui disait : « Ma fille , croyez que le jardinier re-
paraîtra bientôt; et quelle agréable surprise sera-ce
pour lui de trouver, sur l'arbuste chéri, des feuilles et
peut-être des fruits! car vous n'avez pas besoin de moi
pour croître, mon enfant. Et, en effet, qui suis-je? Rien,
moins que rien. Le Maître à qui je vous ai donnée est
le seul véritable jardinier qui fait tout. Ah! celui-là,
écoutez-le, aimez-le, brûlez d'amour pour Lui. Que cet
amour vous le fasse chercher à l'église, au chœur, dans
votre lit, partout, et vous le trouverez. Je sais que vous
êtes encore la petite Emilie; mais croissez, ma fille,
commencez maintenante »
A M""^ Duchesne , elle ne demandait pas seulement le
commencement de l'amour; elle en demandait la con-
sommation. « Encore quelque temps , et je volerai
vers vous. En attendant, continuez, croissez à chaque
instant dans l'amour de Jésus-Christ. Que cet amour
consume tout ce qui n'est pas lui. Votre Époux vous
demande votre cœur sans réserve ni partage. Enten-
dez-le vous dire ces paroles du Cantique : Tempus puta-
tionis advenit, flores apparuerunt in terra nostra; vox
turturis audita est, etc. : pr opéra, arnica mea, et veni^.
Et où doit -elle aller cette épouse? écoutez : in foramii-
1 Lyon, 29 mars 1805.
2 Les fleurs paraissent sur notre terre, le temps de tailler la vigne est
venu. La voix de la tourterelle s'est fait entendre parmi nous: hâtez-vous,
ma bien-aimée, et venez (Gant, ii, 12.)
lU HISTOIRE DE MADAME BARAT
nibuspetrœ, in caverna maceriœ\; dans la solitude, la
solitude odieuse aux sens, à la nature. Mort à tout, dé-
pouillement de tout, esprit de recueillement : voilà
pour vous le creux de la pierre où Jésus vous ap-
pelle "^ »
Aux approches de la semaine sainte , les mêmes le-
çons furent rappelées , mais cette fois sans figure ,
sans ornement, sans fleurs : c'était la croix toute nue.
M""" Duchesne demandait à passer devant l'autel la nuit
du jeudi saint. En le lui permettant, M'"^ Barat ajouta :
« Moi aussi, je comptais, si j'eusse été à Grenoble,
y passer deux heures avec vous. Cette visite commune
ne se fût pas terminée sans que je vous eusse fait re-
nouveler, aux pieds de Notre-Scigneur, vos promesses,
et surtout celle d'embrasser sa croix ^ » M""® Duchesne
l'entretenait des oppositions qu'on lui suscitait en-
core : « Vive Jésus et sa croix ! répondit la sainte
Mère ; heureuse, ma chère Philippine, l'àme qui ne vit
que de croix. Une grande portion vous en est réservée;
mais soyez courageuse; et, sans les demander, soyez
prête à les accepter de bon cœur. Ah ! si vous obteniez
seulement une étincelle de l'amour de Jésus , les croix
ne vous paraîtraient pas si pesantes. Au contraire,
comme saint François Xavier, vous vous écrieriez:
« Encore plus, Seigneur, encore plus! »
Pendant son séjour à Lyon, M""® Barat put voir sou-
vent le Père Varin, qui continuait à faire des missions
dans ces contrées. Les leçons sur le sacrifice qu'elle
adressait à ses (illcs, elle-même les recevait de son
1 DariH les cavili's du roclier, dans la caverne eolilaire. (Gant, ii , l'i.)
2 Lyon, -27 mars 18(15.
3 Lyon, U avril IKC;.
PIE VII LA BÉNIT A LYON 123
père spirituel, soiL de vive voix, soit par lettres, comme
celle-ci du 24 avril : « Ma chère sœur, souvenons-nous
de ce que nous nous sommes dit quelquefois : Quand Dieu
veut unir des âmes à Lui, il les fait passer par de rudes
épreuves. Le pauvre cœur doit saigner si souvent qu'il
ne lui reste plus, à la fin, une goutte de sang; et c'est
alors qu'il peut dire : « Ce n'est plus moi qui vis , c'est
« Jésus- Christ qui vit en moi. » Oui, oui, la croix! la
croix! voilà le chemin pour vous, pour moi et pour
d'autres. Et encore ne faut- il pas la trouver pesante :
c'est en la trouvant légère que nous engagerons celui
qui les fabrique à ne pas nous en laisser manquer. Et
tant qu'elles ne nous manqueront pas , nous n'aurons
rien à craindre. Nous n'aurons rien non plus à désirer,
excepté ce que désirait le saint roi : Unam petii a Do-
mino, hanc requiram, ut inhabitem in domo Domini
omnibus diebus vitœ meœ ' . »
C'est pendant ce séjour à Lyon que M""® Barat reçut
une consolation de l'ordre le plus élevé. Le souve-
rain pontife Pie VII , revenant de donner le sacre à
Napoléon, passa par cette ville, dans ce même mois
d'avril I8O0. Au sein de l'enthousiasme qui accueiUitle
Saint- Père, M""® Barat ne fut pas la moins empressée à
se prosterner à ses pieds. Elle assista à sa messe, y
communia de sa main, obtint même une audience; et
le vicaire de Jésus-Christ entendit parler de l'institut
du Sacré-Cœur pour la première fois. M""® Barat s'em-
pressa de faire savoir au Père Varin les paroles que le
Pape lui avait adressées, et les bénédictions qu'elle
i La seule chose que je demande à Dieu et que je souhaite, c'est d'ha-
biter dans sa maison tous les jours de ma vie. (Psal, xxvi, ''i.) — Lyon,
2/1 avril 1805.
126 HISTOIRE DE MADAME BARAT
en avait reçues pour elle et ses filles. Nous n'avons
plus cette lettre de la Supérieure. Mais du moins la
réponse qu'y fit le Père Varin nous fait assez connaître
combien cette bénédiction avait été spéciale, et quel heu-
reux présage on en pouvait tirer pour la petite Société.
« J'ai bien partagé, disait-il, la consolation que vous
avez eue près du Saint-Père. Ces bénédictions réité-
rées sont d'un heureux augure pour les futures desti-
nées de celles qui en sont l'objet. » Puis remontant plus
haut, il ajoutait : « Je vois bien qu'avant de vous adresser
au Saint-Père , vous avez fait la cour à Celui dont il n'est
que le Vicaire, et que le Maître a parlé au cœur de son
serviteur ^ »
La main bénissante du Chef de l'Église venait donc
de se reposer sur la Société pour la première fois. Le
Sacré-Cœur de son côté venait de prendre ainsi vis-à-
vis du Saint-Siège un premier engagement : il y sera
fidèle , et c'est dans une soumission filiale , inviolable ,
au Souverain Pontife, que nous verrons l'Institut cher-
cher toujours sa force, sa lumière, sa vie.
Le 20 mai , M"'" Barat était de retour à Grenoble.
« Nous la revîmes, dit M""" Duchesne, avec un empres-
sement où il n'entrait toutefois nul triomphe d'amour-
propre sur ceux qui l'accusaient d'avoir abandonne
lâchement notre maison.» — « Les mauvais propos,
ajoute -t-elle plus loin, pouvaient bien avoir pour efTet
d'empêcher l'augmonlatiou de notre pensionnai ; mais
quand on ne cherche que Dieu, on sait le bénir encore
de nous lier les mains, cjuand c'est Lui (pii nous arrête
et non la ccaintc de nous fnliguci' jiour Lui-. »
« Lyon, '24 avril IHO,;.
2 Journal autuyr., \k ITi.
MADAME HENRIETTE GIRARD 127
D'ailleurs, le séjour de la Supérieure à Lyon n'avait
pas été inutile au noviciat de Grenoble. Elle y avait
conquis une nouvelle postulante dans la personne de
M""*" Henriette Girard. « La mère Girard, raconte le
journal de M"'*' Deshayes , était alors une femme d'en-
viron quarante ans. Elle n'était bien faite ni de figure
ni de taille; mais quelle expression cette figure prenait
quand elle était en prière, quand elle disait l'office ! Son
ton et son accent faisaient assez voir le degré d'éléva-
tion de son âme en Dieu. On voyait cette âme dans ses
traits, et son attitude seule révélait la joie dont elle était
pénétrée. Elle avait avec cela un caractère aimable et
de l'agrément dans l'esprit. Elle faisait des vers pleins
de grâce et d'enjouement : c'était une âme pure et belle,
et d'une simplicité si parfaite, que notre mère Barat
avait coutume de dire : « Ah! si celle-là passait par le
« purgatoire, j'en serais bien étonnée. » Henriette ap-
partenait à une famille chrétienne qui avait eu l'hon-
neur de recueillir M*^ d'Aviau pendant les mauvais
jours. Elle voulait être religieuse; mais un de ses
frères, chanoine de la métropole, l'avait tenue en dé-
fiance contre le Sacré-Cœur, par cette raison que c'était
une société nouvelle. La postulante entra donc à Sainte-
Marie-d'en-Haut, pleine de préventions, et en se pro-
mettant de tout examiner avant dé faire un pas.
La première chose qui la frappa, fut l'allégresse des
sœurs : c'était ce qui l'étonnait le plus. D'un côté, n'en-
tendant parler aux conférences que de pénitence et de
croix; de l'autre, au contraire, ne voyant autour d'elle
que des visages heureux, elle n'y comprenait rien. Il lui
vint alors le soupçon qu'il y avait là-dessous quelque
mystère. Un jour, s'adressant à une ancienne Mère,
128 HISTOIRE DE MADAME BARAT
elle lui dit en confidence : « Je voudrais bien savoir
quelle est cette croix dont on nous parle sans cesse?»
Il lui fut répondu : « Notre croix, rna chère sœur,
c'est de ne pas aimer le bon Dieu autant que nous le
devrions et que nous le voudrions, de savoir qu'il n'est
point aimé autant qu'il est aimable, et de ne pouvoir le
faire aimer par toutes les créatures. »
La religieuse qui faisait cette réponse si belle était
M™® Deshayes. Elle avait quitté Amiens depuis quelque
temps, et était revenue rejoindre à Sainte-Marie sa
chère mère Barat.
Le Père Varin encourageait cette sainte allégresse
des filles et de la Mère. Il rassurait celle-ci; il lui
montrait Jésus -Christ ne « conduisant au Calvaire ses
fidèles épouses que pour les mener de là dans le sein
de son Père ». Il lui suggérait cet acte d'abandon et
de foi : « Oui, mon Dieu, oui, ma confiance et mon
espérance sont en vous. Je vois ma place dans le ciel,
elle est tout près de vous. Vous me la gardez, et qui
pourra me l'enlever? Vous êtes le fort armé, vous avez
vaincu le monde; vous êtes en moi, et je suis en vous.
Dominus protecior vitœ mece, a quo trepidabo? Finis-
sons. Voulez-vous que Notre-Seigneur soit content de
vous, prenne en vous ses délices? Paix, joie, confiance,
toujours confiance dans la joie : Gaudete : iterum dico ,
gaudcieK »
Au mois d'août, le Père Varin vint lui-même à Gre-
noble, et le saint épanouissement i]o la jK'tile famille fut
ce qui le réjouit le plus. « Il visita la maison, rapporte
M'"" Diichesne, et fut témoin i\o l'aimable Lraielé de nos
I Koaniif, l" juin 18<l5.
SAINTE JOIE DE LA MONTAGNE 129
conversations. Il parut comme un père au milieu de ses
enfants, et ne put que nous souhaiter la continuation de
notre bonheur, en nous exhortant à nous en rendre
dignes^ » — « Témoignez à votre famille, écrivait-il
lui-même, quelques jours après, à M"'** Barat, la
joie et la consolation que j'ai ressenties dans les courts
instants où. j'ai été témoin de son bonheur. Il ne fera
qu'augmenter tant qu'il sera basé sur les mêmes prin-
cipes : l'humilité, la simplicité et la charité^. »
Ainsi se formait l'esprit de la Société. La corres-
pondance suivie du Père Varin y avait une grande part,
et déjà nous en pouvons apprécier le caractère. C'est
une correspondance essentiellement forte. Rien d'hu-
main, rien d'inférieur ne s'y laisse apercevoir. Le renon-
cement en fait le fond, le sacrifice en est le fruit, la
croix en est le signe, le ciel en est le terme. L'austérité
y domine ; mais c'est une austérité tempérée de bonté ,
dilatée par l'amour, animée d'allégresse, comme il sied
à ceux qu'inspire l'esprit de la loi de grâce, et dont « la
conversation est dans les cieux ».
L'esprit des pensionnaires ne différait pas de celui
des maîtresses : « La paix , la joie , régnaient parmi
nous, a rapporté une élève de ce temps-là. J'ai par-
tagé ce bonheur, et je puis dire que Sainte-Marie était
devenu une sorte de paradis terrestre. » Le pensionnat
était encore peu nombreux, il est vrai, mais plein de
cette sève chrétienne qui devait porter plus tard de si
beaux fruits dans le siècle , de si pures fleurs dans le
cloître.
1 M™» Duchesne. — Journal autogr., p. 19.
2 Aulogr., 2 septembre 180o.
I. - 9
130 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Déjà même M""' Barat avait noté les signes d'une grâce
particulière dans une jeune nièce de M™* Duchesne,
nommée Euphrosyne Jouve. C'était alors une enfant de
dix ans environ, que sa mine fraîche, son front épanoui,
son abondante chevelure, naturellement bouclée, et ses
grands yeux bleus, faisaient ressembler aux anges,
comme les représentent les peintres. Des dons d'esprit
précoces , une vive pénétration , une mémoire heu-
reuse, une étonnante facilité à toute chose, la rendaient
peut-être trop fière de sa personne; mais elle était si
franche dans sa pétulance d'enfant, si ardente, si géné-
reuse, qu'on pouvait tout attendre de cette riche nature.
M""® Barat aimait à l'avoir dans sa chambre; elle lui
corrigeait ses thèmes , car déjà sa tante l'avait mise au
latin. Elle corrigeait surtout les défauts de son âge; et,
étonnée de ses progrès , elle demandait à Dieu pour
elle un saint avenir, si toutefois l'avenir était accordé à
cette noble enfant.
Cependant le noviciat des sœurs de Grenoble se termi-
nait. Dans les premières semaines de novembre, le Père
Varin, assisté du Père Roger, revint à Sainte-Marie pour
recevoir leurs vœux. Elles les prononcèrent le 21 de ce
mois, en la fête de la Présentation de la sainte Vierge.
Le Père Varin avait pris pour texte de son discours ces
paroles de Moïse au peuple d'Israël : « Ce jour demeu-
rera célèbre parmi vous. »
Il prophétisa. Les Mères du Sacré-Cœur se repor-
tèrent souvent , avec actions de grâces , vers cette
journée, qui fut l'aube de si grandes choses. « Au pur
contentement de vivre sous la dépendance de notre
bonne Mère, rapporte le journal de M"" Duchesne, nous
joignîmes le bonheur de voir se former rédifice que
UNION DES DEUX FONDATRICES 131
nous n'avions préparé que par nos désirs, et que nous
espérons voir subsister pour la gloire de Dieu*. » Ce
n'était pas assez dire. Sans doute personne alors, pas
même M™' Duchesne, ne pouvait voir au delà. Mais,
dans la réalité, c'était plus qu'une famille que Notre-
Seigneur venait de donner à la Société , c'était un nou-
veau monde dont la clef était cachée dans ce sanctuaire.
« En même temps, écrit une des contemporaines, il
se forma entre les cœurs de M"'^ Barat et de M'"° Du-
chesne d'admirables liens, comme votre amour seul
sait les former, ô mon Dieu * ! » Ineffables amitiés des
saints! Nous ne serons pas étonnés que l'histoire du
Sacré-Cœur en offre de nombreux exemples, puisque
le Cœur de Jésus est la terre où elles naissent, crois-
sent et s'éternisent. Celle-ci survivra à tout. Les mers
et les îles mises entre ces deux femmes ne les désuni-
ront pas. C'est une de ces flammes fortes qui n'ont
rien à craindre du temps et de l'espace , et dont l'Ecri-
ture dit que « les flots de TOcéan ne sauraient les
éteindre. » Lampades ejus, lampades ignis atque flam-
marum , aquœ inultœ non potuerunt extinguere chari-
tatem ^.
1 Journal de 1804 à 1813, p. 1.
2 Récit de la mère Thérèse, p. 63,
3 Cantic. viii, 6, 7.
CHAPITRE II
CONSEIL d'aMIENS. MADAME BARAT EST ÉLUE SUPÉRIEURE GÉNÉRALE.
PREMIÈRE LUMIÈRE SUR LES MISSIONS ÉTRANGÈRES
Décembre 1805 — juin 1806.
L'homme apostolique et l'homme intérieur dans le P. Varin. — Ses mis-
sions et ses fondations. — Premières ébauches de l'Institut du Sacré-
Cœur, — Sommaire des règles adressé à l'évèque de Grenoble. —
M""' Barat à Amiens. — Esprit de domination de M""= Baudemont;
esprit d'humilité de M"" Barat. — M""= Barat est élue supérieure géné-
rale.— Le P. Varin l'en console par la confiance en Dieu. — M'"' Du-
chesne lui fait savoir sa vocation aux missions. — Leur allégresse
commune. — La nuit du jeudi saint et ses vues prophétiques. — Séjour
à Amiens; éducation; le prix des âmes. — Retour de la supérieure géné-
rale à Grenoble. — Proposition d'une fondation à Poitiers. — Confiance
nouvelle en Dieu.
Peu de jours après avoir reçu les vœux de ses filles
de Grenoble , la supérieure les quitta pour se rendre à
Amiens, où l'appelaient certaines affaires de majeure
importance. Une heure était venue : celle de poser les
bases de Torganisation de la Société.
Jusqu'ici, le Père Varin avait été presque tout dans
la direction de l'œuvre comme dans sa conception.
Ajoutons (jiie sa vie en avait cU' un mas^nilique «'Xt'in-
L'AME DU PÈRE VARIN 133
plaire. Quand Dieu prédestine un homme à faire une
de ses œuvres, Il n'en met pas seulement la lumière
dans son esprit, Il en dépose encore les vertus dans sa
personne, les grâces dans son âme. L'homme d'action et
d'oraison, le soldat et le religieux, la vie apostolique et
la vie intérieure, qui devaient s'unir et se fondre dans
le Sacré-Cœur, marchent déjà de front dans le Père
Varin. Et comme, dans un instant, nous allons le voir
s'effacer devant l'action personnelle et croissante de
^me Barat, il faut auparavant nous arrêter un peu à
contempler en lui le type qu'il avait mission d'imprimer
dans ses filles.
Ce qu'on remarquait d'abord, c'était l'activité de sa
vie apostolique, l'ardeur, l'intrépidité et l'étendue de
son zèle. Ce zèle se portait d'un bout à l'autre de la
France. C'est de Roanne, de Lyon, de Belley, de Pa-
ris, d'Amiens, que sont écrites les lettres qu'on vient de
lire. Quelques-unes sont de Vichy, où l'excès de ses
fatigues l'avait forcé d'aller chercher un remède à ses
souffrances; car le feu sacré dont il était dévoré n'em-
brasait ainsi son âme qu'en consumant son corps. D'ail-
leurs il n'en concevait pour lui-même nul souci; car,
comme il avait l'intrépidité du soldat, il en avait la
joyeuse insouciance. « La fièvre me réduit à un si
pauvre état que cela fait pitié; je ne peux ni parler ni
marcher, » écrivait -il après une campagne apostolique
qui l'avait jeté à bas. Mais aussitôt il ajoutait : « Le
Seigneur me veut enfant, que le bon Dieu soit béni de
tout^ »
L'épuisement de ses forces le condamnant au repos :
1 Roanne, 1" juin 1803.
13i HISTOIRE DE MADAME BARAT
« Tout va bien, dit- il gaiement, tantôt à table, tantôt
gisant sur le lit : vie de chanoine , comme vous voyez.
Les chanoines portaient la croix et percevaient de bons
revenus. Puissé-je, comme eux, porter avec joie ma
petite croix, et tirer pour le Ciel bon profit de ma pré-
bende ^ » La fièvre cependant s'acharnait sur lui, et
menaçait de lui laisser ce que M""* Barat nommait « un
triste manteau d'hiver ». A cela il répondait : « Quand le
manteau devient trop lourd, je fais avec lui un voyage
de dix lieues à cheval, et le laisse sur la route. C'est
ce qui m'est arrivé encore il y a huit jours-. » Si enfin
on le conjurait de ménager ses forces, il n'en tenait pas
compte; et lui qui imposait aux autres le soin de leur
santé, déclarait n'avoir pas le temps de s'occuper de la
sienne. « C'est l'affaire de mon bon Maître, répondait
l'homme de foi, et il en sera ce qu'il voudra. Ne dois-je
pas m'en reposer uniquement sur Dieu^? »
Un port de tête militaire, que plus tard la violence
qu'il se fit à lui-même put seul lui faire perdre , ache-
vait en lui le portrait du chevalier de Jésus-Christ*.
Comme saint Ignace, son maître, il avait porté d'abord
cette chevaleresque ardeur dans la milice du siècle;
et maintenant qu'il combattait dans le camp de l'Evan-
gile, il la mettait sans réserve au service de Dieu.
En lui , l'homme intérieur offrait un autre genre de
> 2 septembre 1805.
2 Iklley, 22 septembre 1805.
3 Ibid.
4 On possède deux portraits de lui. L'un , qui est le plus connu . le
représente tel qu'il était dans ses dernières années, dans l'affaissement d<'
l'âge et le recueillement de la prière. L'autre le montre, à peu près, dans
sa cin(iuantiènio onix'e. Ces deux peintures appartiennent au Sacro-r.crur
de Paris et de Conllanîj.
L'AME DU PÈRE VARIN 133
spectacle, plus ravissant encore. Ce soldat était un moine
et un contemplatif. Durant la saison d'eaux qui le con-
damna à la tente , il laissait voir quelque chose de son
recueillement et de son union à Dieu dans la lettre sui-
vante : « Je suis ici au milieu d'un grand monde , mais
dans une solitude si entière que jamais je n'en avais
goûté de pareille. Je me trouve en quelque sorte face
à face avec le bon Dieu, sans être distrait par les choses
extérieures. Je ne m'ennuie pas un seul instant; mais je
sens seulement que pour continuer une telle vie il fau-
drait avoir le cœur bien pur, et capable de soutenir le
regard continuel du divin Maître ^ » — « Je suis moins
fatigué, écrivait le même jour l'humble et courageux
prêtre. Que Notre-Seigneur soit donc loué et béni de
tout! » Mais aussitôt se souvenant que qui dit prêtre dit
victime, il se reprend et ajoute : « En bénissant Dieu
de diminuer mon mal, je le bénis également de ce
qu'il ne m'ôtera pas tout , et de ce qu'il me laissera en-
core assez d'infirmités pour me faire souvenir que je
suis un pauvre pécheur ^ »
Un homme se caractérise par son mot habituel : c'est
l'écho de sa pensée. Le mot de la vie extérieure, et
apostolique chez le Père Varin, c'était : Courage et con-
fiance/ Le mot de sa vie intime, et le cri de son cœur,
c'était : Que Dieu est bon! Ces deux paroles reviennent
sans cesse dans ses lettres, comme une sorte de refrain
à la gloire de Dieu. La première parole est son encou-
ragement aux heures de combat. Il écrit à sa fille : « Je
mets en Dieu ma confiance, mais bien entière. Je désire
qu'en fait de confiance il n'y ait pas de réserve. La con-
1 Vichy, 29 mai 1806.
2 Ibid.
136 HISTOIRE DE MADAME BARAT
fiance, depuis la venue de Notre-Seigneur, doit être la
vertu propre des pauvres pécheurs : elle doit donc être
la mienne*. » La seconde parole est son action de grâces
au lendemain de ses conquêtes : « Que Dieu est bon, que
Dieu est bon de se servir de ce qu'il y a de plus petit et
de plus faible pour procurer sa gloire et convertir les
âmes ! »
La conquête des âmes se poursuivait en effet avec
un enthousiasme dont les lettres du Père Varin à
]yjme Barat offrent partout le témoignage. Parmi les
causes et les signes de la rénovation religieuse qui
se faisait à cette époque , les historiens ne manquent
pas de signaler certains grands événements publics,
comme le Concordat, le voyage de Pie VII à Paris, ou
encore de beaux écrits et d'éloquents discours d'apolo-
gétique chrétienne. On ne tient pas assez de compte
du travail si utile de ces missionnaires sans gloire
qui, sous le nom de Pères de la foi, allaient relèvera
travers les villes et les campagnes les ruines amoncelées
par la Révolution, et rapprendre aux âmes la grande
nouveauté de rÉvangile. Dans le Nord, Amiens, Beau-
vais, Abbcville, Saint-Valéry-sur-Somme , toute la Pi-
cardie; dans le Midi, Lyon, Grenoble, Belley, Pioanne;
dans l'Ouest, Tours, Poitiers, Bordeaux, se pressaient
au pied des chaires oîi les Pères Varin, Thomas , Lam-
bert, Gloriot, Barat, Desmare et Enfantin annonçaient
simplement, fortement et fructueusement, l'approche du
royaume de Dieu. Sans doute ces prédicateurs étaient
plutôt des hommes de foi que de génie : « Mais, dit un
grand orateur, la foi et l'amour n'ont pas besoin de
génie : ils parlent, et toute la terre lus roconnaîl. Heii-
1 2 septembre 181).').
L'APOSTOLAT DES PÈRES DE LA. FOI 137
reux l'homme qui a entendu la voix des saints! Heureux
le peuple qui a entendu l'éloquence rachetée par le sang
de Jésus-Christ M »
En même temps des collèges pour l'éducation de la
jeunesse étaient fondés par eux à Amiens, à Gand, à
l'Argentière près Lyon, à Montmorillon près Poitiers,
à Marvéjols, à Bazas, à Belley. C'était à ce grand ou-
vrage du renouvellement religieux par l'éducation que
se rattachait l'institution des filles du Sacré-Cœur.
Aussi était-ce toujours l'œuvre principale pour le Père
Varin , ainsi qu'il le disait à M'"® Baral : « Quand on se
fait vieux, on devient paresseux. Je puis dire cependant
que le zèle qui m'anime pour vous et votre famille me
rend toujours de nouvelles forces, et ne saurait s'é-
teindre qu'avec mon dernier soupira »
Mais ce zèle infatigable, la police impériale menaçait
de le paralyser. Dès 1804 , un décret préparé par le mi-
nistre Fouché allait disperser les Pères de la foi, quand
un mémoire incisif ,, rédigé par le Père Varin, et pré-
senté à l'Empereur par le comte Portalis , suspendit le
coup de la foudre prêt à éclater. Toutefois la menace sub-
sistait ; et dans l'état présent des affaires du Sacré-Cœur,
si le fondateur était éloigné, tout manquerait avec lui. Il
était donc urgent d'assurer à la petite association son
gouvernement propre , avec les éléments constitutifs de
sa vie.
Pour des raisons différentes, M'""' Barat souhaitait que
des règles écrites reliassent entre elles les maisons de sa
Société. Elle s'en était entretenue avec le Père Varin, qui
lui répondait ainsi le 22 septembre de cette année 1805 :
1 Le P. Lacordaire, Panégyrique du bienheureux Fourier.
2 Vichy, 9 juin 1806.
138 HISTOIRE DE MADAME BARAT
« Puisque vous me parlez confidemment du désir que
vous avez que je m'occupe de mettre par écrit certaines
réflexions qui vous regardent, vous et votre famille;
oui, je ferai comme vous le dites. J'en ai eu déjà la
pensée, et il y a peu de jours que j'y pensais encore.
Nous en reparlerons; et si c'est la volonté du Seigneur,
vous prierez pour moi, et il m'aidera. »
Quelques semaines après, la profession religieuse des
novices de Sainte-Marie amena naturellement l'évêque
de Grenoble à demander le texte des constitutions.
Avant d'admettre les sœurs à prononcer leurs vœux,
M^ Simon voulait connaître la teneur de leurs engage-
ments. Mises ainsi en demeure de produire leurs règles
les mères Barat et Duchesne lui adressèrent un mé-
moire qu'il importe de citer, car l'institut est déjà tout
entier dans ce germe.
« Monseigneur, disait cette pièce, nous venons mettre
entre vos mains nos projets, nos désirs et notre bonheur.
Nous venons avec confiance, car il nous semble que nous
ne voulons que la gloire de Jésus-Christ, et notre félicité
en lui seul. »
Après un court exposé des débuts de la Société, le
Sacré-Cœur s'excusait de n'avoir pas encore de Statuts
écrits. S'appuyant sur ce principe que, dans la fon-
dation de toute société, si on la veut durable, l'esprit
doit précéder et inspirer la lettre , l'expérience les
règles, et les mœurs les lois, la supérieure disait : < La
brièveté du temps et la nécessité de nous instruire par
notre propre expérience, ne nous ont pas permis jus-
(lu'ici de rédiger par écrit le plan et les règles de notre
association. Ayant sans cesse devant les yeux !«' but
vers lequfîl nous tendons, et Tespril (pii doit nous ani-
LES PREMIÈRES RÈGLES 139
mer, nous étudions tous les jours les moyens qui peu-
vent plus sûrement nous y faire parvenir. Nous croyons
néanmoins devoir nous occuper bientôt du travail de
cette rédaction , pour vous le présenter et le soumettre
à votre sagesse.
« En attendant, nous ne pouvons nous passer plus
longtemps de la consolation de vous ouvrir nos cœurs,
et de nous montrer à vos yeux telles que nous croyons
nous connaître nous-mêmes. C'est ce que nous faisons
aujourd'hui, en vous présentant l'abrégé suivant, qui
servira de base au travail dont nous allons nous occuper
incessamment. »
Cet abrégé disait :
« La fin de l'association est la perfection des membres
qui la composent et le salut du prochain.
« L'esprit de l'association, c'est le détachement du
monde et de soi-même, la pureté d'intention pour la
gloire de Dieu, le zèle et la douceur à l'égard du pro-
chain, et une grande obéissance envers les supérieures.
« Les moyens de sanctification sont : pour les reli-
gieuses, le noviciat et les exercices du chrétien ; pour
les personnes du dehors : l'éducation des pension-
naires, l'instruction gratuite' des classes pauvres, et
les retraites pour les dames du monde. »
Quant à l'organisation et au règlement général, il
était dit :
« 1° Les différentes maisons de cette association
auront une supérieure générale ;
« 2° Tout y sera en commun ; la manière de vivre y
sera simple et n'aura rien d'extraordinaire. Il n'existera
pas d'austérités de règle, ni de jeûnes en dehors de ceux
qui sont prescrits par l'Eglise ;
140 HISTOIRE DE MADAME BARAT
« S*' Tous les jours on fera une heure d'oraison le
matin , une demi-heure le soir, une lecture spirituelle ,
deux examens de conscience, et on récitera le petit
office de la sainte Vierge. »
Là se bornait Tindication présentée à l'évêque, qui lui
donna verbalement son approbation. Dans la réalité, la
Congrég'ation n'avait pas d'autres lois. Elle s'était con-
tentée d'adopter le sommaire des Constitutions de la
Compagnie de Jésus. Ce sommaire, joint à ce qu'on
nomme « règles de modestie et règles communes »,
était le code qui avait régi la famille du Sacré-Cœur
jusqu'en 1805.
On le conçoit cependant : l'institut de saint Ignace,
tout en restant la base des statuts du Sacré-Cœur, ne
pouvait s'adapter aussi littéralement à une société de
femmes ayant son esprit spécial et sa mission propre.
Le Père Varin le reconnaissait , et il s'en était expliqué
déjà avec M™° Barat'. Mais quelle sérail la règle que
l'on adopterait? et préliminairement, en quelles mains
reposerait l'autorité centrale de la Société? Le conseil
général d'Amiens devait statuer sur ces choses.
La mère Barat arriva dans celle ville le 14 décembre
1805. La famille de l'Oratoire la reçut avec honneur.
Depuis plus d'un an qu'elle l'avait quittée, elle n'en
avait reçu que d'excellentes nouvelles-. En effet le pre-
1 II lui (îcrivait nu jour : « Je vous renvoie ce (jue vous me demandez,
en vous observant que ni les règles communes ni celles de la modestie
ne peuvent rester telles qu'elles sont, par la raison que j'ai donnée si sou-
vent, à savoir qu'elles ne sont qu'une traduction des règles latines, que
vous ne devez pas vous approprier littéralement. Ainsi nous les chan-
gerons. <<
2 Voyez lelires du P. ]'arin. Amiens, \ seplcmbre If^'i. — Paris.
13 mars IHO".. — Hoanno, 1<"^ et i:{ juin 1S<»;;.
MADAME ANNE BAUDEMONT Ul
premier aspect de cette maison ne présentait rien qui
ne dût charmer les regards d'une Mère.
Une partie de ce bel ordre, — du moins on le croyait,
— était dû aux talents administratifs de M™^ Baude-
mont, supérieure à l'Oratoire. Ce n'était pas, en effet, une
personne ordinaire que cette ancienne Clarisse : l'idée
que nous en donnent ses contemporaines est celle d'une
femme de caractère et de vertu. « Elle était exemplaire,
raconte l'une d'elles; elle nous a constamment édi-
fiées, et jusqu'au dernier moment sa conduite fut celle
d'une parfaite religieuse. » Une autre a écrit : « La
trempe de son esprit la rendait plus propre à créer une
œuvre à elle qu'à se fondre dans un institut déjà exis-
tant. Douée d'une force de volonté peu commune et
d'une énergie persévérante, sévère pour elle-même et
pour les autres, elle ne manquait pas cependant d'un
certain abandon avec les personnes dont elle voulait
gagner la confiance, et elle se les attachait par l'estime
et le respect plutôt que par l'amour. »
Ce mélange de souplesse et de domination avait été
remarqué, et non sans inquiétude, par le Père Varin.
Longtemps il lui avait répugné qu'elle fût mise à la
tête de la communauté. La chose faite , il vit bientôt
justifier ses craintes; et ce passage d'une lettre qu'il
lui adressait le 7 mars de cette année, en dira plus que
tout : « Il est nécessaire maintenant que vous exerciez
le commandement par la douceur. Tâchez d'avoir, par-
ticulièrement pour les anciennes, la plus grande défé-
rence, prenant leurs avis quand vous le croirez néces-
saire, et entretenant la charité que nous devons pra-
tiquer dans la perfection. C'est pourquoi évitez avec
soin, en leur parlant, tout ce qui pourrait ressentir le
142 HISTOIRE DE MADAME BARAT
moins du monde Tautorité, même dans le ton de la voix,
ce qui vous échappe assez souvent, lorsque vous n'y
prenez pas garde et que vous êtes préoccupée. Comme
vous devez maintenant servir d'exemple, mettez plus
de gravité dans votre maintien et le reste. »
Ce qui ressort de ces lignes, c'est d'abord qu'une
véritable supérieure du Sacré-Cœur doit se former sur
le type de Celui qui disait : « Apprenez de moi que je
suis l'humble et le doux de cœur; » mais on y voit aussi
et non moins clairement que, chez M"'" Bauderaont,
c'était précisément ce qui manquait le plus.
Cette tendance de la supérieure s'était encore accrue
par l'appui chaleureux que lui prêtait, au dedans et au
dehors de la maison , le Père de Sambucy, plus connu
sous le nom de l'abbé de Saint-Estève'. « M. de Saint-
Estève, dit la mère Deshayes dans son style pitto-
resque, était le confesseur des élèves et de la commu-
nauté. C'était un homme de lettres, d'une imagination
brillante, mais toute dans la grimpade; génie inquiet et
aimant le mouvement "^ » Grâce au concours de ce
prêtre , dont nul d'ailleurs ne contestait la vertu et le
zèle, la Supérieure d'Amiens, pendant l'absence de
M""^ Barat, avait conquis une influence souveraine
dans cette maison, et s'était préparé dans la Société une
place première.
Ce n'est pas la mère Barat qui la lui eût disputée.
« Elle nous avait quittées, raconte M""" Deshayes, et
elle s'était rendue à Amiens, avec la ferme espérance
1 C'est le nom (|iie nous lui dimnerons désormais pour le distinguer de
M. l'ablié Gaston de .Sambucy, son frîTo, (jui fut un des plus fidèles amis
(lu Sacré-Cœur.
2 M'"" Deshayes. — Xotes autographes, p. 23-'2'«.
ELLE CHERCHE L'OBSCURITÉ 143
qu'elle y serait déchargée de la supériorité. » C'est ce
qu'elle ne cessait, depuis son élection, de demander au
Père Varin. Aussi, loin de se produire et de se faire
valoir, ne cherchait- elle qu'à s'ensevelir dans l'obscu-
rité. Le seul côté de sa personne qu'elle fît volontiers
ressortir était la pauvreté de la simple fille du vigneron
de Joigny. Elle avait fait venir, de sa ville natale ,
Louis, l'aîné de ses neveux, et elle l'avait placé, dès
l'âge de huit ans, au collège des Pères de la foi
d'Amiens. Mais en faisant donner à ceux de sa famille
l'éducation élevée qu'elle leur avait promise , elle
tenait à ce que personne n'ignorât la modestie de leur
origine. « Quand j'allais voir ma tante, ra^îonte l'éco-
lier d'alors, les religieuses et les élèves me faisaient
fête. Malgré ce bon accueil, je me souviens que la pre-
mière fois qu'elle me conduisit à sa chapelle de l'Ora-
toire, j'étais si confus de ma tournure, et si embarrassé
dans mon petit habit dont la coupe était loin d'être
irréprochable, que, par amour- propre, je me cachai
dans un coin. Mais ma tante venant m'y prendre me
mit en évidence , près de l'autel, sous les yeux des élèves
et des dames. Certes , son humilité dut être satisfaite ,
car ma figure et ma tenue n'étaient guère de nature à
lui faire honneur ^ »
D'après ce que nous venons de dire, on voit qu'il se-
rait difficile de trouver deux esprits plus opposés que
ceux de M™® Barat et de M""® Baudemont. Lequel allait
l'emporter : de l'esprit d'humilité ou de celui d'auto-
rité? de l'esprit de dilection ou de celui de domination?
lequel allait recevoir le gouvernement et prévaloir à
1 Notes de J\I. l'abbé Dusaussoy. — i" cahier, feuille 7.
144 HISTOIRE DE MADAME BAKAT
jamais dans la Société? Le choix d'une supérieure gé-
nérale en déciderait; et ce fut le premier objet que l'on
soumit au conseil des Mères.
Le 18 janvier 1806, fête de la Chaire de saint Pierre,
on procéda à ce grand acte. Toutes les professes présentes
déposèrent leurs votes; les professes absentes avaient
envoyé le leur. Le dépouillement donna à M""" Barat la
majorité d'une î;oza; seulement. On observa que cette voix
décisive était due à la promotion que l'on avait faite de la
sœur Maillard à la dignité de religieuse de chœur. L'on
se plut à reconnaître la main cachée de la Providence
dans l'appoint si opportun de cet humble suffrage *.
La nouvelle supérieure, en se voyant élue, fut telle-
ment saisie qu'elle s'affaissa sous le coup. Elle était
écrasée sous le poids de la charge qu'il lui fallait main-
tenant porter, sa vie entière *.
1 Noies de la mère Deshayes, p. 31.
2 Une inscription commémorative a été placée dans le lieu où s'est
accompli cet événement. Ce lieu est devenu la chapelle privée des dames
du Sacré-Cœur d'Amiens. L'inscription est ainsi conçue :
SOCIETAS VIRGIXLM A CORDE DNI JESU
HISCE IN iEDlBUS
QUAS ANTEACTIS .ETATIBUS
SODALES BERULLIANI COLUEKU.NT
INSTAURATIS NOVOQUE CULTU AUCTIS
SUA iiABUiT exordia;
PRIMISQUE COMITUS RITE OBITIS
XV KAL. FEBR. AN.\. MDCCCVl
ANTISriTAM CUNCTIS SUKFRAGIIS
PRiCFEClT SOCIIS U.NIVERSIS
MAGDALENAM ALOÏSIAM SOPMIAM BARAT
AUSTANTE JOSEPHO VARIN B SOCIETATE JESU
DE CCETUS I.NSTITUTIONE
EGREGIE MERITO.
C'est par erreur que l'inscription porte que M™' Bnrnl fut élue supéric»ir>-
générale il l'uiianimilé, cunclis sulfriujiis.
ELLE EST ÉLUE SUPÉRIEURE GÉNÉRALE 143
Or pourquoi venait-on de la lui imposer? Pourquoi
le Père Varin et les plus sages de ses filles venaient- ils
de mettre le présent et l'avenir de leur Société dans de
si jeunes mains, des mains de vingt-six ans? Qu'avaient-
ils donc vu dans cette âme si humble? Sans doute,
comme tout le monde, ils avaient vu premièrement cette
humilité même, qui, jointe à sa sainteté, devait faire de
la supérieure un instrument si souple, si impersonnel
dans la main de Dieu. Mais, derrière ce voile profond, se
laissait apercevoir chacun des éléments de ce genre
d'autorité tempéré de bonté, qui est propre au christia-
nisme, et plus particulièrement propre au Sacré-Cœur.
C'était d'abord, dans l'esprit, un élément de lumière :
une riéhe instruction, une vive pénétration des affaires
et des âmes, et le tact délicat des unes et des autres, la
promptitude, l'ordre, l'élévation, la mesure; mais, plus
que tout, ce sens droit que rien ne peut remplacer, pas
même le génie, pas même la sainteté, selon que le dé-
clare saint Ignace quand il dit : « Une grande prudence
avec une médiocre sainteté l'emporte sur une grande
sainteté avec une prudence médiocre. » C'était ensuite,
dans le cœur, en une grande proportion, l'élément de
l'amour: l'ardent amour de Dieu, le zèle de sa gloire,
la passion de sa loi, tout ce qui fait respecter le devoir
comme sacré; puis l'amour du prochain, la douceur,
l'aménité, tout ce qui peut rendre le devoir aimable et
facile aux autres. Enfin, dans le caractère, l'élément de
la force, non pas seulement cette force qui est la puis-
sance d'agir, mais celle , plus nécessaire dans une su-
périeure, qui est le courage de souffrir : l'autorité qui
a l'épine pour diadème et pour sceptre la croix. En
somme, une riche nature sous un magnifique épa-
L — 10
HQ HISTOIRE DE MADAME BARAT
nouissement de grâces, une juste harmonie des facul-
tés naturelles et des vertus surnaturelles dans une âme
complète, équilibrée, égale: voilà ce qui constituait
dans M"" Barat cette supériorité que Ton venait de re-
connaître par un acte authentique.
C'est bien ainsi, du reste, que M"'" Deshayes motivait
son suffrage et celui de ses sœurs: « L'union intime de
la mère Barat avec Dieu , sa douceur, sa prudence , son
dévouement entier à la Société, la sagesse de son gou-
vernement que l'on avait déjà éprouvée, tous les talents
réunis dans un âge où tant d'autres ne font que donner
des promesses, firent croire que Dieu l'avait suscitée,
dans son amour, pour la direction de notre Société. Elle
seule n'était point dans cette opinion, et son humilité
profonde lui faisait croire que Notre-Seigneur ne la con-
firmait en cette place que pour ses péchés ^ »
Si accablée qu'elle fût, elle ne se plaignit pas; elle
ne se lamenta pas sur sa nouvelle charge. Au lieu de
parler humblement d'elle-même, elle estima plus hum-
ble et meilleur de se taire. C'est dans ces sentiments
que deux jours après elle écrivit à Grenoble. Sa lettre ,
adressée à M"" Duchesne, plane dans les régions du
monde spirituel, où elle goûtait le bonheur d'oublier
tout le reste. Comme son amie se plaignait d'être privée,
par son absence, de l'aliment dont son âme avait été
soutenue pendant le noviciat : « Je ne sais pas, lui ré-
pondit-elle agréablement, comment vous osez réclamer,
en faveur de ce mauvais lait qu'on vous a enlevé. A votre
âge, rechercher encore ces fades douceurs, c'est rester
enfant et vouloir l'être toujours ! » Elle lui citait saint
» i\oli'i> de M"" DcsUnijcs, p. H.
ELLE EST ÉLUE SUPÉRIEURE GÉNÉRALE 147
Paul : Lac vobis potum dedi, non escam! Elle lui pro-
mettait à son retour le présent auslère « du faisceau
de myrrhe ». Elle l'avertissait qu'enfin, après les lon-
gues épreuves d'une vie si agitée, le temps était arrivé
de se reposer en Dieu seul; et, comme l'épouse du
Cantique, de « s'asseoir à l'ombre du Bien-Aimé ». —
« Puissiez-vous, ma chère fille , pouvoir dire ce mot qui
vous fait tressaillir de joie : Je suis assise, Sedif Mais, ne
l'oubliez pas, l'arbre qui couvre le doux lit du repos est
planté au milieu d'une forêt hérissée d'épines. Pour s'y
frayer un chemin , il faut arracher les ronces. Il est be-
soin pour cela de courage et de patience; et ce n'est pas
le lait des faibles qui vous en donnera : comprenez-le,
de grâce ! » — Quant à la promotion qui venait d'être
faite d'elle au gouvernement général de la Société , à
peine la supérieure y faisait-elle allusion dans ces lignes
rejetées à la fin de la lettre : « Ma fille, il s'est passé
bien des choses pour votre Mère dans ces derniers jours.
J'en suis encore à me résigner, et je ne puis presque
m'occuper que de cela. Priez pour moi , et passez-moi
de n'en rien dire \ »
Le second objet du conseil était l'élaboration des sta-
tuts. Mais bientôt on y renonça. Là encore le Père
Varin rencontrait l'influence et la contradiction de M. de
Saint-Estève. Le fondateur, rassuré par le choix qu'on
venait de faire, ne voulut rien presser: l'esprit de
l'Institut lui était assez garanti désormais par celui
de la supérieure générale. Pour le moment on se con-
tenta de présenter à l'évêque d'Amiens un sommaire
analogue à celui dont l'évêque de Grenoble s'était
1 Amiens, 20 janvier 18(i6.
148 HISTOIRE DE MADAME BARAT
montré satisfait, et M^ de Demandolx y donna volon-
tiers son approbation.
Une des premières choses que fit le Père Varin après
cette élection, fut de se démettre de son titre de supé-
rieur de la Société. Puis il quitta Amiens. Inévitable-
ment le fondateur gardait sur la Congrégation dont il
était le père une influence considérable : rien n'était
plus selon Tordre. Mais il voulait que désormais la
direction fût laissée à M""^ Barat.
Il ne lui en dissimula aucunement les labeurs; c'était
là qu'il l'attendait comme à l'épreuve de sa foi et de
son amour de Dieu. Il lui fit même de cette Croix un
sujet de triomphe ; et voici quelles étranges félicitations
il lui en adressait, à quelque temps de là :
« Je sais, ma chère sœur, que vous aurez beaucoup
à souffrir, avant de voir votre Société solidement éta-
blie. Mais rien ne m'effraye, parce que je sais que
Notre-Seigneur vous donnera un cœur plus grand que
toutes les souffrances; et un tel cœur peut tout obtenir
de celui de Jésus-Christ. Oh! que vous êtes heureuse
d'être entrée dans la carrière que vous parcourez, et
que je me félicite d'avoir concouru à vous y faire entrer!
Dans toute autre, vous n'auriez pas eu à souffrir la mil-
lième partie des peines qu'elle vous offrira. Seulement,
souvenez-vous que le courage et la foi qui vous animent
doivent être trempés dans le sentiment d'une tendre et
amoureuse confiance en Noire-Seigneur'. »
C'était bien l'heure, en effet, de grandir en confiance,
car dans ce même moment où la Société se consliluait
au dedans, une première lumière montra à la supé-
I HoaniKi, rîiiiîii 1800.
PREMIÈRES LUMIÈRES SUR LES MISSIONS ii9
rieure l'étendue future de sa mission au dehors. Du faîte
où elle venait à peine d'être portée, la mère Barat vit
soudain l'horizon s'entrouvrir; et voici quel éclair fit
apparaître à ses yeux l'immensité de l'héritage promis
au Sacré-Cœur.
Il n'y avait pas huit jours qu'elle était élue supé-
rieure générale, lorsqu'elle reçut une lettre de M™® Du-
chesne qui lui mandait qu'en la fête de l'Epipha-
nie, l'illustre abbé de la Trappe, dom Augustin de
Lestrange, était venu visiter Sainte-Marie-d'en-Haut.
Il revenait d'Amérique, où il avait fondé plusieurs mo-
nastères de son ordre. S'inspirant à la fois de ses sou-
venirs de missionnaire et du mystère de ce jour, il parla
si fortement du malheur des nations qui ne connaissent
pas Jésus- Christ, que M*"® Duchesne sentit se réveiller
l'ardeur qui depuis longtemps la poussait vers les
missions. « Le 10 janvier, écrivait- elle, faisant mon
oraison dans le dortoir des élèves, sur le détachement
des Mages, je conçus le désir de les imiter. Je sentais
tomber les liens qui me retenaient. Les peuples infi-
dèles, et surtout les tribus sauvages de l'Amérique, ne
quittaient plus mon esprit. Je voulais partir aussitôt^ »
C'était pour en demander l'autorisation qu'elle venait
d'écrire à M™^ Barat.
A la réception de cette lettre, la supérieure y recon-
nut l'écho de ses propres pensées. Elle ne put contenir
sa jubilation , et elle fit cette réponse qui est plutôt un
chant d'actions de grâces : « Vive Jésus, ma chère fille!
votre lettre a frappé la partie sensible de mon cœur : je
1 Grenoble, 23 janvier 1806, et relation écrite par M™' Duchesne avant
son départ,, 1^18.
150 HISTOIRE DE MADAME BARAT
me suis sentie exaucée. Oui, voilà ce que je demandais
pour vous depuis que le Seigneur vous a confiée à mes
soins! J'insistais avec ardeur auprès de lui, persuadée
qu'il voulait de vous ce dévouement et cet entier sacri-
fice. »
Alors, laissant déborder dans un long épanchement
l'ambition de toute sa vie, elle lui racontait confi-
dentiellement son ancien désir d'aller évangéliser les
nations infidèles, les vœux qu'elle adressait dans cette
intention à saint François Xavier, ses regrets lorsque
des ordres supérieurs l'avaient enchaînée à la France,
sa prière constante pour que Dieu suscitât dans la So-
ciété un cœur embrasé du même zèle; sa joie enfin d'en
voir aujourd'hui la flamme dans M""* Duchesne.
« Que je serais heureuse, disait-elle, si le Seigneur,
ayant tant de raisons de dédaigner mes services, voulait
agréer les vôtres! Ah! à mon tour, prosternée à vos
pieds, je vous supplierais de me recevoir pour votre
petite servante... Mais maintenant c'est vous qu'il me
semble voir, ma chère fllle, aux pieds de Jésus-Christ
et de votre indigne Mère, lui demander s'il vous appelle
à ce bonheur? Vous attendez le oui que vous avez cher-
ché et qui paraît si long à vos désirs. Ah ! permettez que
je ne le prononce pas encore; mais je vous dirai : Espé-
rez, nourrissez ce désir, travaillez à vous rendre digne
de cette faveur; de plus en plus fidèle à Jésus, ne met-
tez plus de bornes à ses miséricordes. J'attends le mo-
ment du retour pour vous entretenir de ce grand objet,
le plus chéri de mon ùmc'. »
M"'" Duchesne crut toucher à cet objet de ses vœux :
1 Amiens, 3 février If^Ofi.
PREMIÈRES LUMIÈRES SUR LES MISSIONS 151
« Quoi! répondit-elle, dans son ardente reconnaissance,
quoi ! il m'est donc permis de me livrer à la plus douce
des espérances! Mes vœux s'accompliront un jour! dès
maintenant je puis tendre par mes désirs et mes prières
vers des contrées où je pourrai enfin rendre quelque
service à Notre-Seigneur, et n'être riche que de Lui.
Quel aiguillon puissant pour m'exciter à me réformer
que la crainte de me rendre indigne de ma haute desti-
née ! Avec quel respect mêlé d'attendrissement enten-
drai-je ces paroles de la bouche de ma tendre Mère : Je
vous envoie... parmi les loups! Oh! si vous pouviez
ajouter : comme un agneau/ Avec quel transport pren-
drais-je sa vénérable main et la porterais -je sur ma
tête pour être bénie de cette sorte : Ab illo benedicaris
in cujus honore cremaberis! Je suis souvent en esprit au
moment de la décision, et plus souvent encore dans les
lieux où elle me permettrait d'aller... Qu'il me tarde de
savoir ce que vous avez à me dire! Je me précipite à
genoux en esprit pour l'entendre*. »
La mère Barat envoya la bénédiction sous la formule
demandée : Sois bénie par Celui en l'honneur duquel tu
vas être consumée. C'est la formule liturgique employée
pour la bénédiction de l'encens. « L'amour, a écrit
Bossuet, l'amour est un pur encens qui n'a pas plu-
tôt touché au feu , qui est Dieu , qu'il s'exhale tout en-
tier vers le ciel comme une pure et douce vapeur-. »
La même lettre exhortait M™^ Duchesne à se préparer
à sa grande mission par la prière. Celle-ci prit aussitôt
acte de cette invitation pour obtenir de passer devant le
i Grenoble, 1806. — Autographe sans date.
2 Lettre lxxv à la sœur Cornuau. — Meaux, 17 mai 169'*.
152 HISTOIRE DE MADAME BARAT
saint Sacrement la nuit du jeudi saint. « J'espère que
vous me ferez lever cette cruelle défense de ne jamais
passer de nuit entière devant Dieu. De grâce, il me
faut celle-là pour parler à loisir à notre bon Maître. »
Celte nuit mémorable fit époque dans la vie de
M"* Duchesne. Voici comment elle-même en parle dans
une lettre écrite le lendemain matin, et toute brûlante
encore des flammes de la veille sainte : « 0 la bénite
nuit!... Je l'ai passée tout entière dans le nouveau con-
tinent. J'ai voyagé d'ailleurs en bonne compagnie.
D'abord j'avais précieusement recueilli au Jardin , au
Prétoire, au Calvaire, tout le sang de Jésus. Je m'étais
emparée de Lui au saint Sacrement, je le serrais étroi-
tement, et je portais en tout lieu mon trésor pour le
répandre, sans crainte de l'épuiser. Je voyais saint
François Xavier se tenant devant le trône de Dieu, lui
demandant de faire fructifier cette semence, et de m'ou-
vrir de nouvelles terres à éclairer. Saint François Régis
était le pilote des voyageurs; et bien d'autres saints
encore, jaloux de la gloire de Dieu. Aucune tristesse,
même sainte, ne pouvait, en celte nuit de notre ré-
demption, s'insinuer dans mon cœur, parce qu'il me
semblait qu'il allait se faire une nouvelle application
des mérites de Jésus !
« Les douze heures de la nuit, bien que passées à
genoux, ont été bien vile écoulées, et sans fatigue pour
moi qui, la veille encore, ne croyais pas pouvoir tenir
une heure. J'avais tant à faire avec tous mes sacrifices!
J'avais à oflVir une mère... et (juelle mère!... des
sœurs, des parents, une montagne. Et puis je me trou-
vais seule, avec des enfants tout noirs, tout grossiers; cl
j'étais plus contente au milieu de ma petite cour que
PREMIÈRES LUMIÈRE SUR LES MISSIONS 153
tous les potentats du monde. Bonne Mère, quand vous
me direz : Ecce ego mitto te, je vous répondrai vite : Je
pars! — Oh ! si c'était seulement avant la fin de l'année :
je m'en suis presque flattée.
« Je vais tâcher de rendre triste le reste du vendredi
saint; mais j'y ai peu de dispositions, je suis montée à
l'espérance * ! »
Avant que cette espérance pût se réaliser, M""^ Du-
chesne devait attendre encore douze années. Mais ce
n'était pas sans dessein que , dans cette nuit de sa
Passion et de notre Rédemption, Jésus l'avait prépa-
rée à sa mission future par la vue des sacrifices que
nous venons de l'entendre se prophétiser à elle-même.
Ce n'était pas non plus sans une intention de miséri-
corde sur M""^ Barat, qu'au lendemain de son élection,
Celui qui cache un arbre dans un grain de sénevé et
une moisson dans un épi, lui laissait entrevoir sur cette
tige naissante de sa Société qui n'avait encore que
deux branches si frêles, Amiens et Grenoble, les deux
puissants rameaux dont les rejetons devaient un jour
ombrager les deux mondes.
La Mère supérieure passa à l'Oratoire l'hiver et le
printemps de cette année 1806. Elle consacra ce temps
à donner au pensionnat une impulsion décidée dans la
vertu. Elle s'inquiétait de voir déjà l'ivraie qui germait
au milieu du bon grain. «Cequi me déchire tous les jours,
écrivait -elle alors, c'est le spectacle de tant d'âmes, de
tant de jeunes personnes élevées par la religion, nour-
ries dans la piété, et que le plaisir entraîne. Depuis un
an seulement, que de ravages dans ces jeunes cœurs!
1 Vendredi sainl, le matin, 1806. — Aulogr.
15t HISTOIRE DE MADAME BARAT
Hélas ! ce n'est plus l'amour de Dieu qu'il faut leur
inculquer, cela ne les touche pas. Faire naître des
remords, menacer des châtiments éternels, afin que,
dans un danger pressant, elles puissent s'en souvenir:
c'est presque le seul espoir. »
Puis, comme cette confidence était adressée à M""' Du-
chesne, missionnaire future des peuples infidèles , la
Supérieure faisait cette comparaison : « Ah ! qu'il serait
bien plus consolant, comme vous le dites vous-même,
d'annoncer Jésus-Christ à des cœurs neufs et qui n'au-
raient pas abusé des grâces du salut. Toutefois, fau-
drait-il abandonner celles-ci parce qu'elles donnent plus
de peine et moins de consolation? Non, ma chère fille.
N'y aurait- il qu'une seule âme sauvée par nos soins,
nous devrions nous dévouer jusqu'à la mort pour son
salut. Sublime vocation que la nôtre! Puissions-nous en
sentir tout le bonheur ! Il n'en faudrait pas davantage
pour nous élever à la plus haute perfection ^ »
Cependant toutes les lettres de la Mère générale té-
moignaient du désir qu'elle avait de revoir sa famille de
Grenoble : « Je sens le besoin de verser mon cœur dans
celui d'une amie à qui le Seigneur semble donner le
même désir de le faire connaître et aimer... S'il m'était
permis de vouloir quelque chose, je hâterais mon dé-
part, et je serais bientôt sur vos montagnes*. »
M"'" Barat put enfin réaliser ce vœu. Elle quitta l'Ora-
toire, et le 20 mai 1806, elle était de retour à Sainte-
Marie-d'en-IIaut.
Elle y demeura peu de temps. Quelques semaines seu-
1 Amiens, ;i février isoi'..
2 Jbid.
ELLE EST APPELÉE A POITIERS 135
lement après son arrivée, eile reçut du Père Varin l'an-
nonce qu'une fondation était demandée à Poitiers. Le
Père Lambert, qui prêchait une mission dans cette ville,
venait de faire savoir à son Supérieur que de pieuses
personnes, maîtresses d'un pensionnat vaste mais peu
prospère, offraient de céder leur établissement à la So-
ciété et de se mettre elles-mêmes sous la règle du Sacré-
Cœur. Le Père Varin vit dans cette offre une indication
claire de la volonté de Dieu. Croyant donc l'heure venue
pour la petite barque de reprendre la mer, comme il
s'exprimait, il exhorta la Supérieure à se confier au Ciel
et à livrer sa voile aux vents.
« Voici bien, ma chère sœur, lui écrivait -il, voici le
moment où, plus que jamais, nous avons besoin de lu-
mières et de grâces. Prions Notre -Seigneur avec une.
vive confiance, et II nous dirigera. Oui, Il se souviendra
de cette petite barque toute frêle qu'on n'a lancée à la
mer que sur sa parole. Il se souviendra du pauvre pilote
et des pauvres nautoniers qui ne se sont hasardés à la
conduite de cette petite barque que par une vive con-
fiance en son secours, et par le désir de lui rendre
quelque service. Il ne les abandonnera pas à leur inex-
périence et à leur faiblesse. »
Aux yeux du fondateur, cette faiblesse de l'instru-
ment était la meilleure raison d'espérer en Celui qui
crée tout de rien. Une sainte véhémence, une douce
ironie animent ce paradoxe qui , depuis l'Évangile ,
inspire et justifie les hardiesses des saints : « Vous dites
que vous tremblez par la crainte d'être un obstacle à
l'accomplissement des desseins de Dieu? Que le bon
Dieu vous bénisse, trembleuse perpétuelle! Je ne sais
vraiment pas quel plaisir vous prenez à trembler tou-
1S6 HISTOIRE DE MADAME BARAT
jours. Pour moi, j'en trouverais bien plus à espérer et
à aimer toujours. Ce plaisir grandirait à la pensée que
c'est à un pauvre pécheur ignorant, sans force et sans
lumière, que la bonté infinie de Notre-Seigneur per-
met d'espérer avec toute confiance et de l'aimer avec
tendresse.
<i Non , non, je ne tremblerai que lorsque j'aurai re-
noncé à Notre-Seigneur pour me donner au monde.
Mais tant que je sentirai en moi une volonté d'être à
Lui, rien ne sera capable de me faire trembler; et mes
misères et mes péchés, loin de diminuer ma confiance,
ne feront qiie l'augmentera »
Le Sacré-Cœur de Poitiers naquit de cet acte de foi.
t Vichy, 14 juin 1806.
CHAPITRE III
FONDATION ET NU V ICI AT DE POITIERS
Juillet 1806 à novembre 1807.
M"" Barat est guérie à Lyon. — Voyage de Lyon à Poitiers. — L'abbaye
des Feuillants. — M''« Chobelet, M"« Joséphine Bigeu. — La recrue
du noviciat à Bordeaux; M"= Elisabeth Maillucheau. — La colonie se
rend à Poitiers. — Ouverture du noviciat par le P. Gloriot. — Fête de
sainte Thérèse. — Retraite de la Toussaint. — La direction spiri-
tuelle, ses trois mouvements. — L'abnégation. — Douceur et fermeté
de M™« Barat. — L'union à Jésus -Christ. — Ferveur de M™" Barat;
ses retraites à l'ermitage de Saint-Joseph. — La douce charité au novi-
ciat. — Le zèle ; le bonheur. — Vœux des sœurs Thérèse et Bigeu. —
La suppression des Pères de la foi. — Générosité des novices de
Poitiers. — Le Manrèse de la mère Barat. — Le P. Varin confiné à
Besançon.
Ce fut le 10 juillet 1806 que M""* Barat, accompagnée
de la mère Henriette Girard, se mit en route pour la
fondation de Poitiers. Elle partait fort souffrante du mal
ancien et renaissant dont elle n'avait été qu'imparfaite-
ment guérie, dans son séjour à Paris de l'année 1803.
Mais à peine fut- elle à la première station de son
voyage qu'une guérison instantanée, complèle, lui fut
le signe que Dieu agréait son entreprise et bénissait sa
confiance. Elle le racontait ainsi à M™® Duchesne :
1S8 HISTOIRE DE MADAME BARAT
« Vous savez en quel état je vous quittai. En arrivant
à Lyon, l'éciiaufîement de la route avait encore aug-
menté mon mal, et j'étais pire que l'année dernière.
Eloignée de vous qui êtes ma bonne samaritaine, je
pensai que personne autre que Jésus-Christ ne pouvait
me guérir. Je m'en allai donc me plaindre doucement à
Notre-Seigneur dans la communion. Je lui représentai
combien ma position serait pénible et diflicile pendant
un si long voyage. Puis je demeurai tranquille. Comment
ne Faurais-je pas été après tant de marques que Dieu
m'a données de son amour? Je n'étais pas sortie de
Lyon que tout avait disparu, sans que j'eusse rien fait
pour me guérir. Malgré l'extrême chaleur, le peu de
repos, la mauvaise nourriture et le reste, tout fut fini en
une nuit. Je suis entièrement guérie î. »
Elle l'était si complètement que, plusieurs mois après,
elle écrivait : « Je ne me suis nullement ressentie de ma
maladie depuis mon départ de Lyon. »
La route fut difficile. iM"^ Barat elle-même nous en
a raconté les péripéties dans un journal où les événe-
ments ont leur vive peinture. Traînée dans les voitures
publiques, de Lyon à Moulins, de Moulins à Limoges,
par Montluçon et Guérct ; mise en contact avec des com-
pagnons de route de toute foi et de toute classe, l'épouse
de Jésus-Christ ne se plaignait, ne s'étonnait que d'une
chose : l'indifférence de tant d'hommes pour ce Sau-
veur qui les a si prodigieusement aimés! Alors elle fai-
sait un retour sur la prérogative de sa vocation : « Com-
bien, dit-elle, je remerciais la bonté de Dieu de nous
avoir choisies et séparées de ce monde pervers et plongé
• l'oilicrs, 1- noût 180C.
VOYAGE A POITIERS 159
dans les choses terrestres, qui ne le connaît point!
Qu'avions-nous fait pour mériter une telle grâce, et par
quelle reconnaissance ne devrions-nous pas nous dé-
vouer à ce divin Maître et nous sacrifier pour lui gagner
des âmes ! Ces sentiments me pénétrèrent pendant tout
le voyage, et ranimèrent mon zèle, surtout dans les
occasions où nous arrêtant chez quelques bons paysans,
interrogeant les enfants sur leur catéchisme, je les trou-
vais dans une telle ignorance que j'eusse désiré rester
parmi eux pour les instruire de leur religion et leur
apprendre à aimer Dieu'. »
Un peu plus loin elle ajoute : « Du moins je tâchai de
leur inspirer le désir de le connaître et de le servir,
leur assurant que de mon côté je ferais tout ce que je
pourrais pour leur procurer des maîtresses d'école.
Ainsi je laissai les mères et les enfants satisfaits^. »
De Limoges à Poitiers les voyageuses durent se con-
tenter d'une voiture de roulage chargée de marchan-
dises. Sur le devant, tout au faîte, on avait ménagé une
sorte de niche où elles purent, non sans peine, grimper
et se blottir sur une couche de foin. « Quand j'eus vu
cette voiture, dit M"'^ Barat, je compris que le divin
Jésus de Nazareth l'avait permis ainsi pour me faire
pratiquer l'humilité et la pauvreté dans mon arrivée à
Poitiers. Je me réjouis intérieurement d'avoir quelque
ressemblance avec notre bon Sauveur, et j'augurai bien
de la fin de mon voyage ^ » Une autre voiture suivait
avec son chargement, conduite par un domestique. Le
domestique s'appelait Jacques, le maître s'appelait Ca-
1 Journal du voyage à Poitiers et du noviciat, p. 4.
2 Ibid., p. 12.
3 Jôid., p. 8.
160 HISTOIRE DE MADAME BARAT
dence. Cadence et Jacques rivalisaient si bien de len-
teur, que le premier jour on ne fit que trois lieues. On
arriva fort tard, à dix heures du soir; on soupa à Tau-
berge avec les voituriers; le repas fut fort pauvre, le
logement plus pauvre encore. « Notre chambre, dit la
voyageuse, ressemblait assez à celle que Gresset dépeint
dans sa Chartreuse; Tuniversité des rats y vint tenir
assemblée pendant la nuit. Nous aurions eu bien peur
dans cette maison isolée, si nous n'avions eu toute notre
confiance en Dieu. Nous reprîmes notre route, et che-
minions lentement vers la ville de Poitiers, ne faisant
que sept lieues par jour, ne nous fatiguant point, et
ayant toute liberté de lire, chanter, prier, méditer sur
notre voiture. »
Les bons moments étaient ceux oi!i l'on pouvait entrer
dans l'église de quelque village, y entendre la messe,
s'y confesser et communier. C'est ainsi que M""" Barat
célébra la fête de sainte Madeleine, sa patronne : «; Je
ne pouvais, écrit -elle, me lasser de remercier Dieu de
nous avoir ménagé une telle faveur à pareil jour. J'avoue
que je goiitai plus de joie à célébrer cette fête dans celle
retraite, à l'abri des compliments et des bouquets, que
je n'en aurais eu dans une de nos maisons'. »
Ce fut seulement le 23 juillet, treize jours après le dé-
part, que la P'ondatrice fit son entrée à Poitiers dans un
fort pauvre équipage, et sous une pluie battante qui
dura toute la journée. « Il est vrai, dit-elle gaiement, que
je ne craignais pas qu'on eût fait quelques frais pour me
recevoir et (juc la fêle en fût troublée. » Ainsi trempées,
ruisselantes, sans autre introducteur ({u'unc pauvre
1 Journal du voyage à Poitiers, p. 12.
L'ABBAYE DES FEUILLANTS 161
femme chargée de leurs modestes paquets, les deux re-
ligieuses frappèrent timidement à la porte de cette mai-
son des Feuillants, que bientôt le Sacré-Cœur allait ouvrir
aux plus grandes familles de la contrée.
L'abbaye des Feuillants avait un nom célèbre dans
les annales du Poitou. C'était un monastère, fondé
en 1618 par le roi Louis XIII, pour les religieux de la
réforme de Cîteaux. Comme tant d'autres, la commende
l'avait fait dégénérer; puis la révolution y avait amon-
celé de lamentables ruines. L'église n'existait plus, mais
les restes du couvent étaient considérables encore. Bâti
entre la rue actuelle des Feuillants et la rivière du Clain,
le monastère présentait au nord un vaste cloître dont
les arcades cintrées entouraient le préau de leur sévère
enceinte. De larges corridors, de grandes salles voûtées
s'ouvraient sur les jardins, qui, disposés en terrasses,
descendaient vers la rivière. De ce côté, de légères
collines relèvent la vue vers le ciel : c'est la solitude de
la campagne; et seul le bruit des moulins y fait en-
tendre sa cadence monotone, dans le silence d'une belle
nature.
« Quand nous eûmes franchi le seuil, raconte M"® Ba-
rat, une vieille servante nous introduisit dans une grande
salle pour y attendre les maîtresses. Elles ne vinrent
pas tout de suite, et j'eus le loisir de me livrer à mes
réflexions. La pensée que j'allais prendre le gouverne-
ment de cette maison accabla ma faiblesse, quoique je
m'appuyasse uniquement sur le secours de Dieu. Enfin
ces demoiselles parurent... L'accueil qu'elles me firent
fut honnête , et tel qu'il convenait envers une personne
qu'elles n'avaient pas eu le temps de désirer. » De son
côté .M""' Barat ne connaissait guère que de nom les
I. — M
162 HISTOIRE DE MADAME BARÂT
pieuses filles qui offraient de se donner, par elle, au
sacré Cœur de Jésus.
La première était M"" Lydie Chobelet du Bois-Bou-
cher. Aux premières menaces de la révolution , les
demoiselles Chobelet, — elles étaient trois alors, —
étaient venues de leur petite ville deSoullans à Poitiers,
moins pour s'y abriter que pour s'y dévouer à la cause
de Dieu. Là, en pleine Terreur, elles avaient osé ouvrir
une école où le nom de Jésus -Christ était publique-
ment enseigné et adoré! On les avait dépouillées, chas-
sées, emprisonnées : elles s'étaient vues à deux pas de
l'échafaud. Mais à peine avaient-elles recouvré leur
liberté, et la France un peu de calme, qu'elles avaient
repris leur école et leurs projets. Le couvent des
Feuillants ayant été mis en vente, elles l'achetèrent,
et aussitôt appelèrent autour d'elles les âmes décidées
à servir Dieu dans la vie religieuse et l'éducation des
enfants. C'était là une de ces ébauches de l'œuvre du
Sacré-Cœur, comme nous en rencontrerons souvent
dans cette histoire; une de ces aubes matinales qui
n'attendent que le lever d'un grand corps lumineux
pour confondre leur lueur naissante dans sa clarté.
L'essai de W'^^ Chobelet ne réussit pas, et à l'époque
où nous a conduits cette histoire. M"® Lydie, âgée de
quarante ans, était la seule des trois so?urs qui restât
dans le monastère. De la petite communauté qu'elle y
avait réunie, elle n'avait conservé qu'une fidèle com-
pagne d'une trentaine d'années , appelée Joséphine
Bigeu.
Joséphine Bigeu, dernière fille de M. Charles Bigeu,
avoué près la cour de Poitiers, et d'une femme exem-
plaire, Hadcgondo Audidier, semblait par son attrait.
MADAME JOSÉPHINE BIGEU 163
ses vertus et ses talents, prédestinée au Sacré-Cœur :
« Elle avait, nous apprend une de ses premières
compagnes dans la vie religieuse , elle avait l'extérieur
d'un ange plus que d'une simple mortelle qui a péché
en Adam. Tout en elle était l'expression de la modestie
la plus parfaite et de la plus grande dignité ^ »
Elle était très-instruite. Par dévouement pour son
jeune frère elle avait appris avec lui les sciences hu-
maines, les belles-lettres, l'histoire, le latin même, se
trouvant ainsi conduite à cette science virile qui fut un
des caractères comme une des forces des premières
mères du Sacré-Cœur. Il est vrai que, par ailleurs, elle
s'était retrouvée femme. Elle avait dans son enfance aimé
sa propre personne, qui était remarquable, et la parure,
et jusqu'à cette malheureuse chevelure dont elle avait
cherché par l'art le plus obstine à corriger la rousseur.
Mais du jour où, vers l'âge de treize à quatorze ans,
la beauté de Jésus -Christ lui était apparue dans une
cérémonie religieuse, chez les filles de Notre-Dame,
c'est Lui seul qu'elle avait aimé par-dessus toutes choses.
Alors elle se retira des fêtes du monde, puis des
fêtes de la famille, couchant sur la dure, se levant à
cinq heures, vivant en recluse dans un pauvre cabinet
froid qu'elle s'était fait attribuer au fond de la mai-
son. Là, pendant la Terreur révolutionnaire, sa mère
stupéfaite la surprenait à genoux devant son crucifix,
priant, fondant en larmes pendant des heures entières,
dans une extatique douleur. « Il faut bien, répondait-
elle, que je me confesse à Dieu, puisque je ne peux plus
me confesser aux prêtres. » En même temps, brûlant
1 Récit de la mère Thérèse Maillucheau , p. 75.
iU HISTOIRE DE MADAME BARAT
de zèle, elle trouvait moyen de rassembler tantôt de
jeunes filles comme elle pour méditer et prier, tantôt de
petits enfants qu'elle catéchisait et préparait en secret
à leur première communion.
Joséphine avait été une des premières Poitevines qui
avaient répondu à l'appel de M"^ Ghobelet. Mais main-
tenant, se voyant seules, et d'ailleurs altérées d'une
plus haute perfection , toutes deux avaient résolu de se
donner au Sacré-Cœur, a Cette dame et sa compagne
avaient soif de faire à Dieu le sacrifice de leur liberté,
dit M""® Barat. Je reconnus des âmes généreuses, déta-
chées, prêtes à ce que Dieu voulait d'elles. Avec de
telles âmes, déjà formées d'avance aux vertus reli-
gieuses, je ne devais pas avoir beaucoup de peine,
et j'eus dès lors la confiance, moyennant la grâce de
Dieu , de réussir promptement. Mais il ne fallait pas se
borner à un si petit nombre pour le noviciat que je de-
vais inaugurera »
La Providence y pourvut. En effet, à Bordeaux, le
Cœur de Jésus avait parlé à un autre groupe de femmes.
Instruites de l'existence de la Société, initiées à son
esprit, plusieurs n'attendaient plus que la permission d'y
entrer. Elles le tirent savoir à la supérieure. M'"*" Barat
partit. Le 12 août elle était rendue dans cette ville.
Elle la trouva encore sous l'impression de la parole
d'un des Pères de la foi , le Père Enfantin , prédi-
cateur puissant, qui avait ramené un grand nombre
d'âmes dans les voies de la vérité et de la pratique
chrétiennes. Il en avait aussi engagé quelques autres
dans les sentiers de la perfection religieuse. Six jeunes
1 Joiwnal du noviciat de Puilicrs , p. 20.
LA COLONIE DE BORDEAUX «65
filles, entre autres, se donnant au Seigneur avec un
élan tout méridional, s'étaient déjà constituées en com-
munauté. Un jour même, impatientes de vivre dans la
retraite, elles avaient tout quitté pour aller se réfugier
dans la vigne de Tune d'elles qui s'appelait Angèle.
Là, elles s'étaient logées en une pauvre maisonnette
avec la confiance d'une foi qui ne doute de rien; et,
pendant trois mois entiers , elles y avaient vécu de
la vie pénitente des vierges du désert.
Maintenant les Bordelaises étaient réunies sous le
toit à demi monastique de M"® Vincent. « C'était une
vertueuse dame, raconte le journal de M""® Barat, qui,
avec quelques compagnes, tenait école pour les pau-
vres, faisant le bien, mais attendant quelqu'un qui
lui apprît à le faire mieux encore et d'une façon plus
solide. » Là, les six solitaires suivaient une règle don-
née par le Père Enfantin , et qui était à peu près celle
du Sacré-Cœur. Elles lui appartenaient donc avant de
le connaître. C'était là comme un de ces essaims four-
voyés qui, poussés par le vent du ciel, vont s'abattre
d'abord sur quelque branche tremblante, en attendant
qu'une reine vienne se mettre à leur tète et leur montre
une ruche.
Les premières entrevues de M""® Barat avec chacune
de ces filles lui permirent de distinguer celle qui avait
été la principale zélatrice de leur pieux dessein. Elle
s'appelait Elisabeth Maillucheau. Ses parents demeu-
raient tantôt dans leur vignoble de Saint- André -de-
Cubzac, tantôt à Bordeaux, où ils possédaient une
maison et des celliers. Elisabeth était l'aînée de la fa-
mille, et son père l'aimait beaucoup à cause de son bon
caractère et de ses talents distingués. Il lui avait fait
166 HISTOIRE DE MADAME BARAT
donner une belle instruction : elle savait l'espagnol et
un peu le latin ; elle était musicienne, elle touchait de la
harpe. Elle avait traversé la révolution dans l'exercice
de ce dévouement à l'Église que nous trouvons à la
source de toutes ces premières vocations. Dès qu'elle
avait parlé de se faire religieuse , ses parents alarmés
l'avaient confinée avec eux dans leur campagne de Saint-
André-de-Cubzac. Mais si les instructions de la ville lui
manquaient, il lui restait encore ses livres et sa harpe.
Elle reprit en espagnol la lecture de sainte Thérèse ; elle
composa des airs pour les cantiques de la sainte, et
s'anima à imiter son amour de Dieu en les chantant.
Cependant la mission fut donnée à Bordeaux ; on lui
permit de la suivre. Elisabeth avait alors vingt-neuf
ans. C'était le moment décisif pour sa vocation. Aucune
épreuve rigoureuse, humiliante, bizarre même ne lui
fut épargnée par le Père Enfantin. Elle triompha de
tout. Les parents résistaient : mais il fallut bien céder.
Enfin M""® Barat étant allée les visiter à Saint -André-
de-Cubzac , ceux-ci furent consolés en voyant à quelle
mère ils allaient donner leur fille.
Dès les premiers jours de son entrée en religion, Eli-
sabeth prit le nom de Thérèse ; nous ne lui en donne-
rons plus d'autre désormais : à défaut du génie de
Thérèse d'Avila, elle apportait au Sacré-Cœur quel-
que chose de l'amour que cette sainte éminente avait
apporté au Carmel.
Pden en elle cependant qui saisît au premier abord,
sinon sa simplicité. (Jn ne lui eût trouvé qu'une apti-
tude médiocre, disons le mot, qu'une radicale incapa-
cité pour les choses de la terre. Le lacl du monde lui
MADAME THÉRÈSE MAILLUCHEAU 167
manquait, et toute l'intensité des facultés de l'àme se
portait en haut : c'était une âme du ciel. Aussi , dès
que l'entretien touchait aux choses de Dieu, elle se
transformait; une onction pénétrante dont nous ne tar-
derons pas à produire des preuves, une limpidité pleine
de lumière, une animation de parole à laquelle l'accent
gascon prêtait une vivacité originale , révélaient ses
secrètes ardeurs. Ce qui la soulevait ainsi , ce qui
chez elle entraînait , absorbait tout le reste , c'était
une indicible passion pour Jésus -Christ. Son besoin
le plus insatiable était de le visiter dans le saint Sacre-
ment et de se sentir près de Lui. « Et que faites -vous
là pendant ces longues heures? » lui demandait-on un
jour. — « Je le dévore, et il me dévore, » répondit-
elle. C'était vrai ; il semblait que l'élément humain
était consumé en elle par la flamme divine. Aussi la
contemplation l'emportera toujours en elle sur l'action.
Dans la famille religieuse où elle vient d'être reçue, elle
ne sera pas comme M""^ Duchesne l'infatigable apôtre,
ni la grande institutrice comme la mère Bigeu; ni la
femme forte et la puissance initiatrice comme les mères
de Charbonnel et Desmarquest; c'est l'émule non de
Marthe, mais de Marie ; c'est la fiancée mystique du Roi
des rois.
Chaque jour le Père Enfantin adressait aux postu-
lantes de chaleureuses instructions dans la petite cha-
pelle de M^'® Vincent. On y accourait en foule, et une
sorte de sainte -contagion pour la vie religieuse avait
gagné les jeunes chrétiennes de la ville. « Je ne pou-
vais leur promettre de les emmener toutes, écrit M""® Ba-
rat, étant plus de trente qui vinrent me solliciter. Huit
• seulement me parurent devoir être préférées, y compris
168 HISTOIRE DE MADAME BARAT
les six qui s'étaient réunies et qui pressaient le plus^ »
Les huit postulantes furent dirigées sur Poitiers par
convois successifs. La mère Barat les conduisait jus-
qu'aux bords de la Gironde , et là elle les bénissait au
milieu des sanglots de leurs amies, inconsolables de ne
pouvoir partager leur sort.
L'aspect de ce rivage réveilla dans son âme de vastes
ambitions. Elle en rendait compte ainsi à M^^^ Du-
chesne : « Il y a quelques jours, étant allée conduire mes
compagnes qui partaient pour Poitiers , tandis qu'elles
prenaient la Garonne, je restai sur le port à les re-
garder, ou plutôt à examiner les vaisseaux, en assez
grand nombre, qui le bordaient de toutes parts. Bientôt,
perdant de vue et de pensée mes sœurs de Bordeaux,
il me semblait que nous nous trouvions toutes deux
dans cette ville, prêtes à nous embarquer sur un de
ces navires, pour aller enfin où vos désirs vous appel-
lent. Que j'aurais voulu que vous eussiez partagé la
vue de ce beau port, que ces pensées rendaient plus
cher à votre mère*! » Était-ce un pressentiment? Était-
ce un secret avertissement du ciel, et comme un de ces
souffles précurseurs qui apportent aux nautoniers les
parfums d'une terre promise? Toujours est- il que ce
fut dans ce même port de Bordeaux que, plus tard.
M'"'' Duchesne s'embarqua pour la Louisiane.
^|me Barat partit de Bordeaux la dernière. Le véno-
nérable archevêque, M^ d'Aviau, vil avec un extrême
regret la mère et les filles s'éloigner lie sa ville et de
son diocèse. « Je ne fais que vous prêter ces brebis de
1 Journal du nnvtriat de l'oHicrs , [>. J.i
2 Hoidcaux, ;W1 aoiU INX'..
LE NOVICIAT DE POITIERS 169
mon troupeau, dit-il à la supérieure. Je compte bien
qu'un jour vous me les ramènerez, pour y former un
bercail. — Monseigneur, c'est notre espoir, répondit
la supérieure; et en attendant l'honneur de vivre sous
la conduite d'un Pasteur tel que vous, nous allons tra-
vailler à nous en rendre dignes. » M^ d'Aviau la bénit
ensuite , la laissant pénétrée de vénération et de recon-
naissance. Enfin le 6 septembre, après une absence de
deux mois. M""® Barat était de retour à Poitiers.'
Cependant aux postulantes venues de Bordeaux s'était
jointe une Poitevine, M"^ du Chastaignier, nature d'une
activité trop vive, trop extérieure, mais généreuse et
charitable, qui avait rendu son nom populaire à Poi-
tiers parmi les pauvres, les malades, les prisonniers et
les enfants. Elles étaient donc onze en tout, différentes
d'âge, de rang, d'aptitudes, d'attraits, mais se complé-
tant mutuellement par ces différences mêmes. Qui les
avait ainsi choisies et associées? « Le Seigneur, dit
l'Écriture, appelle les étoiles des profondeurs du fir-
mament. Elles lui répondent: « Nous voici, » et elles
répandent pour lui leur douce clarté. » Ainsi s'était
formée la constellation d'âmes destinées à composer le
noviciat de Poitiers.
Ce noviciat s'ouvrit le 8 septembre par la prise d'ha-
bit des onze postulantes. Un des Pères de la foi, le
Père Gloriot, leur rappela que le dessein de Dieu était
qu'elles devinssent des saintes et de grandes saintes.
Il leur parla du fruit ou de vie ou de mort que leur
exemple porterait dans les générations appelées à leur
succéder. Il appela en témoignage l'histoire de l'abbaye
qui les abritait. Sa dernière parole fut: « Que ces consi-
dérations agrandissent vos âmes; et méritez l'honneur
170 HISTOIRE DE MADAME BARAT
de si hautes destinées, en sachant vous humilier, en
sachant aimer, en sachant souffrir'. »
Tel était aussi le sujet des entretiens de M""" Barat.
Le jour de sainte Thérèse, parlant à ses filles de la
réformation du Carmcl, elle sembla leur dire que notre
siècle pourrait voir une pareille effusion de l'esprit de
sainteté, et que leur Société ne devait pas y être étran-
gère. « Oui, nous sommes appelées à la même per-
fection , dit-elle , nous en avons les mêmes moyens. Si
nous sommes fidèles. Notre -Seigneur est prêt à nous
faire les mômes grâces, et il trouvera ses délices avec
nous comme avec les premières compagnes de sainte
Thérèse. Comprenez bien cela : Dieu a de grands des-
seins sur nous; car pourquoi aurait-il fait en notre fa-
veur comme des miracles pour nous réunir dans ce
saint asile, s'il n'avait des vues particulières sur nous?
Sacrifions-lui donc tout ce qu'il demandera; sacrifions-
nous nous-mêmes, comme Thérèse de Jésus, et soyons
remplies comme elle de l'amour de Jésus-Christ pour
l'inspirer aux autres ^ »
Les sœurs purent bientôt comprendre quels étaient
« ces miracles » que la Providence avait faits pour les
réunir, car un des premiers soins de la Mère générale
fut de mettre leurs âmes en présence les unes des
autres : « Dans ces commencements, rapporte la sœur
Thérèse, notre mère avait entrepris de nous faire ra-
conter aux récréations les traits de notre vie où votre
bonté miséricordieuse s'était le plus montrée, ô mon
divin Maître! Ces traits intéressaient tout le mond<\
1 Journal (lu uoviciat de P ailiers, y. M.
> Ibid., p. 38.
LE NOVICIAT DE POITIERS 171
Nous nous félicitions d'avoir quitté ce siècle pervers, et
de ne plus lui appartenir en aucun point. » — « On
trouvait toujours trop courtes ces récréations, dit la
supérieure. Quelquefois on me demandait en grâce de
les prolonger, parce que le narrateur en était à l'en-
droit le plus intéressant de son histoire. J'avais parfois
égard à cette demande , mais le plus souvent la cloche
coupait la parole*. » La sœur Thérèse ajoute que, les
récits menaçant de devenir interminables, particuliè-
rement aux récréations du soir, M""^ Barat avait fmi
par mesurer à chacune le temps qu'elle lui accordait,
au moyen d'une épingle piquée à la chandelle ^
Une retraite fut prêchée dans les derniers jours d'oc-
tobre par les Pères Lambert et Enfantin. M™® Barat s'y
livra sans réserve au Saint-Esprit : « Ses mouvements
vers Dieu , rapporte la sœur Thérèse , s'annonçaient soit
à table , soit en récréation , par un recueillement et une
modestie qui se répandaient sur ses filles. Dans nos
réunions ses paroles étaient de feu. Comme nous appro-
chions de la fête de Tous les Saints : « Calme du ciel! »
répétait- elle du ton le plus pénétré, « calme du ciel! »
puis elle entrait dans un silence profond qu'il ne venait
à la pensée de personne d'interrompre. Elle reprenait
ensuite : « J'aurais bien des choses à vous dire , mais
« vous ne pourriez pas les porter. Plus tard Dieu vous
« instruira ! » Elle disait aussi : « Jésus, dans sa misé-
« ricorde, réserve de grandes choses à la Société, mais
« il faut beaucoup prier, car il faudra beaucoup souf-
« frir. Ce n'est que par la croix que la famille du Sacré-
ce Cœur pourra subsister. »
1 Journal du noviciat de Poitiers, p. 36 et 127.
2 Récit de la mère Thérèse, p. 95.
172 HISTOIRE DE MADAME BARAT
La sœur Thérèse ajoute: « Il semblait que Jésus,
pendant ces jours de grâces, ne se cachait à nos yeux
que sous un léger nuage. Nous sentions son divin Cœur
se dilater dans les nôtres avec une telle profusion qu'il
les faisait s'écrier : « C'est trop , Seigneur, c'est trop ! »
Aussi avions-nous pris en dégoût toute autre nourriture
que le pain de la parole. C'était presque le scandale de
la bonne vieille Marie, l'ancienne et fidèle servante de
M"* Chobelet, qui, voyant tous ses plats lui revenir à
peu près intacts, disait avec désespoir : « Ah! mon
« Dieu, ces bonnes mères, comme elles aiment le bon
« Dieu ! mais elles ne mangent pas^ ! »
Après la retraite prèchée par les Pères de la foi ,
des prêtres du plus haut mérite en entretinrent les
fruits en prêtant leur ministère à la petite famille.
A leur tête se plaçaient les vicaires généraux, M. l'abbé
de Pradel, confesseur de la communauté, M. l'abbé
Soyer, plus tard évêque de Luçon , confesseur dos
pensionnaires; surtout M. de Beauregard, curé de la
cathédrale , homme de grande vertu et de beaucoup
d'esprit, que la révolution avait déporté à Gayenne, et
que nous retrouverons évêque d'Orléans. « Le dimanche,
quand il avait confessé, prêché, catéchisé, il venait,
dit M""* Barat, se délasser parmi nous, et nous don-
ner ses miettes, comme il s'exprimait. 11 nous parlait
de nos devoirs, mais toujours pour nous porter à prendre
confiance en Dieu et à goûter le bonheur de notre
état. »
Dans cette œuvre des âmes, la grande ouvrière clnit
M"' Barat. I]llo-niùmo en a fait l'histoire dans un j^ré-
< Rèrit de la mèrr Tlicrèfc , (\f Ml ;"i 10.S.
LE NOVICIAT DE POITIERS 173
cieux journal que complètent les souvenirs de la mère
Thérèse ; et malgré l'humilité dont s'enveloppe la fon-
datrice , on y suit bien le travail de son gouvernement
et de son enseignement.
Deux fois par semaine, elle faisait à ses filles des
conférences sur les mystères de la vie de Jésus-Christ,
les exemples des saints, les règles de l'Institut. Sa
parole était, pour ainsi dire , pétrie de la substance des
Écritures. Elle aimait surtout saint Paul qu'elle citait
beaucoup et d'une façon excellente. « Quoi, mes filles,
disait-elle, vous ne seriez pas touchées en l'entendant
s'écrier : « Qui me séparera de la charité de Jésus-
« Christ? — Ma vie est cachée en Jésus-Christ. — Je
« ne vis plus, mais Jésus vit en moi. — Je ne suis
« rien, mais je puis tout en Celui qui me fortifie! » La
confiance et l'amour de ce grand saint pour son Dieu
avaient passé dans son âme ; elle pensait, elle espérait
en échauffer l'univers entier. » Souvent aussi elle pre-
nait ses novices dans sa chambre, tantôt séparément,
tantôt par petits groupes, et là elle « leur parlait de la
vie intérieure et des diverses manières dont Dieu se
communique aux âmes de bonne volonté ». — « Je leur
ouvris l'accès le plus facile auprès de moi, raconte son
journal. Ces soins m'étaient agréables. La consolation
de pouvoir mettre en ces cœurs l'amour de Jésus-Christ,
que je voyais glorifié et servi dans la maison, était déjà
pour moi une première récompense. »
A travers la variété de ces instructions, on distingue
aisément les lignes principales suivies dans cette con-
duite spirituelle des âmes. Les dépouiller d'elles-mêmes
par l'abnégation, soit intérieure, soit extérieure, afin
de les agrandir par ce dépouillement; les remplir de
174 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Jésus- Christ par l'union de cliarilé el de conformité
avec Lui; les épancher au dehors par l'exercice du
zèle et le service du prochain : tels sont les trois
mouvements que nous constaterons dans la direction
de M""" Barat. Volontiers les comparerai -je à ce que
Dieu fit pour former ces beaux lacs que le voyageur
rencontre quelquefois sur le sommet des montagnes,
et que les savants regardent comme des cratères
éteints. Il a fallu d'abord que le volcan vomît toutes
ses impuretés de scories et de lave. Puis quand il
se fut ainsi épuré, creusé, à la manière d'une grande
coupe, l'eau du ciel y descendît et la remplit jusqu'au
bord. C'est alors qu'elle déborda, et, s'épanchant au
dehors, alla porter dans la vallée la fertilité el la
joie.
'M""^ Barat n'épargna rien pour jeter ses novices dans
les voies du renoncement : c'est la première Loi. « Ma
mère, dit la sœur Thérèse, ma mère, dont le désir,
je devrais dire la passion, était de nous conduire à
l'union avec Jésus -Christ, ne voyait pas de meilleur
moyen d'y parvenir que de nous inspirer un profond
oubli de nous-mêmes. Aussi ne souffrait -elle pas
sans peine ces petites misères de femme, ces petits
retours sur soi - même , et ces soins excessifs d'une
délicatesse qui se croit toujours sans force. » — « La
vertu, a dit sainte Madeleine de Pazzi, n'a de féminin
que le nom : elle est virile pour tout le reste. »
Ainsi dirigé , le noviciat devint une rude vie de
travail. Il fallait tout réparer, tout meubler, tout chan-
ger dans celle grande abbaye nue et délabrée. Les
novices charriaient les lits, les meubles, les pierres
même. <- Nntre mèn*, dit la so-ur 'riiérèsc , nous ser-
LE NOVICIAT DE POITIERS 173
vait de modèle, étant toujours à la tête de ce qu'elle
nous imposait, aimant à prendre pour elle le travail
le plus rude, mais avec cela ne perdant jamais sa di-
gnité, jointe à une grande bonté. Il n'en fallait pas tant
pour nous exciter. »
Au travail se joignaient de grandes privations. Sans
fortune, sans dot, sans élèves non plus, — on n'en avait
que cinq dans ces premiers temps, — que de fois la com-
munauté se vit réduite aux abois! Alors la suprême res-
source était dans l'industrie de la vieille Marie. Quand
elle voyait la détresse de la mère économe : « Soyez
tranquille, disait-elle, je me charge du dîner. » Elle sor-
tait; quelques légumes glanés dans le jardin, ou la vente
de vieux chiffons et de papiers inutiles , lui procuraient
l'humble repas des sœurs. On faisait tout par soi-même ;
on ne portait que des vêtements usés et rapiécés. C'était
particulièrement le désespoir de la vive M"® du Ghas-
taignier, vouée à un ravaudage si pitoyable que parfois
elle perdait courage. Alors elle se disait : « Pourquoi
donc ai-je quitté ma vie de bonnes œuvres, où du moins
je jouissais du bien que je faisais, et suis-je venue ici
prendre celte ingrate besogne? » L'amour de Dieu
triomphait bien vite de la tentation, et d'ailleurs la seule
vue de M""" Barat faisait retrouver cœur à l'ouvrage.
« En effet, chargée du poids des affaires temporelles,
qui étaient en mauvais état, ma mère, dit sa novice,
portait son fardeau avec un calme et une douceur
inaltérables. Elle semblait ne compter que sur le trësor
du ciel, et déjà elle le possédait dans son cœur. Combien
de fois, lorsqu'il fallait nous nourrir, et qu'il n'y avait
pas une obole dans la maison, Dieu pourvut à tout!
176 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Ainsi les religieuses étaient tenues dans la paix : nous
n'avons jamais souffert'. »
Bientôt ce fut le tour de la contradiction. Le zèle
de certaines gens s'alarmait de la naissance de cet
établissement , comme menaçant les autres institutions
de la ville. « Qui aurait jamais cru, observe la su-
périeure , que quelques filles occupées à balayer , à
coudre, à enseigner les éléments de la grammaire et à
balbutier le latin de leur office, pussent porter tant
d'ombrage?» Les novices s'en effrayèrent: M""" Barat
n'y vit qu'une nouvelle raison de s'humilier en se
confiant en Dieu. « Si tout nous réussissait sans peine,
écrivait- elle, peut-être nous imaginerions -nous que
Notre - Seigneur est bien content de nos services ,
et nous nous croirions des personnes capables. Mais,
ù mon Dieu , vous savez ce que nous sommes par
nous-mêmes. Pauvres, ignorantes, faibles, que pour-
rions-nous faire si vous ne nous tendiez la main?
Mais ce qui nous console , c'est que vous n'avez pas
besoin de secours humains pour exécuter les plus
grandes choses. N'avez -vous pas choisi douze pauvres
pêcheurs pour aller prêcher l'Evangile par toute la
terre? Ainsi notre faiblesse ne nous découragera pas.
Bien loin de là, car je sais que c'est votre divine con-
duite de choisir ce qu'il y a de plus faible pour con-
fondre ce qu'il y a de plus fort-. »
Mais cette lutte extérieure contre la contradiction, la
misère, la fatigue, n'était pas la plus pénible violence
que' M""' Barat imposât à la.nature. Elle faisait au sens
1 liécit de la vi^rr Tliércsc , [>. Kl vl 11.;.
2 Jou7-nal du noviciat de l'vilicrs, p. Gfî.
LE NOVICIAT DE POITIERS 177
propre une guerre acharnée ; et tout ce noviciat ne fut
qu'une longue campagne dirigée contre lui. « Il ne se
passait pas de jour, raconte sa fervente fille , sans
qu'elle nous exerçât à renoncer à notre volonté, nous
assujettissant aux choses qui semblaient viles à la na-
ture. L'une était envoyée pour aider le jardinier ; l'autre
devait aller remplacer Madeleine, petite fille d'une
douzaine d'années, qui gardait les vaches dans l'enclos.
Ma mère ordonnait cela du ton le plus naturel, comme
si nous n'avions jamais fait autre chose de notre vie.
Plusieurs en concluaient que, n'étant pas jugées ca-
pables d'autre chose, elles étaient reçues comme sœurs
coadjutrices, et elles ne cherchaient pas à savoir la vé-
rité ^ »
Cette volonté propre. M""® Barat la poursuivait jusque
dans les hauts refuges de la piété elle-même. « Ainsi,
dit la sœur Thérèse, celle qui avait un goût dominant
pour l'oraison était , contrairement à son penchant ,
chargée de nettoyer, cirer, soigner les bêtes. » C'est
d'elle-même qu'elle parle ainsi; et voici, en effet, com-
ment la supérieure la faisait descendre de ses douces
communications avec Jésus- Christ aux plus humbles
offices de la maison.
« Durant les longues visites de la sœur Thérèse au
saint Sacrement, dit M"® Barat, j'entrais dans la cha-
pelle. Sœur Thérèse ne m'entendait pas. Je l'appelais
de nouveau : « Il faut aller au jardin, » lui disais-je.
La novice, comme sortant d'un songe, me regardait:
« Oui, répétais-je, il faut aller au jardin couper de'
« l'herbe pour les vaches. » Elle partait* promptemenl,
1 Récit de la mère Thérèse, p. 109 à 117.
I. - lî
178 HISTOIRE DE MADAME BARAT
travaillait avec ardeur, puis revenait vers moi : « Ma
« mère, j'en ai cueilli une bonne provision; puis-je
« retourner à la chapelle ? — Non , coupez-en le double.
« — J'y vais, » répondait-elle. A cette occupation en
succédait une autre; sœur Thérèse s'était privée de sa
chère visite, mais elle avait offert à son divin Époux
la meilleure de toutes les prières, qui est le sacrifice. »
— « Soyez Marie de désir et Marthe par obéissance , »
a écrit Bossuet : c'était aussi la maxime de la mère
Barat.
Un autre jour, l'adoratrice, s'étant oubliée devant
Notre-Seigneur, était arrivée en retard à un exercice de
la communauté. « Qui vous a autorisée à manquer à la
règle pour vous livrer à vos dévotions particulières ? »
Et comme celle-ci se tenait silencieuse et humiliée : « Je
ne suis plus votre mère ; pendant trois jours, vous ne me
donnerez plus ce nom. » La sœur Thérèse nous apprend
qu'elle pleura beaucoup, et qu'on ne pouvait lui imposer
une pénitence plus pénible que celle-là.
On voit par ces exemples quel était le caractère de
l'autorité de M"'^ Barat. Elle régnait par la bonté; mais
« au sein de cette bonté, sa force ne l'abandonnait pas. »
Ses réprimandes étaient fermes , ses pénitences sérieu-
ses. Toutefois on la trouvait toujours prête à pardonner,
pourvu qu'on s'humiliât; et d'ailleurs il était rare que
ces pénitences elles-mêmes ne portassent pas le cachet
d'un grand esprit de foi et de charité maternelle. Un jour
une novice se permit une plainte ou une plaisanterie
sur sa robe rapiécée, llirc de la pauvreté, c'était aux
yeux de M"" Barat un crime de lèse -majesté contre le
Roi de retable: « Vous n'appréciez pas votre honneur,
dit-elle à la sœur coupable, voua ne le méritez pas; allez
LE NOVICIAT DE POITIERS 179
tout de suite reprendre votre habit séculier. Nous ver-
rons quand il sera temps de vous rendre les livrées de
Jésus-Christs » Un autre jour, deux de ses filles ayant
enfreint la règle, le lendemain matin, après la médita-
tion, la mère Barat les appelle, les accueille gravement,
les fait approcher d'elle, et alors avec bonté : « Mes
filles, leur dit-elle, vous avez manqué hier à votre de-
voir, il faut une pénitence, je la ferai pour vous. Asseyez-
vous, je vais me mettre à vos pieds et je les baiserai. »
Elle fit ainsi, laissant les deux sœurs stupéfaites et con-
fondues.
Les plus rudes pénitences étaient celles que ces
femmes fortes s'imposaient elles-mêmes. « Une preuve
certaine qu'on aime, c'est de vouloir souffrir, » a dit
saint François de Sales. Les novices recherchaient
l'habillement le plus pauvre , les chaussures déchi-
rées, usées, rapiécées, la coiffure la plus humble, et
c'étaient celles-là mêmes qui avaient pris le plus de
soin de leur toilette dans le monde. La supérieure
ne pouvait suffire à entendre celles qui venaient lui
accuser leurs moindres manquements, et lui deman-
der de prendre leur repas de pain sec à genoux au
réfectoire. Il fallut même que bientôt elle modérât les
mortifications auxquelles se livraient en secret ces filles
de l'Homme de douleurs. C'est ainsi qu'un jour une
des sœurs s'étant évanouie en tirant de l'eau au pulls,
elle dut en avouer la cause : elle portait une ceinture
hérissée de pointes de fer, que ce rude travail avait.fait
pénétrer jusqu'aux os.
En creusant ainsi ces âmes par le sacrifice. M"'** Barat
1 Récit de la mère Thérèse, p. 101).
180 HISTOIRE DE MADAME BARAT
n'avait qu'un but : y faire entrer la vie de Jésus-Christ
à grands flots, comme un fleuve qui se précipite dans
le lit profond qu'on vient de lui ouvrir. « Parfois, dit
. sœur Thérèse, cherchant à connaître nos dispositions,
elle nous demandait avec une expression brûlante :
« Aimez-vous Jésus, mes filles? » Elle se plaisait à
nous entendre lui répondre: « Oui, nous l'aimons! »
jugeant par là que notre cœur était libre et détaché.
Elle nous confiait que, pour elle, aucun sacrifice ne lui
coûterait en ce monde pour acquérir l'union avec Jé-
sus-Christ. Nous sortions d'auprès d'elle avec la réso-
lution de ne rien épargner pour acquérir ce bien, objet
de tous nos vœux. )>
Ici, dans cette vie d'union avec Jésus-Christ, M""* Ba-
rat n'était plus seulement une grande maîtresse, c'était
l'école vivante, présentant à ses disciples un perpétuel
exemple qui les emportait comme sur un char de feu.
« 11 y avait dans sa personne un je ne sais quoi de Jésus
qui nous allait à l'âme, rapporte la sœur Thérèse ; nous
sentions que nous avions une sainte parmi nous. »
On remarquait d'abord son application constante à la
présence de Dieu. « Tout favorisait son attrait d'oraison.
Le silence, le cali: e, l'ordre, les lieux écartés, tout la
portait à Dieu. Combien de fois on l'a trouvée cachée
dans le fond du jardin, ou dans un sillon de blé, inca-
pable de soutenir les regards du Seigneur et n'en pou-
vant plus! »
Les grands mystères de la religion l'absorbaient tout
entière. La seule vue de la croix avait le même efTet. Un
jour, ayant apeivu une croix conmie incrustée dans un
des pavés de la coui", elle se prosterna sur ce signe sacré
de l'amour de son Dieu en répétant : Spes unica/ iSpcs
LE NOVICIAT DE POITIERS 181
unicaf et y imprima ses lèvres. D'autres fois, dit la
sœur Thérèse, laissant voir comment son cœur conce-
vait l'amour de Dieu, pour Lui seul, à tout prix, elle
nous demandait : « Mes filles, quelle serait la personne
la plus heureuse du monde? » Nous répondions en
novices , à notre pauvre manière. « Vous n'y entendez
rien, mes enfants, reprenait-elle, et j'estime que celle-là
serait la plus heureuse qui, jetée dans un cloaque, y
serait seul avec son Jésus seul^ ! »
On se souvient particulièrement des retraites de
M™® Barat. Il y avait au fond du jardin des Feuillants,
et l'on visite encore avec vénération, un petit oratoire
dédié à saint Joseph. C'est un pavillon rustique adossé
au mur d'enceinte, caché par de grands ombrages à
mi-côte des pentes, qui, à partir de là, descendent plus
rapides vers le Clain. M""^ Barat avait coutume de s'y
renfermer pour y faire sa retraite. « Là, dit la sœur
Thérèse, pendant quinze jours entiers, tout se passait
seul à seul avec Jésus dans une union parfaite, et ma
mère se livrait aux tendres effusions de son cœur pour
son Dieu. Il n'était permis de la déranger sous aucun
prétexte, et elle ne voyait personne, hormis la sœur
désignée pour lui apporter ses repas, mais qui avait
défense de lui parler, » Seulement, celles qui rô-
daient autour de sa solitude la contemplaient tantôt
agenouillée dans une profonde oraison, tantôt appuyée
sur la fenêtre les yeux au ciel. Elle rentrait pour la
nuit. « Nous n'apercevions notre mère qu'à l'église, le
soir, à l'heure de notre office. Nous l'y découvrions ca-
chée derrière l'autel oii elle venait faire son offrande
1 Récit de la mère Thérèse, p. 140, 144.
182 HISTOIRE DE MADAME BARAT
du soir à son divin Sauveur. Le matin de bonne heure,
on la retrouvait encore plongée dans la prière. Que se
passait-il la nuit? Nous ne le savions pas; notre mère
nous cachait soigneusement ses pénitences, mais nos
cellules se touchaient de trop près pour que le bruit ne
la trahît pas; et notre cœur de chair souffrait de ce qu'il
entendait'. »
De ces âmes vides d'elles-mêmes et remplies de Jésus-
Christ, la vie de Dieu débordait en flots de douceur, de
zèle et de charité. Rien pour soi, tout pour Dieu et pour
les âmes en Dieu : c'est le Sacré-Cœur tout entier.
Il régnait entre elles une parfaite harmonie. « Rien
ne peut égaler l'union et la paix qui existaient entre
nous sous la conduite de ma mère , rapporte le même
récit. Jamais je n'ai vu une fusion pareille, mais sans
confusion, sans familiarité, sans abandonnement; cha-
cune, rivalisant de délicate attention , mettait sa cha-
rité à s'oublier pour faire de sa sœur un autre soi-même
en toute circonstance. »
Sur ce point de la charité, la parole de M"" Baral
était d'une insistance absolue, et son regard d'une clai-
voyance presque prophétique. Elle en faisait, pour le
Sacré-Cœur, la condition même de son existence.
« Ah! que ne puis-je, disait -elle, vous faire connaître
les lumières que je reçois de Dieu sur ce point 1 C'est la
charité qui seule soutiendra notre Société, si faible pai-
elle-même; c'est par elle que Jésus la reconnaîtra
comme sienne. Donc, mes chères sœurs, l'union et
l'union à tout prix! Rror!amez-la, propagcz-la, cxercez-
• liccU de la mhx Thérèse, p. 128.
LE NOVICIAT DE POITIERS 183
la ; n'épargnez pour la cimenter aucun sacrifice ; gardez
la charité, et elle vous garderai »
« Je me rappelle, dit la même sœur, qu'un jour de
jeudi saint, ma mère, tout émue du discours de la
Cène dans lequel Jésus exprime une si vive tendresse
pour les siens, ne cessa de répéter : Ut sint consum-
mati in unum! Ut sint consummali in unumf Elle dit
à une novice qu'elle daignait regarder comme une de
ses compagnes : « Vous ne répondez pas aux paroles
« qui me ravissent, vous vous contentez d'aimer Dieu
« pour vous-même, vous n'avez pas de zèle. Si tous les
« membres de la Société ne font pas un même corps
« avec Jésus, elle ne se soutiendra pas, et ce seront
« mes péchés qui en seront la cause. 0 Père! faites
« l'unité, consommez l'unité : Ut sint consummati in
« unumf »
Le zèle de M""' Barat « aurait voulu couvrir l'univers
entier de maisons du Sacré-Cœur ». Toutefois le pen-
sionnat ne se remplissait que lentement. « Ne voyez-vous
pas, mes filles, disait la supérieure, que Notre-Seigneur
attend que vous soyez plus parfaites pour vous confier
un plus grand nombre d'enfants? » On s'en dédomma-
gea en ouvrant, vers la fin de 1807, une école pour les
pauvres. « Il y avait longtemps, écrit la supérieure, que
nous désirions cet établissement. Il nous était pénible
de ne pouvoir exercer cette bonne œuvre, qui est un
des buts de notre Institut, et qui répond aux vues de
Jésus -Christ sur nous. »
Grâce à cet esprit de renoncement, de piété, de cha-
rité, les sœurs étaient heureuses. « Surtout les récréa-
* Récit de la mère Thérèse, p. 136.
18* HISTOIRE DE MADAME BARAT
lions qui venaient à la suite des sacriflces du jour leur
donnaient une joie pure et au-dessus de tout sentiment. »
Ces récréations de Poitiers sont restées célèbres. Au
fond de l'enclos, on montre un énorme noyer sous lequel
le noviciat avait coutume de se réunir. L'enjouement
tranquille de M"® Barat y épanouissait tous les cœurs.
Quelquefois aussi l'on y chantait des cantiques que la
sœur Thérèse accompagnait sur sa harpe. On a tou-
jours chanté beaucoup au Sacré-Cœur. Les chants que
l'on faisait entendre aux offices de la chapelle y atti-
raient une grande foule. M. l'abbé de Beauregard les
encourageait : « Vous ne pouvez pas prêcher, disait-il,
chantez! tel qui n'aura pas été converti par çnon ser-
mon, le sera peut-être par votre cantique. »
Ainsi se passèrent l'automne de 1806, et les premiers
mois de 1807. C'est l'époque des batailles d'Iéna et
d'Eylau. Mais en lisant ce récit, on croit se tromper de
temps; on oublie qu'on est aux heures les plus san-
glantes de l'empire; et il semble que, dans ces jours
de guerres effroyables où la joie était bannie du foyer
de tant de familles. Dieu ait caché le bonheur, la cha-
rité et la paix, dans le cœur de quelques pieuses filles,
qui, riches de Lui seul, s'étaient réfugiées parmi les
restes d'un cloître.
Au printemps de 1807, M""" Barat dut s'éloigner quel-
(juc temps de ses filles. Celles-ci en témoignèrent une
vraie désolation : * J'avais beau les exhorter au déta-
chement du cœur, raconte l'aimable mère , c'est comme
si j'avais prêché dans le désert, et ces sœurs, très-
avancées dans la perfection pour tout le reste, sont
incorrigibles sur ce point. » Elle avoue quo, pour elle-
même, elle ne « ])arvinl i)as sans une violence extrême
LE NOVICIAT DE POITIERS 185
à vaincre la nature, et que si Dieu ne Teût aidée elle
n'en fût pas venue à bout ». Le 21 avril, elle partit
néanmoins pour Paris, où l'appelaient les affaires de
la Société. C'est là qu'elle apprit qu'un décret en date
du 10 mars 1807, signé au camp d'Osterode par Na-
poléon P"", approuvait son Institut pour tout l'empire
français.
Elle rentra à Poitiers le 15 mai au soir. Ce fut une
ovation. « Dès que mes sœurs m'aperçurent, elles se
jetèrent à l'envi sur moi pour m'embrasser. Je me réfu-
giai à la chapelle pour remercier Notre -Seigneur de
mon heureux retour. Mes sœurs m'y suivirent, et à
peine fus -je à genoux que la mère Thérèse entonna le
Te Deum, que toutes continuèrent sans que je fusse
capable de les arrêter. En sortant de là nous nous éta-
blîmes au jardin, où nous restâmes assez longtemps à
nous réjouir de notre réunion , et à dire combien le Sei-
gneur est miséricordieux. Mes sœurs avaient fait en
mon honneur des couplets qu'elles me chantèrent au
clair de lune. Comme elles y avaient fait entrer beau-
coup de leur amour pour Jésus, je leur pardonnai, et
même je pris plaisir à les entendre ^ »
Le noviciat se terminait : « Toutes se portent avec
ardeur à l'acquisition des vertus religieuses, témoignait
leur mère, et je n'en connais pas qui soient à leur degré
dans nos autres maisons. » Deux surtout, plus unies à
Notre- Seigneur Jésus-Christ, avaient mûri plus vite à
ce Soleil des âmes. L'une, — on le devine, — était Thé-
rèse Maillucheau. « Elle aime Jésus-Christ avec une ar-
deur extrême, écrit la supérieure, joignante la grandeur
I Journ-al du noviciat de Poitiers , p. 83.
186 HISTOIRE DE MADAME BARAT
d'ârne une humilité, une droiture et une simplicité qui
lui gagnent les cœurs. Elle marche sur les traces de
sainte Thérèse , et c'est tout dire. » L'autre était José-
phine Bigeu, dont il est dit de même : « Je la regarde
comme une sainte, et j'ai en elle la plus grande con-
fiance. Elle joint à toutes les qualités de l'âme celles de
l'esprit, les talents, un port et une démarche qui inspi-
rent le respect et tels qu'ils conviennent à une vierge.
Elle a encore le don si rare de savoir allier ensemble
la douceur et la fermeté, ce qui lui concilie le respect
et l'amour des élèves dont elle est la maîtresse ^ »
Ces deux sœurs furent admises les premières à l'hon-
neur de prononcer leurs vœux, ce qui se fit en se-
cret au printemps de 1807. C'était l'avant-garde de la
troupe virginale que Dieu allait engager bientôt à son
service.
Dans le courant de juin, la fête du Sacré-Cœur fut pour
toute la maison une grande journée. La veille. M"""" Barat
fit aux novices une conférence où elle leur expliqua
« qu'elles avaient été choisies dans ces temps malheu-
reux pour renouveler la dévotion au sacré Cœur de
Jésus ; que cette dévotion devait être la ressource des
âmes vraiment pieuses dans un temps où la foi s'alTai-
blissait de plus en plus; et que l'honneur, comme le
devoir de la Société, était de vivre dans ce Co}ur, d'y
soulTrir et d'y mourir ».
Le matin de la fêle , après la grand'messe , les
quatre professes de la maison se réunirent à part dans
l'oratoire do Saint-Joseph, orné à cet effet. C'élaionl ,
outre les deux nouvelles épouses de Jésus-Clinst, la
I Journal du noviciat df Poitiers, p. 13<l.
LE NOVICIAT DE POITIERS i87
mère générale et la mère Henriette Girard. « Ce petit
lieu à l'écart, dit M™® Barat, le secret intime de cette
réunion, cette grande solitude en présence de Dieu,
seul témoin de notre joie, redoublaient notre empresse-
ment de nous donner à lui. Je dis donc à mes sœurs :
« Ne vous semble -t-il pas que ces nouvelles promesses
« que vous allez faire à Jésus, lui seront plus agréables
« que vos premiers serments? Semblables à deux époux
« qui, heureux d'être l'un à l'autre, se rappellent avec
« joie le jour de leur union, ainsi venons -nous dire
« à l'Époux des Vierges : « 0 mon bien -aimé Sau-
« veur, lorsque je m'engageai -pour la première fois,
« j'ignorais le bonheur qu'il y a d'être à vous; mais
« aujourd'hui, je sais tout ce que vous êtes pour moi.
« C'est pourquoi, expérience faite, je veux vous pro-
« tester qu'à toutes les satisfactions du monde je préfère
« l'honneur et la joie de votre service. » Toutes les
quatre renouvelèrent leurs vœux l'une après l'autre.
Mais quand vint le tour de la sœur Thérèse , une si vive
émotion s'empara de son âme qu'elle fut obligée de
s'interrompre plusieurs fois , avant de pouvoir achever
la formule de son serment.
Au mois de novembre les autres novices, en tête des-
quelles était M"® Chobelet, se mirent à leur tour en re-
traite pour leur profession. Le Père Lambert la prêcha.
En même temps, dans la ville et dans les environs, le
Père Gloriot et le Père Enfantin donnaient une mission
avec des fruits abondants. « Je me réjouissais, dit
]yjrae Barat, de cette ardeur à entendre la divine parole
dans un temps où la foi se perd , et j'en rendais grâces
à Dieu. »
C'est au sein de ces joies et de ces préparations, que
188 HISTOIRE DE MADAME BAHAT
la supérieure recul du Père Varin une lettre terri-
fiante : la Société des Pères de la foi n'existait plus.
Un décret de l'empereur, daté du l*^"" novembre, intimait
aux missionnaires, suspects de royalisme, l'ordre de se
disperser dans leurs diocèses respectifs. « S'ils n'y sont
pas dans quinze jours , avait dit Napoléon au cardinal
Fesch, je les enverrai à Cayenne. »
M""" Barat fut atterrée. Le souvenir des liens qui
l'unissaient à ces saints prêtres, l'inévitable privation
des secours spirituels qui allait être la suite de leur éloi-
gnement, enfin l'appréhension d'une destinée pareille
pour sa Société, ne furent pas les sentiments qui la tou-
chèrent le plus. « J'avais plusieurs raisons de m'affliger,
écrit-elle, mais la pi'emière était la perte considérable
que la religion faisait, soit pour l'éducation chrétienne
de la jeunesse, soit pour les missions que ces Pères
prêchaient partout^avec tant de succès, pour le salut des
Ames. Puis je ne pouvais voir en cela qu'un châtiment
de Dieu sur notre patrie. C'est ce qui me navrait. »
Les prédicateurs de la mission de Poitiers apprirent
par elle l'arrêt qui les dispersait. « lis furent admirables
de force et de résignation, dit la supérieure, leur exemple
m'encouragea et me consola. » Mais comment ses re-
traitantes allaient-elles recevoir ce coup et celte me-
nace? C'était le lendemain même, 21 novembre, que six
d'entre elles allaient prononcer leurs vœux. La loyauté
conmiandait de les avertir inunédialemcnt, avant de les
engager dans une Société qui peut-être (Uait à la voill»'
de sa ruine.
Le Père Gloiiot, les ayant réunies seules dans la cha-
pelle, leur lit i);ut dr sa (IdiiK'ur sans leur cacjier ses
craintes. « Ne vous dissimulo/. pas que la mémo ad-
LE NOVICIAT DE POITIERS 189
versité qui nous accable maintenant pourra tomber sur
vos tètes. Mais tenez -vous à la croix de notre divin
Sauveur. Plus le danger est prochain, plus vous devez
prendre, dans les bras de cette croix, de courage et de
confiance ^ »
Il n'était pas besoin d'y tant exhorter les futures pro-
fesses. Elles déclarèrent toutes ensemble que leur seul
regret était de ne pouvoir prononcer immédiatement
leurs vœux perpétuels. Les autres sœurs , moins avan-
cées dans les épreuves religieuses, conjuraient la supé-
rieure d'en abréger le temps. C'était une si belle et si
rare occasion de donner à Jésus -Christ le témoignage
d'un amour qui ne s'effraye de rien !
Aucune ne recula. Le lendemain, qui était la fête de
la Présentation de la sainte Vierge, les novices appe-
lées s'avancèrent ai> pied de l'autel. Le Père Lambert
n'y parla que du bonheur de se consacrer à Dieu, en
méprisant le monde. « Toutes nous étions heureuses
d'avoir resserré nos liens avec le Seigneur, dit, en ter-
minant, le journal de M""^ Barat; tout mon désir est que
nous lui soyons bien fidèles, et que par sa grâce nous
devenions des Épouses selon son Cœur^ »
Tel fut ce célèbre noviciat de Poitiers, qui marque,
dans l'histoire de M""^ Barat, comme l'heure décisive
de son épanouissement. Heure sacrée et lumineuse,
dont la mère Thérèse a écrit, avec l'autorité des souve-
nirs que nous avons invoqués tant de fois : « C'est dans
cette maison que Dieu a donné à ma mère des marques
d'un amour qui se changeait très-souvent en un heu-
reux martyre. C'est dans ce lieu que sa Société, si pe-
1 Journal du noviciat de Poiiiers , p. \1\.
2 Ibid., p. 122.
190 HISTOIRE DE MADAME BARAT
tite encore, se formait dans son cœur. Dieu, qui se
complaisait dans celte âme innocente et droite, lui fit
connaître ses vues pour l'avenir, tout en lui prépa-
rant des croix qui ont été grandes. J'ose dire que ce
séjour de Poitiers fut son Manrèze; il lui a laissé des
souvenirs ineffaçables ^ »
Maintenant, plus que jamais, elle devait agir seule :
le Père Varin s'éloignait. Après avoir annoncé à ses
frères la nouvelle de leur dissolution , il leur avait dit :
« Adieu ! à l'espoir de nous revoir et de nous revoir
tous. Quand nous nous retrouverons, on fera l'appel
nominal. Heureux alors celui qui pourra répondre :
Adsum. » Il avait espéré se fixer à Paris, pour de là
correspondre plus facilement avec ses prêtres disper-
sés. Fouché ne le permit pas. Ayant vainement tenté
de séduire ce généreux cœur par l'appât des dignités
ecclésiastiques, le ministre lui enjoignit de partir pour
Besançon ; et le préfet de la ville reçut en même temps
l'ordre d'avoir l'œil sur lui.
Le grand missionnaire alla demander un asile au
château de sa digne sœur. M""" de Chevroz. Là, seul,
loin des honneurs qu'il refusa constamment, il s'enfonça
dans une vie de recueillement et de prière, (jui ne de-
vait être inutile ni à lui ni aux autres. Ce fut aussi son
Manrèze, retraite sanctifiée, solitude féconde, d'où nous
verrons sortir les Constitutions des religieuses du Sa-
cré-Cœur, et que peut-être la Providence ne lui avait
ménagée que i)Our cela.
I liccit delà mère Tlicrcse , p. Vio.
CHAPITRE IV
FONDATION DE NIORT
Mai 1808 — Fin 1810
Fondation à Cuignières et à Gand. — Fondation à Niort; M'^e Suzanne
Geoffroy, sa vocation extraordinaire. — La mère Barat et M™' Geoffroy
à Niort; la maison de l'impasse Saint -Jean. — L'installation. —
Mme Emilie Giraud vient de Grenoble à Niort. — Les premiers sacri-
fices de la mère Emilie; triomphe de l'amour de Dieu. — L'exemple
de M"« Geoffroy; l'adoration nocturne. — M™» Barat dirige l'âme de
M"» Giraud; elle vient pour supprimerla fondation de Niort. — Jésus-
Christ lui inspire de la conserver. — Sacrifice d'Emilie ; générosité de
M"" Geoffroy. — L'accroissement du pensionnat; Annette Klosen. —
Mme Barat voudrait embraser le monde entier de l'amour de Jésus-
Christ.
L'arrêt qui venait de frapper les Pères de la foi
menaçant le Sacré-Cœur d'un contre -coup imminent,
M""^ Barat s'inquiéta de trouver quelque part, loin des
villes , un abri où elle pourrait recueillir et cacher ses
filles, le jour où viendrait à éclater la tempête.
Elle était dans ces pensées quand on lui fit savoir
que la proposition d'un établissement venait d'être faite
à ses sœurs d'Amiens. Au centre, à peu près, du diocèse
de Beauvais, près de Saint- Just et à trois lieues de la
192 HISTOIRE DK MADAME BARAT
ville de ClermonL-sur-Uise, se trouvait un petit village
parfaitement ignoré : on l'appelait Cuignières. A son
extrémité s'élevait, sur un léger renflement du terrain,
une assez grande ferme, et, à côté de la ferme, une
maison d'habitation, où les filles de la Charité avaient
eu un hospice avant 93. Aujourd'hui ce n'était plus
qu'une masure délabrée; mais sa pauvreté même et
son isolement pouvaient, dans une heure critique, de-
venir une protection. M. le baron Bailly d'Arquinvilliers
ofl'rit de la céder aux dames du Sacré-Cœur pour y
établir une école de filles. Son offre fut acceptée, et en
mars 1808, la mère Desmarquest, avec deux religieuses
d'Amiens, vint prendre possession de cette résidence,
qu'un jour la mère générale devait beaucoup aimer,
et que nous visiterons sur ses traces.
Dans le même temps, l'évêque de Gand, M^ Maurice
de Broglie, cet ancien et fidèle ami du Père Varin, pro-
posaitau Sacré-Cœur les bâtiments de l'ancienne abbaye
de Dooresele, située dans l'enceinte même de sa ville
épiscopale. On accepta ses offres, et l'on mit à la tète de
l'établissement une jeune fille belge, M"'^ Antoinette de
Penaranda, d'origine espagnole, et d'une race illustrée
par saint François de Borgia. Il y avait peu de temps
qu'elle avait fait ses vœux, et elle n'était que dans sa
vingt-neuvième année; mais sa maturité, son nom, ses
talents solides, son habitude de la langue et des mœurs
du pays, la désignaient pour être supérieure en Flandre.
Ce fut au mois de mai 1808 qu'elle arriva à liand, où
nous ramènera également l'histoire de M""' Barat.
Ces deux nouvelles fondations étaient des colonies
envoyées d'Amiens. Poitiers eut aussi sa fille, et voici
comment Pieu en i)répara le berceau.
MADAME SUZANNE GEOFFROY 193
Depuis longtemps les vicaires généraux de Poitiers
sollicitaient le Sacré-Cœur de s'établir à Niort, qui était
de leur ressort ecclésiastique. Le 27 nriai 1808, M"*® Barat
s'y rendit, emmenant avec elle deux de ses nouvelles
compagnes de la maison des Feuillants : M""" Bernard,
qui était elle-même Niortaise, et une autre religieuse
destinée à diriger l'établissement projeté.
Cette future supérieure s'appelait Suzanne Geoffroy.
C'était, à cette époque, une personne de quarante-sept
ans, en qui de grandes épreuves n'avaient pas altéré
l'aimable candeur des enfants de l'Évangile. Il y avait
seulement huit mois qu'elle était entrée dans la Société,
où l'avait précédée la renommée de ses bonnes œuvres.
Aussi quand son tour vint, aux récréations, de raconter
son histoire, l'attention redoubla. Elle eut bientôt ravi
l'admiration de ses sœurs, et M""^ Barat fut la première
à reconnaître que « cette histoire annonçait des vues
de Dieu toutes particulières sur cette âme et la So-
ciété ».
Née sous le règne de Louis XV, en 1761, dans le
vieux château de Tellié, près du bourg de Lezay, où
son père était notaire, Suzanne avait été, jeune encore,
emmenée et élevée à Poitiers, chez son oncle paternel,
qui y remplissait la charge de procureur. Là, rien
n'avait été négligé pour la culture de son cœur et de
son caractère; mais la culture de l'intelligence était
restée médiocre. « Il n'en a coûté à mes parents que
quinze francs pour me faire apprendre ce que je sais,
disait-elle en parlant de ses premières études; aussi,
mes sœurs, jugez- en! » Nous sommes forcés d'avouer
qu'elle se jugeait bien, du moins à cet égard, et qu'il
est difficile, par exemple, de mettre un style plus char-
I. - 13
191 HISTOIRE DE MADAME BARAT
mant sous une orthographe plus indisciplinée que celle
de M""" Geoffroy. Mais comme elle était douée excep-
tionnellement, elle suppléait à ce défaut d'instruction
première par un tour d'esprit tout particulier, et une
conversation d'une vive et piquante originalité. Elle
avait en outre un caractère généreux, entreprenant,
intrépide. Sa pieuse tante, qui l'aimait beaucoup, la
croyait faite pour plaire extrêmement au monde. De
son côté, le monde était loin de déplaire à Suzanne.
Elle-même raconte comment elle mettait son orgueil à
voir, dans un salon , des auditeurs charmés faire cercle
autour d'elle. C'était ce qu'elle appelait sa coquetterie
d'esprit, et ce fut le sujet de ses larmes pendant sa vie
entière.
Son âme, jusqu'à vingt ans, s'était nourrie de cet
encens mondain; et déjà, ainsi qu'elle nous l'avoue en-
core, elle commençait à exercer sur les cœurs une pure
mais forte séduction, quand, vers cet âge, tout à coup sa
vie changea de face. Un jour, sa tante la vit revenir de
son église paroissiale de Saint-Didier absolument trans-
formée. Suzanne lui raconta qu'à la vue d'un tableau
représentant sainte Radégonde aux pieds de Jésus-Christ,
elle aussi était tombée à genoux devant l'autel, convertie,
éblouie et terrassée d'amour. « Ce fut là, écrit-elle, que
tout à coup le bon Maître me parla au cœur et si forte-
ment, qu'en un instant je fus changée eu une nouvelle
créature. » Elle disait encore : « Dieu me connaissait
bien, il me prit par le cœur et me gagna. »
Une fois à Dieu, Suzanne fut à lui tout entière. Pen-
dant sept ans entiers, elle vécut avec Jésus-Chrisl dans
une habitude si iiilime et si forte que rien d'extérieur ne
l'en pouvait distraire. « Si j'cu-^so été fidèle, je ne sais
MADAME SUZANNE GEOFFROY 195
jusqu'où la grâce m'aurait conduite, » disait la fiancée
du Seigneur, en parlant de l'intensité de ce premier
amour.
Cependant elle voulait se faire religieuse. Elle s'était
présentée aux Carmélites de Poitiers; mais avertie par la
prieure, M""® d'Aviau du Bois-de-Sansais, sœur du véné-
rable archevêque de ce nom, que là n'était pas sa place,
Suzanne pressa alors vivement son directeur de lui faire
connaître la volonté de Dieu. Celui-ci était un prêtre
d'une grande sainteté, nommé M. Drouault, ancien Père
jésuite, qui maintenant desservait la paroisse de Saint-
Paul, à Poitiers, sa ville natale. Sa réponse fut d'une
netteté qui tenait de la vision. « Patience, dit-il, pa-
tience! Dieu vous destine à entrer dans une Société qui
prendra naissance en Allemagne. — Et quand sera-ce,
mon Père? — Je ne puis vous dire autre chose, sinon
que celle qui doit établir cette compagnie en France,
est encore occupée du soin de ses poupées. » Or, cela se
passait en 1787. A cette époque, M"' Geoffroy avait en-
viron vingt-six ans ; la petite Sophie Barat n'en comptait
encore que huit.
\^ Le but vers lequel Dieu faisait tendre cette âme étant
ainsi connu , il est maintenant permis de voir la recti-
tude des voies providentielles par lesquelles le Cœur de
Jésus l'amenait mystérieusement dans sa Société. C'était
l'admiration de M""^ Barat, qui en parlait ainsi : « Tout le
détail de sa vie depuis l'âge de vingt et un ans prouve
les voies par lesquelles Dieu la conduisait au Sacré-
Cœur. »
En effet, le Sacré-Cœur, c'est d'abord la vie d'amour,
et le premier attrait de Suzanne Geoffroy avait été
l'union intime avec Jésus -Christ; son premier rêve, le
196 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Carmel. Le Sacré-Cœur, c'est, en second lieu, la vie de
zèle, d'action; or la Révolution, venant à éclater sur ces
entrefaites, en fit faire à cette héroïque prédestinée l'ap-
prentissage sublime. « Un jour, raconte-t-elle, un peu
avant qu'on fermât les églises, nous nous trouvions sous
le péristyle de la cathédrale, trois de mes amies et moi.
— Qu'en pensez-vous? leur dis- je, on supprime les
communautés, formons-en une. — Nous le voulons
bien, dirent-elles, mais à la condition que vous en serez
supérieure. — J'acceptai sans délibérer... Nous eûmes
une grande maison ; un prêtre déguisé venait nous dire
la messe; on y affluait de toutes paris; nous suivions
une règle très-pénitente, très en Dieu. Ce fut le com-
mencement de la Société de Picpus. »
Les prêtres mis en sûreté, les anciennes religieuses
ralliées et soutenues, les enfants catéchisés, la jeunesse
préservée, les pauvres nourris et vêtus, les mourants
administrés, Notre-Seigneur adoré dans le saint Sacre-
ment, et le jour et la nuit, au plus fort de la Terreur :
telles furent quelques-unes des œuvres qui sortirent de
ce cénacle, sous l'initiative ardente, audacieuse, parfois
saintement téméraire de M'"" Geoffroy.
Mais ces bonheurs eux-mêmes n'allaient-ils pas Téga-
rer, en lui faisant prendre pour le terme de sa vocation
ce qui n'en devait être que l'acheminement? Un jour,
Jésus-Christ lui-même lui avait révélé qu'il y saurait
pourvoir, en semant sur cette route des épines après
les ileurs. Deux œuvres importantes, celles de la Pro-
vidence et de la Grand' Maison, avaient été fondées,
au sortir des mauvais jours, par M"'" Geoffroy. Elle
s'en vit éconduite par ceux-là mêmes qui vuulaionl
faire le bien ainsi qu'olI»,' , mais le faire aulrenienl
MADAME SUZANNE GEOFFROY 197
qu'elle: « Ah! mes filles, disait -elle en rappelant ces
jours amers, la persécution qui nous vient des saints est
la plus cruelle de toutes. On ne peut bien le savoir que
quand on y a passé ! » Méconnue, torturée au dedans et
au dehors, uniquement soutenue par M. Soyer et M. de
Beauregard, qui l'avaient mieux comprise, Suzanne, de
guerre lasse, était allée demander le voile aux religieuses
de Chavagnes, en Vendée. Mais ce ne devait être là
qu'une de ces étapes successives que M. l'abbé Drouault
lui avait annoncées quand il lui avait dit : « Ma fille,
vous sortirez de deux ou trois maisons avant d'entrer
dans la Société du Cœur de Jésus. Cette Société n'existe
pas encore, mais dès qu'elle paraîtra, allez vous joindre
à elle : c'est là que Dieu vous veut. »
A ces voix du dehors, ce Cœur divin joignait intérieu-
rement la sienne : la grande voix de l'amour. La prin-
cipale dévotion de M""" Geoffroy était celle du sacré
Cœur. Son premier acte, au début de la persécution
révolutionnaire, avait été d'organiser une neuvaine au
sacré Cœur pour placer la ville de Poitiers sous sa pro-
tection. « Je mis, dit-elle, tout en train, le troupeau et
les pasteurs. » Le patronage sous lequel elle avait placé
sa petite communauté, c'était celui du sacré Cœur. Les
images qu'elle distribuait, comme adieu et comme sau-
vegarde aux émigrants français qui passaient en Es-
pagne, c'étaient des représentations du divin Cœur de
Jésus. « L'idée du sacré Cœur m'occupait continuelle-
ment, » racontait-elle elle-même.
Aussi à peine eut-elle connu le nom et l'esprit de
l'Institut nouveau qui lui était consacré, que, sur la
recommandation de M. l'abbé Soyer, elle demanda une
place à la mère Barat. Après une prudente attente, la
198 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Supérieure l'admit. « C'est la fin de mon histoire, disait-
M""® Geoffroy aux novices ses sœurs; j'obéis, je partis,
on me reçut, et me voici!... » Son entrée au noviciat eut
lieu le Ib octobre 1807, fête de sainte Thérèse. L'an-
cienne fondatrice et supérieure de trois maisons fut em-
ployée à faire la petite classe des pauvres : elle s'y
plongea avec joie dans l'humilité, le travail, l'obéis-
sance, et quelque temps après, 24 juin 1808, elle pro-
nonça ses vœux, en la fête du Sacré-Cœur qu'elle avait
tant servi *.
Ce ne fut pas sans peine que M""® Barat, assistée d'un
vicaire général de Poitiers, M. l'abbé de Moussac, par-
vint à trouver dans Niort une maison convenable à l'éta-
blissement qu'elle voulait confier à cette digne mère. Au
détour d'une rue, et au fond d'une impasse, appelée
l'impasse Saint-Jean, trois anciennes carmélites avaient
reçu asile sous le toit hospitalier de ]\I"" de Liniers.
L'isolement et le silence de cet endroit détourné, la
lourde construction et la vétusté des appartements
éclairés d'un faible jour, l'étroite dimension du jardin
encaissé entre de hautes murailles vieilles et noires, qui
ne laissaient voir que le ciel, tout se réunissait pour
donner à cette demeure l'aspect de sévérité et d'humilité
claustrale qu'elle conserve encore. Les carmélites ayant
volontairement cédé la place au Sacré-Cœur, on s'oc-
cupa aussitôt de disposer les lieux.
Durant ces préparatifs, arrivèrent deux postulantes;
l'une , nommée Marie , était l'ancienne servante de
M""' Geoffroy : elle venait lui demander de la servir
encore; l'autre, appelée Monifjue Lion, était une orphe-
1 Vie de M"" G<-offr<>if, in-1'2. Poitiors, 18o4.
FONDATION DE NIORT 199
iine d'une quinzaine d'années que M""® Geoffroy avait
adoptée dès l'enfance : elle venait la prier d'être tou-
jours sa mère. La colonie, ainsi complétée, s'installa
dans l'impasse Saint- Jean, le 29 juin 1808, en la fête
des apôtres saint Pierre et saint Paul. Dès le matin,
une petite cloche suspendue à la muraille donna le
signal des exercices : M""^ Barat déclara que la fon-
dation était commencée. M. l'abbé de Moussac dit la
messe dans une chambre convertie en chapelle. Il y
laissa Notre- Seigneur en un pauvre tabernacle revêtu
de papier, et placé sur une simple table, entre deux
chandeliers en bois et quelques fleurs. C'est de ce
pauvre trône que le Roi des rois allait exercer, sur
cette nouvelle famille, un empire sans bornes : « Le
passereau, dit le Psalmiste, a trouvé une maison, et la
tourterelle un nid pour y mettre ses petits : nous avons
vos autels, ô mon Dieu, ô mon Maître, ô Pioi des ver-
tus! »
Les souvenirs du temps rapportent que ce matin-là,
M"*® Geoffroy, à son lever, vit une colombe blanche
s'abattre dans le jardin. Elle y resta toute la journée, se
laissant prendre par les sœurs, et répondant à leurs ca-
resses par ses roucoulements; le soir elle s'en alla, et
on ne la revit plus^
Deux jours après. M""® Barat dit adieu à ses filles. Ce
fut un grand déchirement ; on ne pouvait se séparer, on
pleurait en silence. « Allons à la chapelle, » dit la mère
générale. Elle se leva la première, on la suivit, les
cœurs se raff'ermirent un peu aux pieds de Jésus-Christ,
et l'on put se quitter.
1 Journal de la fondation de Niort. — //., M»" Duçhesne dans le jour-
nal de Grenoble.
200 HISTOIRE DE MADAME BARAT
La petite communauté avait commencé son œuvre par
l'ouverture d'une école gratuite pour les pauvres. Mais
il devenait nécessaire d'élever un pensionnat. Dans ce
but, M™® Barat songea à appeler de Grenoble M"*^ Emi-
lie Giraud, sa novice d'autrefois. L'enlever à Sainte-
Marie, la patrie de son âme, surtout la séparer de
M""® Duchesne, c'était arracher l'enfant au sein de sa
mère. M"*® Barat comprit que le seul moyen de la
sevrer de cette douceur était de lui présenter l'appât de
l'amour de Dieu. Voici donc en quels termes elle lui
écrivit : « Oui , ma chère Emilie , les liens formés dans
le Seigneur sont bien au-dessus des liens de la nature.
C'est une grande grâce, ma fille, que Dieu vous fait
aujourd'hui, de vous séparer de vos sœurs pour n'être
plus qu'à Lui. Dieu seul! Dieu seul! Ah! que nous
connaissons peu l'étendue de ce mot. Vous allez le
méditer pendant votre route... Adieu! «
En arrivant à Niort, la jeune sœur se fit conduire à
M""* Geoffroy. Elle la trouva dans le bûcher de sa
petite maison, humblement occupée à remplir une
paillasse. Toutes deux s'assirent dessus; et la conver-
sation s'engageant bien vite sur les choses de Dieu .
leurs âmes se connurent et s'aimèrent en Lui.
M""" Giraud vit bientôt l'étendue du sacrifice qui lui
était demandé. Elle sortait d'une maison sévère, il est
vr;ii, mais spacieuse, et embrassant ces vastes horizons
qui dilatent et transfigurent les plus austères demeures.
Ici, rien de semblable : plus de grands sites, plus de
lumière; mais une sorte de prison si enfoncée, si basse,
que chaque averse venait inonder le foyer. Point d'es-
pace non phis, mais la même et uniqi'.c pièce, servant do
classe le jour, de salle âc conmiunaulo le soir, el de
FORMATION DE MADAME GIRAUD 201
chambre à coucher la nuit : telle était la maison. 11 y
régnait le plus effroyable dénûment. Un pauvre pain,
pétri de farine et de pommes de terre, car il y avait
une grande disette cette année -là; des légumes uni-
quement assaisonnés de sel ; un seul fagot par jour pour
chauffer la maison ; une seule chandelle pour l'éclairer ;
point de lampe devant l'autel, et, faute d'encensoir, un
réchaud dans lequel on brûlait, au salut, quelques
grains d'encens : quel spectacle et quelle vie pour la
jeune religieuse! Se rappelant alors Sainte-Marie, son
église, son cloître, ses grandes salles, ses montagnes,
M""* Giraud fut tentée de se désespérer. Mais arriva
une lettre de la mère Barat : « Comment va ma chère
Emilie, dans sa petite maison du sacré Cœur de Jé-
sus? lui demandait-elle. Je vous félicite, ma fille, d'ha-
biter une maison pauvre et qui manque des choses
nécessaires à la vie. »
Cette lettre fut la première que M™^ Barat lui adressa
à Niort. D'autres lui succédèrent, et ainsi se continua la
direction spirituelle de cette jeune religieuse. Un prêtre
illustre a dit : « Je ne connais rien de plus beau en ce
monde qu'un grand cœur dans une petite maison. »
C'est à faire un pareil cœur à sa fille de Niort, que tra-
vaillèrent les lettres de la supérieure.
Elle commença d'abord par rompre certaines attaches
humaines trop sensibles. M""® Giraud était de ces âmes
délicates qui feraient bon marché de toutes les priva-
tions de la vie matérielle , pourvu que le cœur trouvât
autour de lui son aliment et son expansion. Or cela lui
manquait à Niort. Elle disait plus tard : « Reconnais-
sante des bontés de la mère Geoffroy, je la vénérais
comme une sainte, mais je n'en sentais pas moins la
202 HISTOIRE DE MADAME BARAT
différence de nos âges. J'avais alors vingl-cinq ans,
elle en avait près de cinquante; la mère Bernard en
approchait. Aussi, je me surprenais souvent à dire tout
bas à Jésus-Christ : « Pourquoi, mon bon Maître, ne
« m'avez-vous pas donné une compagne de mon âge? »
Tout en admirant cette bonne mère, malgré moi, je
portais mon regard intérieur vers la maison de Gre-
noble, qui me restait si chère. Je ne recevais jamais
une lettre de la Montagne sans que mes larmes cou-
lassent en secret. Mais je me gardais bien de faire
paraître mon ennui, dans la crainte d'affliger le cœur
d'une mère si bonne, et d'être ingrate envers elle*. »
Le sacrifice intime que nous révèlent ces lignes est
peut-être le plus grand, comme il est le plus néces-
saire de la vie religieuse. M"'* Barat, qui le savait,
ne laissa pas de relâche à cette âme d'enfant qu'elle
ne l'eût élevée au-dessus de la terre et d'elle-même.
Tantôt elle la gourmandait : « Vous êtes donc tou-
jours petite? il faut grandir par degrés. Oh ! ma chère
fille, que votre lettre m'a donné une triste idée de votre
vertu. Je n'ose pas le dire à vos aînées d'ici, qui sont
bien plus courageuses et plus détachées que vous. »
Tantôt elle lui montrait Celui qui seul est tout : « Quoi !
le Cœur de Jésus ne vous suffit pas? Que vous faut- il
donc?
Trop avare est un cœur ;i qui Dieu ne suffit ,
disait un grand saint. Que je remercie le Seigneur de
vous avoir ainsi séparée de vos amies! Jamais vous
n'eussiez, de vous-même, épuré une affection Iroji
1 Journal de la fondalion ilc .Niort.
FORMATION DE MADAME GIRAUD 203
sensible et trop naturelle , si ce qui en est l'objet fût
resté près de vous. Quoi! ma chère Emilie, votre Époux
vous aime d'un amour de jalousie, et vous l'aimez si peu !
Vous êtes une ingrate... Allons, je ne veux plus vous
gronder. Peut-être déjà vous vous êtes fait ces repro-
ches à vous-même : je n'y ajouterai rien K »
C'était vrai. A ces reproches, à ces excitations, la
sœur Emilie répondait par des assauts secrets contre
son propre cœur, qui se terminaient toujours par le
triomphe du devoir. « Quand il m'arrivait encore quel-
ques moments d'ennui, raconte-t-elle, je les dissipais en
chantant ce cantique :
Je veux ce que Dieu veut !
Que ce mot , Dieu le veut ! me paraît admirable !
C'est lui, lui seul , qui peut me rendre tout aimable !
Je le chantais encore plus du cœur que des lèvres. Le
soir surtout, dans mon lit, avant de m'endormir, mon
âme en savourait les déhces : « Dieu le veut, me disais-
« je, que tout orage, que tout nuage, toute peine, dis-
« paraisse devant sa volonté! » Là-dessus, je m'endor-
mais tranquille sur le sein de Dieu, dans l'ineffable
jouissance de l'abandon parfait. »
Il faut dire qu'aux leçons de M"^ Barat se joignait
l'exemple de M°^ Geoffroy. Elle était, elle aussi, une
grande maîtresse de l'amour de Jésus-Christ; et, con-
solée de tout parle tabernacle, elle faisait trouver à sa
jeune compagne, dans le même trésor, le secret de se
plaire partout.
a Le soir, après souper, raconte la sœur Emilie, elle
me donnait le bras dans l'obscurité pour aller au lieu
1 Grenoble, 30 septembre
204 HISTOIRE DE MADAME BARAT
de la récréation. En passant devant la chapelle, cette
digne mère s'agenouillait devant la porte pour adorer
Notre-Seigneur; et là, dans les ténèbres, elle pronon-
çait tout haut avec une indicible expression de ferveur
les actes de foi, d'espérance et de charité.
« Un jour, qui était le premier vendredi de novembre
1808, elle me proposa de faire avec elle V heure sainte
devant le saint Sacrement. Bien que je ne fusse guère
capable de résister au sommeil, et que l'obscurité me
fît grand'peur, j'acceptai de bonne grâce. A onze heures,
nous nous rendîmes à la chapelle, que la lune éclairait
faiblement par la fenêtre. La mère Geoffroy me fit pla-
cer devant elle, et, s'agenouillant à une certaine dis-
tance, elle répandit son àme devant le Seigneur, pen-
dant que la mienne, toute préoccupée de faits extraor-
dinaires, s'attendait à voir quelque apparition, comme
celle dont Notre-Seigneur favorisa la vénérable Mar-
guerite-Marie. A minuit, j'entendis derrière moi un
petit bruit, je me retournai en tressaillant; je ne vis
pas Notre-Seigneur, mais je vis la mère Geoffroy, pros-
ternée contre terre, et les bras en croix. Elle consacrait
à Dieu son être tout entier par cet anéantissement, qui
se retraçait d'ailleurs dans toute sa conduite. »
Après l'amour pour Jésus -Christ, le zèle pour les
enfants fut un autre lien par lequel M""" Barat ratta-
cha l'épouse au foyer de l'Époux. Les pensionnaires,
il est vrai, n'étaient alors que deux. Encore n'étaient-ce
que des enfants de sept à huit ans. « Je leur faisais
observer de mon mieux \o règlement, raconte leur maî-
tresse, faisant garder le silence et marcher (feux à
deux. » Mais, outre le pensionnai, M"** Giraud parla-
grail avec la mère Bi-rnard \r soin (h- récole des pau-
FORMATION DE MADAME GIRAUD 205
vres. Ce fut le sujet des félicitations de M""^ Barat.
« J'espère, lui écrivait-elle dès sa première lettre, que
vous apprécierez le précieux avantage d'élever chré-
tiennement ces enfants pauvres qui vous sont confiées
en si grand nombre^ » — Et quelques mois après,
aux approches de Noël : « Tâchez, chère Emilie, de
gagner les âmes qui vous sont confiées. Que votre
séjour à Niort attire quelques cœurs à l'aimable Jésus !
Ah! si on le connaissait, qui donc ne l'aimerait? Mais
on ne le connaît pas. Qu'il est grand le Seigneur, qu'il
mérite d'être loué! Qu'il se fait petit le Seigneur, qu'il
mérite d'être aimé ! Faites-le donc connaître, ma chère
Emilie, et bientôt on l'aimerai »
« 0 ma chère Emilie, lui disait-elle ailleurs, l'amour
se reconnaît aux œuvres. Vous savez qu'à votre Époux
il ne suffit pas d'un faible : Je vous aime. Travaillez
donc sérieusement pour un Dieu qui a tant fait pour
vous. Je crois que vous ne sentez pas assez la sublimité
de votre vocation; car il n'est point de travaux, quelque
pénibles qu'ils soient, que vous ne deviez être prête à
supporter pour sauver les âmes^. »
Mais le principal travail auquel l'appliquait cette
mère, c'était la réforme d'elle-même, la correction de
ses défauts, de son amour-propre surtout, qu'elle lui
dénonçait comme le grand ennemi de sa perfection.
Et avec quelle franchise, quelle charitable vigueur,
quelle onction de langage, elle lui écrivait! Ces dé-
fauts sont « les renards qu'il faut chasser de la vigne»,
comme s'exprime le Livre saint, « sinon ils man-
1 Poitiers, 5 août 1807.
2 Amiens, 21 décembre 1808.
3 Poitiers, 12 juillet 1809,
206 HISTOIRE DE MADAME BARAT
geront le fruit et ravageront la récolte du père de
famille. » Cet orgueil qui se dissimule, ce sont « les
eaux malsaines qui séjournent sous terre, et finis-
sent par miner le sol, si l'on n'en tarit la source. »
Une autre fois, M""^ Barat donne à une rude leçon ce
cadre gracieux : « J'ai pensé beaucoup à vous ces jours
derniers. Toutes les anciennes étaient assises sur le
pré, dans le jardin des F'euillants : votre mère expli-
quait, ou plutôt balbutiait quelques mots du saint Livre
que vous connaissez. Nous en sommes restées à ces
paroles : « La voix de la tourterelle s'est fait entendre
« sur notre terre, le temps de tailler la vigne est venu. »
Ah ! s'il était venu pour vous , le temps de faire cette
taille si nécessaire à nos âmes*! » Enfin, revenant
encore à ce Cantique des cantiques qui, depuis saint
Bernard jusqu'à sainte Thérèse et saint François de
Sales, a prêté son langage à l'union mystique des âmes
avec Dieu : « Quand est-ce donc que Jésus-Christ pourra
dire de nous : « Vous êtes toute belle !» 0 ma chère
Emilie, nous sommes noires, et point encore belles. Du
moins, cherchons l'Epoux... « Suivons, comme il nous
dit, les vestiges des pasteurs, » c'est-à-dire les exemples
des saints, « et nous et nos troupeaux, nous le trouve-
« rons à midi , dans le lieu de son repos. » Ce midi tout
brûlant, le connaissez-vous, ma fille? Est-ce à votre
pauvre mère à vous découvrir ce trésor? Peut-elle par-
ler des ardeurs de l'amour de Jésus?... Adieu, je n'»Mi
embrasse pas moins vos petits agneaux*. »
La mère l']milio, vigoureusement corrigée et douce-
» Poitiers, 22 juillet 1809.
a Amiens, l'i mni IfcUfJ.
FORMATION DE MADAME GIRAUD 207
ment soulevée par cette main maternelle, se portait à
Dieu avec un élan qui n'avait qu'un péril : celui de s'é-
garer parfois dans les hauteurs d'une exaltation trop
mystique. C'est alors que le bon sens de la mère Geof-
froy la ramenait doucement sur le terrain de la pra-
tique. « Allons, ma fille, allons, lui disait en souriant la
spirituelle mère , ne filez pas trop fin ; votre fil casse-
rait, et vous feriez de mauvaise toile. Il vaut mieux tra-
vailler dans le solide, et nous faire une bonne toile de
ménage. »
Cependant, faute de pensionnaires, la maison de Niort
était menacée de périr; d'autre part, celle de Grenoble
réclamait son Emilie. Les administrateurs du diocèse
de Poitiers, qui avaient, les premiers, demandé cette
fondation, conseillaient aujourd'hui de la supprimer.
Avant d'en venir là, la supérieure générale voulut re-
voir ses filles, et elle leur annonça sa visite prochaine
dans ces hgnes charmantes : « Ma chère Emilie, le
temps approche où nous nous reverrons. Il faut laisser
fleurir les acacias, et venir le printemps; alors nous
nous retirerons « dans le trou de la pierre », dans ce
petit tombeau de Niort. Là, en parlant de Jésus, nous
l'inviterons à venir se placer près de nous, et à nous
parler lui-même ^ »
Elle arriva à Niort le 10 septembre 1809 : elle an-
nonça qu'elle venait supprimer la maison. Cette annonce
plongea la petite communauté dans une inconsolable
consternation : la consternation du soldat que la famine
va forcer de rendre la place. On n'osait rien se dire.
M""® Geoffroy, la première, rompit le silence : « Hélas 1
1 Amiens, 14 mai 1809.
208 HISTOIRE DE MADAME BARAT
soupira-t-elle, je le vois bien : je suis plus propre à
fondre qu'à fonder un établissement 1 » Et joignant ses
mains devant sa supérieure : « Ma mère, lui dit-elle, je
ne vous demande qu'une chose, c'est que vous alliez
passer une demi-heure devant le saint Sacrement, afin
que Dieu vous fasse connaître ce qui sera pour sa plus
grande gloire. » M"^ Barat y consentit : elle entra dans la
chapelle, où elle pria beaucoup. Quand elle sortit de là,
elle avait changé d'avis : Dieu lui avait fait connaître que
la fondation de Niort devait. être maintenue. « Pourrez-
vous vivre sans pensionnaires? » demanda-t-elle à ses
religieuses. Celles-ci se déclarèrent prêles à tous les
sacrifices, pourvu qu'on ne les séparât pas les unes des
autres. M""^ Barat leur permit de tenter un nouvel essai,
et, pour les aider, elle leur laissa, en partant, un géné-
reux subside.
L'essai ne fut pas prospère : la disette s'accrut, les
élèves ne vinrent pas; tout espoir de pensionnat nom-
breux s'évanouissait. Les lettres de M"" Barat à sa fille
spirituelle recommençaient à parler de détachement et
de sacrifice. Elle lui prescrivait de « s'affermir dans la
résolution de ne rien demander, mais aussi de ne rien
refuser de ce que Dieu lui ordonnerait ». Elle lui disait :
« Ce bon Dieu nous rend si largemeut ce qu'on lui a
donné qu'on regrette de n'avoir qu'un cœur; au moins
est-on bien aise d'avoir plusieurs mères à lui ofl"rir. »
Gomme conclusion, le 9 avril 1810, elle lui écrivit d'avoir
à se rendre à Grenoble : « Laissez en route, UiU fille, le
reste de vos défauts, et venez réparer les fautes que
vous avez commises dans votre berceau. » Enfin, pour
comble de douleur, elle lui annonçait qu'au moment où
elle allait rcnlicr à Sainte-Marie, M"" Duchcsnc en se-
LA FONDATION DE NIORT 209
rait ôtée pour être mise ailleurs. « Vous n'y trouverez
donc pas tout ce que vous aimez, mais Jésus y sera, c'est
le tout de votre cœur; on supporte facilement l'absence
du restée »
Telles n'étaient pas encore les dispositions de M""® Gi-
raud. Revenir à Grenoble pour n'y plus retrouver sa
sainte mère Duchesne lui parut au-dessus de ses forces.
Elle en laissa éclater sa désolation devant la mère Geof-
froy. Celle-ci faillit presque s'en scandaliser : « Ma
fille, lui répondit- elle avec étonnement, est-ce que la
mère Duchesne a emporté avec elle la clef du taber-
nacle ? »
La religieuse magnanime qui prononçait cette parole
fut la première à donner l'exemple du courage. Le
10 mai 1810, elle-même conduisit sa compagne à la
voiture qui devait l'emporter. Elle avait le cœur brisé ,
mais l'amour de Dieu triomphait dans ce brisement.
Rentrée chez elle, et passant devant la chambre vide de
M™^ Giraud, elle leva les yeux au ciel, et s'écria : « Mon
Dieu, que n'ai-je tous les jours une Emilie à vous sacri-
fier! »
Toutefois ce sacrifice fait si généreusement ne fut pas
consommé. A peine M""^ Giraud fut-elle à Poitiers que,
par suite d'une nouvelle organisation, elle reçut l'ordre
de revenir dans l'humble Nazareth qu'elle venait de
quitter. Ce fut une joie pour tout le monde : « Ma chère
fille, lui manda la supérieure générale, je suis sûre que
la mère Geoffroy aura été bien contente de garder encore
son Emilie, quoiqu'elle mérite si peu qu'on ait de l'atta-
chement pour elle. Puisque Notre-Seigneur veut que vous
1 Grenoble, 29 avril 1810.
I. — 14
210 HISTOIRE DE MADAME BARAT
restiez à Niort, profitez-en, ma fille, pour achever ce
qui manque à votre perfection. "Par-dessus tout, prenez
riiabilude du recueillement. Je vous recommande aussi
de redoubler de zèle, s'il est possible, pour soigner les
plantes qui vous sont confiées : veillez à tout!... Quand
pourrons-nous nous revoir, ma fille? Dieu le sait; pour
moi, je ne puis pas le prévoir : Fiat! Dieu seul surpasse
tout! Adieu, ma fille, nous nous dirons bientôt un bon-
jour éternel. En attendant, soufîrons, et, puisqu'il nous
faut vivre, vivons de sacrifices^ »
La fondation de Niort n'ayant cherché que le règne
de Dieu et sa justice, le reste lui fut donné par sur-
croît. Le pensionnat ne tarda pas à se constituer. Il se
rempfit de jeunes filles vertueuses et studieuses, qui
devaient plus tard fonder dans le pays Niortais tant de
foyers chrétiens qui l'honorent encore.
Quelques-unes se consacrèrent au service de Dieu.
Un jour, le maire de la ville amena à la mère Geof-
froy une enfant d'environ treize à quatorze aus, qu'il
la priait d'accueillir par charité. C'était la fille d'un
soldat allemand, blessé et prisonnier à la bataille
d'Iéna. Elle s'appelait Annette Klosen ; un mifitaire
français l'avait amenée à Niort. Son âge, sa beauté, son
ingénuité l'exposaient au péril : M""' Geollroy la reçut.
La jeune étrangère ne savait pas le français; elle était
triste , ennuyée : elle voulait s'enfuir. On l'entoura
d'égards, on la guérit d'une maladie mortelle, on l'aima
de prédilection : ce fut ainsi qu'on la retint. A vingt ans,
pressée d'accepter dans le monde un honorable parti,
Annette Klosen déclara qu'elle appartenait désormais au
» Grenoble , IJ iikiI Islu.
LA FONDATION DE NIORT 2U
Sacré-Cœur, et qu'elle avait résolu de lui consacrer sa
vie. Elle fut, avec Monique Lion, la première postu-
lante de la maison de Niort. L'une mourut en Amé-
rique, l'autre au Sacré-Cœur de Kientzheim dans le
Haut- Rhin, et toutes deux en bénissant cette petite
maison de Niort qui avait été le berceau de leur voca-
tion.
Ainsi mettre Jésus -Christ d'abord sur un autel, si
pauvre qu'il puisse être, puis dans l'âme des maî-
tresses, puis dans celle des enfants, voilà ce qui cons-
titue l'œuvre d'une fondation, selon le Sacré-Cœur.
Cela fait, il n'y avait plus qu'à remercier Dieu, et
à l'aimer toujours. Ce fut le dernier mot de la mère
fondatrice à M"*^ Giraud : « Vous êtes doublement
obligée d'être bonne. Votre petit troupeau augmente :
il faut à la bergère de plus grands pâturages. Où les
trouverez- vous? dans le Cœur de Jésus*. » Ailleurs,
M""* Barat déclare que, pour elle-même, elle n'a plus
d'autre désir que la gloire de Dieu, d'autre vie que
son amour; et, laissant déborder l'ardeur qui la con-
sume, elle s'écrie dans un transport digne de sainte
Thérèse : « Si j'avais cent langues, et que je pusse
me faire entendre de tous les hommes qui habitent ce
vaste monde, je leur dirais : « Aimez votre Dieu, ne
« vivez que pour lui plaire, et vous nagerez dans un
« océan de bonheur*. »
La maison de Niort était fondée : c'était la sixième de
l'Ordre. Avant d'en établir d'autres, la Société devait
attendre maintenant plus de six années : années cri-
1 Grenoble, 12 septembre 1810.
2 Grenoble, 20 août 1810.
212 HISTOIRE DE MADAME BARAT
tiques durant lesquelles les menaces du dehors et les
troubles du dedans commandèrent au Sacré-Cœur de
se cacher dans l'ombre, et arrêtèrent l'essor de son
développement. Jusqu'à la fin de l'Empire, on n'en peut
dire qu'une chose : il vécut. La bonté de Dieu lui
ménageait cette crise, comme, après une première
moisson, il envoie à "la terre un hiver rigoureux, afin
qu'elle sorte de là avec une nouvelle vie. Ce temps
ne fut perdu ni pour l'avancement de l'âme ni pour
l'avancement de l'œuvre de M"® Barat; et le dernier
fruit de cette épreuve fut le progrès de la sainteté
comme de l'autorité de la mère générale, le triomphe
du Sacré-Cœur, et enfin, l'enfantement de ses Consti-
tutions.
LIVRE III
L'EPREUVE - L'ENFANTEMENT DES CONSTITUTIONS
LIVRE III
CHAPITRE PREMIER
VISITE DES MAISONS DE LA SOCIETE
ÉPREUVES ET PROGRÈS SPIRITUEL DE M^"® RABAT
De Juillet 1808 à Mai 1811.
M"" Barat consulte M. l'abbé Montaigne, de Saint-Sulpice : belle ré-
ponse de celui-ci. — La mère générale à Amiens. — Prépondérance de
M. de Saint-Estève et de M™» Baudemont. — M™» Barat à Grenoble.—
— Formation de M™" Duchesne et sage temporisation de M"" Barat. —
La mère Barat laisse la mère Thérèse à Grenoble. — M™" Barat à
Amiens; proscription de la mère Julie Billiart; affiliation provisoire
des filles de Notre-Dame au Sacré-Cœur. — M°>° Marie Prévost. —
SoufTrances silencieuses de M"« Barat. — M™" Barat à l'abbaye de
Dooroselle. — Elle assiste son père mourant à Joigny. — Sa piété filiale.
— Visite à Poitiers et à Niort. — Elle se rend à Grenoble. — Réception
de la mère générale à Sainte- Marie; la communauté, les écoles, le
pensionnat, les élèves bénies par le pape Pie VII. — M"" Barat et
les enfants; le P. Barat à Grenoble. — Retour de M"° Barat à Paris.
— Visite à Cuignières. — M. l'abbé de Lamarche. — M"" Barat
tombe très-malade à Gand. — Amour de la croix et désirs du ciel. —
Dépouillement absolu de M™« Barat.
Aux premiers jours de juillet de l'année 1808,
^jme Barat; prenant avec elle la mère Thérèse, se mit
en roule pour Amiens.
216 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Elle s'arrêta quelque temps à Paris, afin d'y con-
sulter un vénérable prêtre de la Compagnie de Saint-
Sulpice. Le Père Varin, forcé de vivre loin de la
Société qu'il avait instituée, avait, en partant, adressé
la supérieure à un de ses anciens maîtres, M. l'abbé
Montaigne, comme au conseiller à la fois le p'us sage et
le plus saint qu'il connût. C'était un homme d'une foi
qui avait fait ses preuves dans la Révolution, d'une
science consommée et d'une bonté profonde. Mais l'é-
corce était rude ; et sa parole rare, brève et sentencieuse,
donnait à chacune de ses décisions la solennité d'un
oracle. A peine M""® Barat l'eut-elle abordé, que, sans
attendre qu'elle lui eût adressé ses questions : « Il est
bien heureux, Madame, lui dit-il brusquement, il est
bien heureux qu'il y ait un Saint-Esprit, afin que nous
puissions le consulter, et être conduits par ses lu-
mières. » Il l'entretint ensuite de sa Société, sur la-
quelle il lui dit des paroles étonnantes , entre autres
celles-ci qu'il lui répéta plusieurs fois : « Il y a au mi-
lieu de vous un germe de destruction ; mais une âme qui
est très -puissante auprès de Dieu, prie pour vous et
pour votre Ordre. »
M. Montaigne ne s'expliqua pas davantage, raconte
la mère Thérèse, témoin de renlrevuc. Il prit la supé-
rieure en particulier, la consola, la fortifia, lui prédit de
grandes souffrances, et conclut par ces mots d'une si vi-
goureuse originalité : « Eh bien, ma fille, laissez-vous
dévorer pour Jésus-Christ'. »
Cet entretien mystérieux laissa chez M"" Barat une
profonde estime pour le prêtre vénérable dont, à partir
« Récit de In mrrr Thnrsr , p. lai^l 1<V<î.
SA MISSION DE VICTIME 217
de ce moment, elle fît son directeur. C'est sous sa con-
duite qu'elle entra courageusement dans la voie dou-
loureuse dont nous Talions voir parcourir les stations.
Qu'était-il donc survenu? Ce qui survient toujours, et
ce que Dieu impose miséricordieusement à toute So-
ciété, comme à tout individu parvenu à l'âge adulte :
la nécessité de l'épreuve. C'est te sort inévitable de
toute institution de ne pouvoir s'étendre sans que , en
vertu même de cette expansion , l'unité se relâche , ou
la pureté de l'esprit primitif s'altère. Or l'un et l'autre
de ces maux menaçaient le Sacré-Cœur; et si lointain
que fût encore le danger, il fallait le prévenir, sous
peine du renversement de la Société. Voilà pourquoi
l'homme de Dieu demandait une victime, et offrait ce
grand rôle à la mère supérieure.
Celle-ci l'accepta. S'il est, dans la partie de l'histoire
qu'on va lire, un fait qui domine et rattache entre eux
les faits séparés par la distance et le temps, c'est mani-
festement, de la part de Notre- Seigneur, le dessein de
dépouiller peu à peu son épouse de tout ce qui est de
ce monde; et, de sa part à elle, le désir de mourir à
tout, pour « absorber sa mort dans la vie de Jésus-
Christ », comme s'exprime l'Apôtre.
De Paris, M'"° Barat se rendit à Amiens. Dès son arri-
vée , des changements la surprirent. Le costume n'était
plus le même, la règle avait subi des modifications qu'on
ne s'était pas donné la peine de lui faire connaître ; l'édu-
cation tendait à sortir de l'esprit de vérité, de solidité et
de simplicité qu'elle lui avait inspiré. L'auteur de ces
innovations était l'abbé de Saint-Estève, qui, de plus
en plus, exerçait sur les religieuses et les enfants un
empire souverain. M""® Baudemont particulièrement ne
218 HISTOIRE DE MADAME BARAT
jurait que par lui. Quant à la mère Barat, elle avait
quitté trop tôt la fondation d'Amiens, et elle en avait été
absente trop longtemps pour n'être pas aujourd'hui
oubliée de plusieurs, et inconnue à beaucoup d'autres.
Elle finit par comprendre que la supériorité avait entiè-
rement passé à M"*^ Baudemont, qui ne lui en laissait
plus que les honneurs et le titre.
Dans cette situation, deux lignes de conduite se pré-
sentaient à la supérieure générale. « Ses amis lui con-
seillaient d'agir avec fermeté, » raconte la mère Thé-
rèse : c'était le premier parti. Mais il ne lui parut ni
nécessaire ni sage. Le Sacré-Cœur voyait ses Pères
dans l'exil; lui-même, déjà en butte à des menaces
sourdes, ne vivait qu'à la faveur de son obscurité.
Etait-ce le moment de l'agiter, et peut-être de le di-
viser irrémédiablement, en faisant un coup d'éclat?
Il y avait un autre parti, consistant à attendre, à prier,
à souffrir, à ne vouloir triompher que par la grâce et
l'amour. C'était celui qu'avait conseillé M. Montaigne
par la lumineuse parole que nous avons rapportée.
C'était également le parti le plus conforme à la nature
d'esprit de M""® Barat, à sa profession de mère du Sa-
cré-Cœur, et à l'inspiration du Saint-Esprit en elle.
« Elle ne pouvait que suivre la voix intérieure de Dieu,
rapporte sa compagne. Dissimulant donc sa peine, ma
mère accepta une partie des changements, ne voulant
rien briser avec de pareilles têtes. Puis elle jeta ses
affaires entre les mains de Dieu. »
Il importait cependant que l'unité d'esprit comme de
cœur fût maintenue entre toutes les maisons de la So-
ciété. C'est dans ce but que, pendant trois ;(ns, nous
allons voir la mère générale se porter do l'un à raulro
SA VISITE A GRENOBLE - 219
de ses établissements. Après quelques semaines de sé-
jour à Amiens, elle partit, et, toujours accompagnée de
la mère Thérèse, elle se rendit à Grenoble : le 27 sep-
tembre 1808, elle était à la Montagne.
Elle y trouva M"*® Duchesne plongée dans un zèle
dont les œuvres pouvaient à peine suffire à son infati-
gable activité. « Votre bonne mère Duchesne, écrivait
la supérieure à la sœur Emilie, fait ses classes le jour,
veille la nuit les enfants malades à l'infirmerie , gou-
verne l'extérieur de sa maison, et cela sans gêne, et
presque sans surcharge : quelle femme forte ! »
Ce n'était là toutefois qu'une diversion nécessaire à
la sainte ambition qui, depuis deux ans surtout, l'ab-
sorbait en entier : les missions étrangères. Elle en
avait communiqué avec le Père Varin. Celui-ci n'a-
vait pas hésité à l'approuver; et, de ce ton décidé
que lui donnait la certitude de la volonté de Dieu,
il lui avait répondu : « S'il m'est permis de pénétrer
dans le Cœur de Jésus-Christ, j'y vois en gros carac-
tères que vous êtes destinée à le faire honorer dans des
contrées éloignées des nôtres. » A quelque temps de là,
elle reçut à Sainte-Marie la visite de l'homme de Dieu,
et, le pressant de plus en plus : « Promettez-moi, lui
dit-elle, que je serai, dans la Société, la première qui
partirai pour les contrées lointaines ! — Je vous le
promets, dit le Père. — Eh bien, bénissez -moi spé-
cialement pour cette œuvre. » Alors, raconte-t-elle ,
le Père Varin , étendant le bras plus que de cou-
tume, lui donna une énergique et résolue bénédic-
tion *.
1 Mémoire de M-"<= Duchesne à ilf'"<- Baral, 1818.
2i0 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Le Ciel aussi se prononçait ; M""' Duchesne raconte
que plusieurs fois « elle avait entendu en elle ou à côté
d'elle, pendant ses communions, une voix qui par-
lait bas et lui disait : « Gela sera! » Ce désir, cet
espoir, elle le portait maintenant dans tout ce qu'elle
disait, dans tout ce qu'elle faisait; il n'y avait pas
jusqu'aux murailles de son cloître qu'elle ne couvrît
des témoignages de sa sainte ambition. C'étaient, par
exemple, des représentations de la vie ou de la mort des
hommes apostoliques, que son pinceau y jetait avec une
vigueur où l'art avait moins de part que l'inspiration.
Afin de se préparer à ses sacrifices futurs , et pour se
consoler de ne pouvoir encore les faire, elle se précipi-
tait dans des austérités qui trompaient, sans l'apaiser,
sa soif d'immolation. « C'était bien le moins, disait-elle,
que, ne pouvant travailler pour ses chers sauvages, elle
souffrît un peu pour eux. » Autour d'elle, elle soufflait
les mêmes ardeurs dans les âmes. Aux heures de récréa-
tion, rassemblant les enfants, elle leur parlait du bon-
heur d'aller prêcher Jésus-Christ aux peuples infidèles,
et de mourir pour Lui! — « Qui veut venir avec moi?
demandait- elle avec une grande animation. » — Dans
ces moments, raconte une de ses élèves, si le vaisseau
eût été là, nous serions parties avec elle jusqu'au bout
du monde. »
Nous avons dit avec quel empressement M""* Barat
avait accueilli cette vocation de sa lille. Depuis lors,
elle n'avait cessé de l'entretenir dans ses lettres. Tan-
tôt elle lui envoyait les récits des mis^sionnaires où
étaient racontés les jirogrès de l'Evangile dans les
contrées infidèles; tantôt elle se réjouissait dr hii
apprendre rjuc 1»; dcciol npprobalif de la Socjélé pour
ELLE FORME MADAME DUCHESNE 221
tout l'empire français, l'approuvait également pour
les colonies. Nous l'avons vue à Bordeaux écrire à
son amie ses pensées et ses vœux, à la vue des na-
vires en partance dans ce port. Ce n'était pas assez
pour M"* Duchesne, dont l'impatience demandait à
s'embarquer immédiatement. Mais l'heure n'était pas
venue, l'âme n'était pas mûre, le signal n'était pas
donné, et pendant de longues années, le difficile travail
de M""® Barat sera de préparer, de discipliner cette
âme, en modérant, en contenant, sans toutefois l'étouf-
fer, une flamme destinée à éclairer un monde.
Tel était, depuis deux ans, l'objet d'une correspon-
dance qui, certainement, fournira les plus belles pages
à l'histoire de M""^ Duchesne, si on l'écrit' jamais. Mul-
tipliant dans ses lettres les plus fortes raisons de pa-
tienter et d'attendre, la supérieure lui demandait de
se sanctifier, la reprenait, la corrigeait, lui prêchait
l'obéissance, l'humilité, la douceur; assouplissant au
joug cette puissante mais impétueuse et rigide na-
ture. Un moment même, elle fut sur le point de la
faire venir à Poitiers, auprès d'elle, afin de la pré-
parer de plus près aux destinées qui lui étaient pro-
mises. Elle renonça à ce dessein. « Vous y auriez
été trop heureuse, lui écrivit cette forte maîtresse des
âmes. La vie ne doit pas être pour vous un temps
de jouissance. » A quoi elle ajouta cette parole d'une
singulière et prophétique énergie : « Notre -Seigneur
veut que vous soyez une épouse de sang* ! >
Dans ces dispositions, on devine ce que dut être
1 Poitiers, 6 avril 1808. — Sponsus mnguinum tu rnihi es. (Exod.,
IV, 26.)
222 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Tentretien des deux mères enfin réunies sur la sainte
Montagne. « Notre joie fut grande en revoyant notre
mère, rapporte le journal de M""" Duchesne. Elle ne
nous parlait que de Celui qu'elle aime uniquement, et
de ce qui concerne sa gloire! »
Après un mois seulement de séjour à Sainte-Marie,
]^mo garât quitta Grenoble. « Il n'y a, disait-elle à
M'"^ Duchesne, il n'y a que dans le ciel que nous ne
craindrons pas de nous perdre, réunies que nous serons
à notre Bien- Aimé ^ »
Ces voyages de la supérieure ne devaient être
qu'une suite de démarches progressives dans les sen-
tiers ardus du dépouillement. Il y eut peu de stations
où son cœur ne laissât quelque chose de lui-même;
on l'y suivrait, pour ainsi dire, à la trace de son sang.
Ainsi fit- elle à Grenoble. Elle avait eu le dessein de
se faire assister pendant tout le cours de ses visites par
la mère Thérèse, comme étant la plus capable de l'éle-
ver au-dessus des tristesses humaines. Mais, émue des
besoins de la maison de Sainte-Marie, elle en fit le sacri-
fice : elle y laissa son amie comme maîtresse des novices
et du pensionnat. « J'ai quitté ma chère compagne, écri-
vait-elle alors à une de ses filles. Je ne vois point de
terme à noire séparation ; mais je la laisse, comme tout
le reste, dans le sein de la volonté de Dieu. C'est en
cette perte (jue j'ai bien expérimenté que nos cœurs
n'étaient unis qu'en Dieu et pour L>ieu. Ainsi, c'est
peine perdue de s'attacher à moi. Aimez donc Dieu, ma
fille, ne vous attachez qu'à Lui, et mourez de douleur si
vous ne vivez d'amour-. »
1 l'oiljors, 31 iniii 1K(I7
2 Amicna, 12 décembre 1808.
MADAME MARIE PREVOST 223
Ce n'était que le prélude à de plus grands renon-
cements. Etant revenue à Amiens à la fin d'octobre,
^me garât eut la tristesse d'y voir son ancienne amie, la
mère Julie Billiart, supérieure des sœurs de Notre-
Dame, méconnue, desservie auprès de son évêque, et
sur le point d'être chassée, elle et sa congrégation, d'une
ville et d'un diocèse remplis de leurs bonnes œuvres.
Cette tempête éclata : les sœurs de Notre-Dame durent
quitter Amiens. Le 15 janvier 1809, elles partirent
« bien froidement, mais bien courageusement, en
grande paix et amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ»,
comme s'exprime une lettre de leur fondatrice. Celui
qui, abusant de sa domination sur l'esprit de son
évêque, avait fait ainsi proscrire ces braves filles, était
M. de Saint-Estève. Le motif de cette mesure était leur
refus de modifier leur institut à sa fantaisie , et de re-
cevoir de nouvelles Constitutions de sa main.
Quelques-unes des sœurs de la mère Julie avaient
cependant accepté de rester à Amiens. L'évêque pressa
le Sacré-Cœur de recueillir ces débris, en prenant la
direction de la communauté et de l'orphelinat. On ne
trouva personne de plus apte à cette œuvre qu'une jeune
novice d'un grand mérite, dont la carrière religieuse
méritait de débuter sous de meilleures auspices.
Marie-Élisabeth Prévost, — c'était son nom, — avait
passé sa première enfance à l'île de Saint-Domingue,
où, témoin de la sanglante insurrection des noirs, elle-
même n'avait échappé à la mort que par une sorte de
miracle. La France, où elle revint en 1792, nageait
pareillement dans le sang : la première chose que l'en-
fant vit en entrant à Paris, fut la tête de l'infortunée
princesse de Lamballe portée au bout d'une pique. Son
224 HISTOIRE DE MADAME BARAT
père courait les mers. Une sœur nommée Madeleine ,
ancienne religieuse ursuline, la recueillit près d'elle à
Glermont- sur- Oise, et lui donna l'exemple des plus
saintes vertus durant la persécution. Une amie du Sa-
cré-Cœur que nous connaissons déjà, M°^ de Rumigny,
la prépara solidement à sa première communion, qu'elle
fit, dans une pauvre chambre, le jour de la Toussaint
1795 : « Je me croyais au paradis, » disait-elle ensuite.
Une autre grande chrétienne, M"^ de Sainte-Berthe, la
forma à la douceur et à la charité, si jamais il fut be-
soin d'apprendre la charité à la mère Prévost. Plus tard,
M. de Lamarche posa en elle les bases de la vie reli-
gieuse par l'amour et l'exercice de l'abnégation. Cepen-
dant la jeune fille ne songeait qu'à se bien établir dans
le monde; sa sœur Madeleine, de son côté, s'apprêtait
à entrer au Sacré-Cœur d'Amiens. Sur ces entrefaites
cette sœur mourut saintement. La nuit qui suivit sa
précieuse mort, elle se montra à Marie si belle, si
rayonnante, que celle-ci, enflammée de l'amour de Jé-
sus-Christ et du désir du ciel, n'eut plus de pensée que
pour le Sacré-Cœur. Elle y demanda une place. En
mettant le pied sur le seuil de la maison de l'Oratoire,
sa parole fut celle-ci : « Volonté propre, reste dehors ! »
C'était le dernier jour de mai 1808. M"'" Prévost avait
une âme grande, forte, surtout très -large et toute dé-
bordante de charité envers les pauvres et les petits.
C'était encore là une de ces « pierres carrées », comme
s'exprime l'Écriture, qui posées dans les assises de la
Société, devaient pendant un demi-siècle aider M'"" lia-
rat à en porter le poids'.
> Notice nécrologique sur la mère Prévost, circulairo do iXTO
SA VISITE A DOORESELE 225
Elle fut installée supérieure de l'orphelinat de sœurs
de Notre-Dame, le 3 mars 1809. Trois autres religieuses
lui furent prêtées ensuite , et un acte authentique
d'affiliation unit les deux Sociétés. On y mit cette
condition, qu'une fois l'établissement de Notre-Dame
pourvu de maîtresses, M""^ Prévost et ses sœurs ren-
treraient au Sacré-Cœur. Ce fut M""® Baudemont qui
signa le traité, avec le titre de supérieure des Dames
de l'instruction chrétienne. Une lettre jointe à cet acte
donnait à M. l'abbé de Saint-Estève la qualification de
fondateur. Quant à M"^" Barat, son nom ne figure nulle
part dans les pièces de cette affaire. On ne pouvait
montrer d'une manière plus éclatante qu'elle ne comp-
tait plus pour rien.
C'était un nouveau pas que Dieu lui demandait de
faire dans l'oubli d'elle-même. Elle préludait à la croix,
par le manteau dérisoire et le sceptre de roseau.
Ces douloureuses affaires étaient à peine terminées ,
lorsque M™" Barat se mit en route pour Gand, oi^i
elle arriva vers le milieu de mars. C'était sa première
visite à cette fondation. L'abbaye de Dooresele, son
église, son cloître carré, ses cours, ses deux jardins
baignés par le canal, tout cet ensemble grandiose ré-
jouit bien moins sa vue que la pauvreté religieuse qui
régnait au dedans. « Je pense à vous dans ce pays,
écrivait-elle le 26 mars à la mère Duchesne; vous y
seriez bien dans la pauvreté. Je ne puis vous dire à
quel point je me trouve bien ici, dans une grande
chambre, mais avec une table de bois nu, etc., et tout le
reste assorti; point de linge, point de meubles. L'église
est superbe, mais tous les objets du culte sont emprun-
tés. Que le Seigneur soit béni ! »
I. — 15
226 HISTOIRE DE MADAME BARAT
jyjme Barat ne fit guère que traverser Dooresele. Elle
le quitta aussitôt qu'elle s'aperçut que ses filles s'atta-
chaient trop à elle. « L'absence de votre mère vous est
donc un sacrifice? écrivait- elle après à la maîtresse gé-
nérale. Le Seigneur est bien bon de n'avoir pas permis
qu'elle vous restât plus longtemps. Son départ était
nécessaire; vous commenciez à vous en faire un appui;
et alors notre maxime chérie. Dieu seul, que serait- elle
devenue^? »
Quant à elle, Dieu se chargeait de dénouer, l'un
après l'autre, les liens les plus sacrés qui la ratta-
chaient à ce monde : elle venait à peine de quitter
Dooresele, qu'elle apprit que son père était près de
mourir.
M'"'" Barat aimait profondément les siens. Elle ne
cessait, depuis son éloignement de Joigny, d'entretenir
avec eux une fidèle correspondance. « Croyez-vous donc
que je ne m'intéresse plus à ce qui vous touche? écri-
vait-elle à sa sœur, en se plaignant de son silence. Ohl
non, ma chère sœur, il n'en peut être ainsi, liien n'al-
térera l'amitié que j'ai toujours pour vous; et si elle ne
s'exprime pas par des sensibilités et par des larmes,
elle n'existe pas moins dans mon cœur, mais plus ('pu-
rée et plus solide-. »
Surtout M""' Barat avait un vrai culte pour son père
et sa mère, et elle leur rapportait l'honneur et le mérite
de ce qui lui arrivait d'heureux dans la vie. C'est ainsi
que clia(iuc année elle ne manquait guère de leur en-
voyer le bouquet que lui oiïraient ses filles le jour de sa
1 A M"' Adricnuc Michel, Poilicrs, 1C juin 1809.
2 Amiens, oclobre 18<I2.
ELLE ASSISTE SON PÈRE MOURANT 227
fête, et elle leur demandait d'en orner la chambre de
leur humble demeure, comme une consolation aux re-
grets de son absence. Elle se rendait rarement de Paris
à Grenoble sans trouver le moyen de passer par Joigny.
Souvent elle y menait quelqu'une de ses compagnes, des
plus nobles, des plus riches ; et quand, en arrivant dans
la rue du Puits- Chardon, elle surprenait son père, en
habit de travail , dans son atelier, ou revenant des
champs, la hotte sur le dos, c'était à la fois le triomphe
de son humilité et celui de sa tendresse, de se jeter dans
ses bras en le présentant à ses filles. Les lettres qu'elle
adressait à sa sœur, M'"^ Dusaussoy, ne manquaient
guère de lui recommander ce vénérable père. Elle pen-
sait à son corps, qui se courbait sous l'excès du travail ;
à son âme surtout, qu'elle voulait relever de plus en
plus vers le Ciel. « Continue, ma chère sœur, continue
tes soins et tes complaisances pour nos parents : qu'ils
retrouvent en vous, qui restez à Joigny, ce qu'ils se fi-
gurent avoir perdu en nous. Ce bon père qui nous aime
avec trop de tendresse , tâchez de modérer son travail
en lui faisant entendre que vous aimez mieux avoir
quelque chose de moins, et le posséder lui-même quel-
ques années de plus. Dites-lui qu'il donne davantage
aux pratiques de la religion, et entretenez-le souvent de
ce grand objets »
En vain M™^ Barat voulait prolonger des jours qui lui
étaient si chers : son père lui fut enlevé. Au mois de
juin, ayant été appelée auprès de lui, elle le trouva fort
malade. Elle n'eut pas toutefois la consolation de lui
fermer les yeux : on la réclamait ailleurs. Mais à peine
1 Amiens, octobre 1802.
228 HISTOIRE DE MADAME BARAT
se fut -elle éloignée de Joigny, qu'elle apprit que le
vieillard venait de mourir en fidèle chrétien comme
ses pères, le 2o juin 1809, fortifié et consolé par .son
dernier adieu.
Ainsi frappée de tous côtés, dans sa famille spirituelle
et sa famille naturelle, M"^ Barat sentait se faire en elle
ce désert dont Bossuet a écrit : « C'est dans une solitude
affreuse, désolée, qu'il faut porter le poids écrasant de
l'amour de Jésus-Christ. Il brise jusqu'aux os, afin que
l'Époux règne seul. »
La supérieure, poursuivant le cours de ses visites,
passa le reste de l'été dans ses deux maisons de Poi-
tiers et de Niort, qui lui donnèrent une grande édifica-
tion. « Ces bonnes filles, écrivait- elle, ont beaucoup
avancé dans toutes les vertus, et particulièrement dans
le saint détachement et l'oubli de soi-même*. »
Cependant Grenoble ne cessait de la rappeler. Les
trois mères Duchesne, Deshayes et Maillucheau, avaient
fait de la Montagne de Sainte -Marie un Thabor. « Vos
sœurs de Grenoble sont dans la ferveur de leur second
noviciat sous leur bonne mère Thérèse, écrivait la su-
périeure à M'"'' Emilie Giraud. Toutes, et spécialement
votre chère maîtresse Duchesne, apprécient le don
qu'on leur a fait : tout ira de mieux en mieux-. » A
ces grâces venait de s'en joindre une autre d'un ordre
supérieur. Le 20 juillet, le pape Pie VII, traîné en
captivité, avait béni, pendant son passage à Grenoble,
la supéiicure, les maîtresses, les enfants de Sainte-Ma-
rie, et donné au Sacré-Cœur dos marques particulières
1 A la lutTc Ailriennc Miclicl, l'oilicis, lo juin 18<X>.
2 Amiens, 21 novembre 1808.
SON SÉJOUR A GRENOBLE 229
de sa prédilection. Un renouvellement de ferveur dans
le pensionnat et dans le noviciat avait été la suite de
cette faveur du Ciel. Heureuse de ces fruits, M""® Barat
avait hâte d'aller en jouir auprès de la mère Thérèse et
de M™® Duchesne, à qui elle écrivait : « Avec quel
plaisir je serrerai sur mon cœur et le vôtre et le sien,
qui désormais n'en feront qu'un seul consacré à Jésus-
Christ, et brûlé de son amour'. »
C'était une joie trop complète pour que Jésus n'en eût
pas le sacrifice. M""® Barat arriva, en effet, à la Montagne
le 9 décembre 1809; mais à cette date la mère Thérèse
n'y était plus: la supérieure générale venait de l'envoyer
à Poitiers, puis à Gand, où nous la retrouverons. A peine
la mère et la fille avaient-elles eu le temps de se revoir
à Paris dans une rencontre rapide. « Ma chère fille, écri-
vait alors M""^ Barat à l'une de ses religieuses, si vous
avez de l'ambition pour votre mère, et si vous désirez
pour elle une place près du trône de l'Agneau , deman-
dez sans miséricorde que Dieu lui donne des souffrances,
des humiliations, le détachement de toute chose, la pri-
vation enfin de toute satisfaction, afin qu'une bonne fois
je prenne le chemin par où les saints ont marché"-. »
L'arrivée de M""® Barat à Sainte-Marie-d'en-Haut fut
un véritable triomphe. On la reçut à la chapelle au
chant d'un Magnificat « enlevé et enlevant », raconte
une des pensionnaires. Là, tout était contentement pour
la mère générale. Les écoles gratuites, particulière-
ment chères à M°" Duchesne, regorgeaient d'enfants.
Chaque matin, en toute saison, vers sept heures et
1 Poitiers, 6 août 1809.
2 A M'"" du Chastaignier, Grenoble, 20 janvier 1810.
230 HISTOIRE DE MADAME BARAT
quart, M""" Barat pouvait voir, du haut de la colline, cent
trente à cent cinquante écolières, partagées en petites
bandes, et, le panier au bras, se rendant par des che-
mins montants et malaisés à l'église du couvent, pour
y entendre la messe. Aux heures de récréation et d'ou-
vrage manuel, toutes les mains travaillaient pour les
fabriques de gants; le soir, on ne rentrait à la maison
paternelle qu'après avoir rempli son devoir d'écolière,
d'ouvrière et de chrétienne.
D'un autre côté, le pensionnat élevait dans la crainte
de Dieu une jeunesse choisie. Plusieurs de ces pen-
sionnaires portaient secrètement en elles une grâce de
vocation à la vie religieuse. Lorsque l'auguste Pie VII,
courbé et chancelant, gardant sur son visage la trace des
tortures morales qu'il subissait chaque jour, avait béni
chacune des élèves de Sainte- Marie, on avait remarqué
que sa main tremblante s'était appuyée avec une sorte
d'insistance sur la têle de quelques-unes de ces jeunes
enfants. Toutes celles-là, au nombre de onze, se firent
religieuses : neuf entrèrent au Sacré-Cœur* ; deux, à la
Visitation ; une autre , Olympe de IMontfort , fut appelée
à Dieu à l'âge de quatorze ans, quand déjà elle aspirait
au même bonheur que ses compagnes.
Mais nulle, entre ces bénies, ne portait plus visible-
ment le signe de la prédestination que la jeune Euphro-
syne Jouve. Elle venaitde faire sa première communion;
sa dévotion spéciale à saint Louis de Gonzague éclatait
dans une parfaite ressemblance avec lui ; et, comme son
i Euphrosync Jouve, Amélie Jouve, Olynipio Rombau , Louise de
Vidaud, Joséphiae de C.Driidi.s, Julie iMisoussoy, Olympe de Cauî-aiis,
Caroline Lcbrumciil, Louise de Hamberl.
SON SÉJOUR A GRENOBLE 231
modèle, elle marchait d'un pas accéléré à runion avec
Jésus -Christ sur la terre, se préparant ainsi, sans
qu'elle le sût encore, à la prochaine possession de Jé-
sus-Christ dans le ciel.
jyjme garât, heureuse de tout ce qu'elle voyait dans la
maison de Grenoble, y demeura près d'un an. Elle
commença par y garder un silence que lui comman-
dait l'épuisement de sa santé. « J'aimerais à parler
de Jésus, écrivait-elle; Il veut que je garde le silence :
c'est bien ce qui me convient le mieux. » Elle appa-
raissait cependant au milieu des enfants, soit aux ré-
créations, soit dans les classes : -c'était son repos de
corps et d'âme. Elle aimait surtout à s'entourer des plus
petites. Les faisant se grouper autour d'elle, elle entrait
par son regard, encore plus que par ses questions, dans
le fond de leur âme, comme pour en respirer la fraî-
cheur baptismale; puis, finement et gaiement, elle les
élevait à l'amour de Dieu, par de si douces leçons et de
si agréables histoires, qu'elle les laissait sous le charme,
nous raconte l'une d'elles'.
Elle reçut, dans ce temps-là , plusieurs visites de son
frère, qui résidait à Belley, le seul collège qu'eussent
conservé les Pères de la foi. Le Père Barat était le pré-
dicateur ordinaire des retraites de Sainte -Marie, et il y
produisait de grands fruits. 11 en était aussi le poëte des
grands jours : il écrivait des cantiques qu'on chantait
à la chapelle ; et même sa gravité se prêtait à composer,
pour la fête de M"**' Duchesne, des couplets dans lesquels
il était dit, par exemple :
i Souvenirs de M™* Louise de Vidaud.
232 HISTOIRR DE MADAMK BARAT
L'amour des croix peut seul vers les sauvages
Porter tes vœux et tes pas empressés ;
Pourquoi chercher des croix sur ces rivages ?
Hélas ! pourtant , nous t'en donnons assez i ! »
Il y avait dans tout cela, en général, plus de bonne
intention que de poésie et de goût : mais on s'en con-
tentait sur la montagne.
M°'® Barat, qui souriait à ces délassements de son
frère, prêchait à M"^ Duchesne, mais sur un autre ton,
une doctrine pareille : la patience, la sagesse, l'abdica-
tion d'elle-même entre les mains de Dieu. « Vous ver-
rez dans les couplets que l'on a faits pour vous, que
l'onction de la croix est dans l'obéissance. — Ah! que
j'aurais de joie à vous voir enfin plus docile et plus
douce ! Pourquoi ne comprenez-vous pas qu'en quelque
coin que vous soyez, vous ne pouvez rien faire, si vous
n'avez les vertus que vous devez apprendre aux au-
tres?» — Et comme M"'" Duchesne, toujours impatiente
des missions étrangères, pressait l'heure de son départ :
« Il ne s'agit pas seulement de partir, lui répondait-elle,
il faut d'abord savoir, ma fille, où l'on ira et ce qu'on
pourra faire -. » Alors elle en revenait à la nécessité de
la réforme d'elle-même; puis tout se terminail, comme
à l'ordinaire, par une perspective ouverte sur rélernilé.
« Mettez votre àme dans le calme, et dans un abandon
entier aux volontés du Seigneur. Nous approchons du
terme de notre carrière; encore un nKmieiU de souf-
france, et le repos nous attend. Ah ! ma chère, ne jetez
plus les yeux en arrière, avancez vers le terme où vous
< Los poésies (lu P. lînr.nl sont conservées nux nrcliivcs do la mnison
inèrf», en 3 volnnies manusrrils ol enluminés.
2 I.pttrps Hn 17 noùl IftX), ol <lii M jnillel ISIO.
MONSIEUR L'ABBÉ MONTAIGNE 233
tendez, et dont vous devez approcher chaque jour*. »
Lorsque M™® Duchesne vit la mère Barat sur le point
de quitter Grenoble, elle lui renouvela ses supplica-
tions. Elle reçut une réponse, que sa mère lui rappelait
dans la lettre suivante : « Je vous l'ai dit, ma fille, et
je vous le répète encore, votre croix n'aura qu'un temps ;
laissez l'heure venir, sans inquiétude, sans crainte. Est-
ce à vous de scruter les voies du Seigneur? Seulement,
croyez en votre mère ; si vous n'avez point encore vu
l'effet de ses promesses , c'est que vous êtes trop pres-
sée. L'œuvre de Dieu se fait dans l'ombre et lentement.
Mille ans, devant lui, sont comme un jour ; Courage
donc, ma fille : Tempus veniet et non tardahW^. »
W^ Barat partit le 10 novembre 1810. Elle passa
d'abord presque un mois à Paris. Elle y venait, comme
elle disait, « consulter le grand père de la Société. »
C'était le nom de guerre qu'on était convenu de donner
à M. Montaigne dans les lettres des soeurs : les om-
brages de la police contraignaient de recourir à ces
déguisements ^ Ce nom était d'ailleurs justifié par la
bonté vraiment paternelle de cet homme vénérable. Tou-
tefois, c'était en secret, rarement et discrètement, que
l'austère sulpicien consentait à s'occuper des intérêts
spirituels des servantes de Jésus- Christ. Mais, si som-
maire que pût être sa direction , il avait une sûreté de
vues, une solidité de principes, une netteté de décision,
une franchise de parole, qui inspiraient une confiance
absolue, invincible. « Il me parle avec un ton qui me
1 Poitiers, 6 août 1809.
2 Lyon, 22 novembre 1810.
^ Ou lui donnait aussi le nom de grand'mainan pour les mêmes rai-
sons.
23t HISTOIRE DE MADAME BARAT
fait croire tout ce qu'il dit comme article de foi \ » f.'cri-
vait la mère Barat à M"* Duchesne. Un autre jour, elle
disait à cette même amie qu'elle ne désespérait de la
conversion de personne, pas môme de la sienne, quand
M. Montaigne promettait de prier à cette fin.
Ce fut sous sa conduite qu'elle fit cette fois encore sa
retraite spirituelle. Une lettre qu'elle écrivit de là à
M™® Duchesne fait voir avec quelle générosité elle y cher-
cha Dieu seul : « Ma résolution est prise, et j'espère que,
pendant la retraite que je vais faire, elle se gravera
plus profondément dans mon cœur : c'est la docilité aux
ordres de mon bon Maître. Bon plaisir de mon Dieu ,
que vous devez être cher au cœur qui aime ! N'éprou-
vez-vous pas, ma chère, combien cette conformité avec
votre Créateur inonde l'âme de la plus douce paix? Je
ne veux plus rien refuser à mon Dieu. C'est trop peu
encore : je désire aller au-devant de sa volonté, et
l'embrasser avec joie, quelle qu'elle soit. Mon Dieu,
soutenez ma faiblesse! Et vous, ma chère Philippine,
priez pour votre mère-. »
On voit le but divin que poursuit M'"'' Barat par cette
voie d'épreuves et de renoncements. « L'àme qui tend
vers Dieu, a dit saint Augustin, s'élève d'abord d'un vol
libre et admirable au-dessus de toute souffrance, par
l'immolation, et c'est alors que déployant largement ses
belles ailes, l'amour pur arrive à l'embrassement de
Dieu\ » — « 0 aimer, ù aller à Dieu, s'écriait le même
1 Paris, fi janvier 1811.
2 l'aris, IC) décembre 1810.
3 " Cum se anima rapit ail Doum, super omnem carnificinam libéra el
admiranda volidabil pcmiis pulclierrimis el iiitegerrimis, (jiiil)iis ad l)ei
complexum amor castus innililiir. » f Craint Aiigu&lin. De monhus Ecclc-
sio'.] Il 0 perirc sibi ! 0 amarc ! 0 ire ad Dcum. » (Idem.)
SA VISITE \ CUIGNIÈRES 235
saint; ô mourir à soi-même pour parvenir jusqu'à Dieu !
Là est le bonheur ! »
Le 7 janvier 1811, la supérieure se mit en route pour
visiter Cuignières, la seule de ses maisons qu'elle ne
connût pas encore. Une neige épaisse couvrait alors
tous les chemins, et ce ne fut pas sans difficulté que
T^jme Barat, parvint à la pauvre habitation de ses maî-
tresses d'école. Six religieuses y vivaient dans une indi-
gence qui n'était égalée que par leur patience joyeuse.
On leur avait enjoint de ne pas trahir le secret de la
retraite que la Société se ménageait en ce lieu, en cas
de proscription. Dociles à leur consigne, elles s'étaient
ensevelies dans cette solitude, résignées à l'oubli, à la
iaim, à tous les maux. Elles avaient beaucoup souffert;
et ce fut seulement alors que M""® Barat put complète-
ment connaître l'héroïque misère des commencements.
On lui dépeignit d'abord l'état de cette maison dé-
nudée, et abandonnée depuis 93. Point de vitres aux
fenêtres, point de verrous aux portes; pour toute fer-
meture , des troncs d'arbres que l'on poussait le soir
contre le seuil; pour lit, un peu de paille; une seule
robe à chacune pour toutes les saisons, une seule pièce
habitable pour toute demeure; et le reste à l'avenant.
Cette pauvreté n'était rien auprès de la privation des
secours religieux. L'église du village s'élevait auprès
d'elles; mais pendant quelque temps point de prêtre,
point de messe, point de communion. Enfin l'indiffé-
rence, et bientôt l'hostiliLé d'un village ignorant et pré-
venu. En conséquence, d'abord des menaces d'expul-
sion, puis partout un refus unanime et persistant de
leur fournir des vivres; de longs jeûnes forcés, des
journées presque entières sans une livre de pain à se
236 HISTOIRE DE MADAME BÂRAT
partager : tel est le tableau qu'on fit à M"" Barat des
premières souffrances de celte fondation.
Mais on était heureux d'avoir à signaler, à côté de ces
angoisses, de secourables interventions de la Provi-
dence. Un jour que la mère Desmarquest était malade
et transie de froid, un paysan du voisinage, ému jus-
qu'aux larmes en la voyant si pauvre , lui avait apporté
du bouillon pour la réchauffer et une camisole pour la
couvrir. On se réjouissait aussi de l'heureuse décou-
verte d'une vieille poutre et de fagots qui, ménagés
avec soin, avaient, on ne sait trop comment, suffi à ali-
menter le feu de la communauté pendant toute la rude
saison. On faisait des miracles d'économie, et tel fro-
mage qui avait paru régulièrement à toutes les collations
de carême, reparaissait encore presque intact le jour de
Pâques. Tous ces petits événements étaient autant de
sujets d'actions de grâces; et on n'était pas loin d'y re-
connaître la main miséricordieuse qui avait autrefois
multiplié les pains au désert'.
Mais la faveur à laquelle nulle autre n'était compa-
rable, était la possession de Notre-Seigneur au taber-
nacle; car, si pauvre que fût la maison, on y avait
trouvé place pour une chapelle. Le vénérable M. de
Lamarche, alors directeur du collège de Montdidier, y
venait tous les quinze jours confesser et célébrer. A la
fin, il fixa sa demeure à Cuignières, et les sœurs
purent alors apprécier quel directeur le Ciel leur avait
donné.
M. l'abbé de Lamarche était un type survivant du
V. IVotes <{i^ la ni.Vc Ti'OUVcIdI , et S(ii/»<r>iiis d'\inr flrve de Cux-
SA VISITE A CUIGNIÈRES 237
vieux clergé français, aussi grand par la science que
par le caractère et la sainteté. Il avait, lui aussi, passé
par le creuset de la persécution. Il était aumônier des
Carmélites, à Gompiègne, quand, la Terreur surve-
nant, il avait vu ces dignes filles de sainte Thérèse
monter à Téchafaud, au pied duquel lui-même se
tenait pour les bénir. Poursuivi à son tour, le confes-
seur de la foi ne pouvait s'expliquer comment il avait
échappé aux bourreaux ; mais , à partir de ce moment ,
sa reconnaissance l'avait porté à consacrer cette vie que
Dieu lui avait laissée aux plus humbles et aux plus la-
borieux ministères. Il avait d'abord acheté et régi lui-
même le collège de Montdidier. Ensuite, s'établissant
à Clermont-sur-Oise, l'apôtre du Beauvoisis, ainsi qu'on
le nommait, s'était donné la mission de porter les secours
religieux aux paroisses rurales les plus pauvres et les
plus délaissées. Cuignières était de ce nombre; M. de
Lamarche se sentait attiré dans ce lieu par le sacré
Cœur, car c'était un grand zélateur de l'amour de
Notre-Seigneur Jésus-Christ. On lui attribuait des lu-
mières surnaturelles pour la conduite des âmes; et
tout, en sa personne, respirait tellement la sainteté
de l'Évangile, qu'on le vénérait comme un ange de
Dieu.
Les religieuses racontèrent à leur supérieure com-
ment ce saint prêtre avait été pour elles la source de
toutes sortes de bénédictions. Elles étaient restées
pauvres; mais elles avaient été visitées, comprises, et
peu à peu secourues : des familles du voisinage leur
étaient venues en aide. On parlait surtout avec recon-
naissance d'une fille de la Charité, dirigée, elle aussi,
par M. de Lamarche, la sœur Véronique, du bourg de
238 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Ravenel, femme d'un zèle ardent et désintéressé, tout
à la fois médecin, institutrice, catéchiste, qui ne cessa
de fournir gratuitement aux pauvres religieuses de
Cuignières les remèdes nécessaires aux malades du
pays.
Celles-ci s'étaient donc mises à visiter les malades.
La sœur Barthélémy Roux , en particulier, excellait
dans ce dévouement : c'est par là qu'on triompha de
toutes les malveillances. La petite école se remplit des
enfants du village. On n'eût, il est vrai, qu'une seule
pensionnaire pendant la première année ; mais on en put
compter plus tard jusqu'à vingt-six ! La plupart étaient
des filles de gros fermiers. La pension était minime , on
la payait en denrées; élèves et maîtresses partageaient
la même vie domestique et rustique , cuisant le pain ,
faisant la lessive, se mettant à tout ouvrage, et le di-
vinisant par l'esprit de la sainte Famille. C'était, du
reste, sans aucun préjudice des études, dont la force
étonnait les visiteurs distingués qu'attirait à Cuignières
l'amitié de M. de Lamarche. Dieu présidait à tout,
tt Cette pensée seule, Dieu nous voit, raconte une des
élèves, suffisait à nous maintenir dans l'ordre et le si-
lence, en l'absence de nos maîtresses. Si même quel-
qu'une de nos mères, excédée de fatigue, nous sem-
blait près de tomber de sommeil pendant l'étude, nous
l'exhortions à dormir en toute sécurité, avec la promesse,
lidèlement gardée, de respecter son repos'. »
La patience, la charité, l'admirable ferveur de cette
communauté ravirent M"" liarat. Elle écrivit de là à
M"" Duchesne : « Nos sœurs de Cuignières seront les
1 Souveni'-s (Cioit étci'e df Cuignicres.
SA VISITE A CUIGNIÈRES 239
saintes de la famille, si elles persévèrent ainsi. » Leur
nombre s'augmentait. Une postulante, Florentine Gar-
don, venait d'être admise parmi elles. On y avait aussi
envoyé d'Amiens, en cette année 1811, une jeune
novice d'une angélique candeur, nommée Euphrosyne
Beaumont. Préposée à l'entretien de la petite chapelle,
elle avait obtenu la faveur de travailler tout le jour dans
le réduit qui servait de sacristie. Elle y portait son
ouvrage, et elle vivait là avec Notre -Seigneur dans la
familiarité de l'enfant le plus ingénu avec le meilleur
des pères. C'est ainsi qu'un jour la pieuse sacristine
ayant trouvé dans le corporal une hostie consacrée, ne
s'en troubla nullement. Elle commença par l'adorer en
se mettant à genoux ; puis , allumant les cierges , elle
prit elle-même , dans ses mains virginales , le corps de
Jésus-Christ, et le porta dévotement dans le tabernacle;
après quoi, tout heureuse, elle revint vers ses sœurs
rendre compte simplement de la fonction sacerdotale
qu'elle venait d'usurper avec tant de candeur.
Mais, entre toutes ces âmes d'une beauté si diverse,
la plus consommée dans l'amour du Crucifix était la
mère Desmarquest. Le souvenir de cette vie lui faisait
dire à elle-même, bien des années après : « Je n'ai ja-
mais été plus heureuse que dans ce temps-là ; jamais je
n'ai reçu plus de grâces; jamais je ne me suis tenue
plus facilement en la présence de Dieu. » Cette pré-
sence de Dieu semblait rejaiUir de toute sa personne.
Les gens du village la considéraient comme une sainte,
et une grande clarté ayant paru un soir au-dessus de la
maison, tout le monde y vit un signe de la bénédiction
de Dieu sur la mère et les filles. M"*® Desmarquest en
renvoyait l'honneur à M. de Lamarche : « Ne compre-
2i0 HISTOIRE DE MADAME BARAT
nez -VOUS pas, disait- elle, que c'est cet homme de
Dieu, dont le Ciel veut manifester ainsi réclatanle sain-
teté ' ? »
Ce que M'"° Barat voyait à Cuignières lui inspira le
désir d'y prolonger son séjour. « Je suis au berceau de
Bethléhem, écrivait-elle à M""^ Duchesne, je m'y plai-
rais si le bon Dieu ne m'appelait ailleurs. Vous l'aime-
riez vous-même si vous le voyiez. » Il y avait longtemps
que son âme aspirait à la béatitude d'une retraite
obscure. Récemment encore, dans un de ses voyages
de Poitiers à Bordeaux, elle en avait senti un plus
pressant désir. « Je rêvais à l'heureuse Solitaire des
Pyrénées, raconte son journal: descendre au premier
relais, m'enfoncer dans ces sites arides, me dérober à
tous les regards me paraissaient le comble de la félicité.
Je m'y voyais déjà, et j'en jouissais d'avance. » Or Cui-
gnières lui offrait cette solitude sacrée, et c'était le pre-
mier attrait que cette humble retraite exerçait sur son
âme. La pauvreté de ce « Bethléhem », comme elle l'ap-
pelait, était un second titre à sa prédilection. « Nous
n'avions là qu'un feu et une chandelle pour tout le
monde, disait-elle plus tard, mais c'était le bon temps! »
Elle promit d'y revenir; mais avant de le quitter, elle
commença par se dépouiller de tout ce qu'elle avait
apporté, pour le donner à ses filles et leur ressemblei'
davantage par ce dépouillement.
Au sortir de Cuignières, la mère Barat ne fit que
traverser Amiens, et le 12 février, elle était rendue à
Gand , où elle n'avait fait qu'apparaître une première
fois. C'était par là qu'elle devait terminer ses visites;
1 V. Notice sur la mère Desmarquest.
SA MALADIE A GAND 241
mais de grandes souffrances de poitrine, aggravées
bientôt par des crachements de sang , la forcèrent à
un séjour prolongé , qui faillit être le dernier de cette
sainte mère ici-bas.
Enfin, n'était-ce pas là le terme et le prix de tant
d'immolations? Ne s'était-elle pas assez « laissé dévo-
rer pour Jésus - Christ » ? N'avait -elle pas atteint ce
sommet du sacrifice, au-dessus duquel il n'y a plus rien
que le repos dans le Ciel? Dieu allait- il apparaître?
]^|me Barat \q crut, et elle en tressaillit d'espérance.
Nous avons déjà vu les dégoûts que la terre lui in-
spirait. Ils redoublèrent alors. Un des jours de cette
maladie , on l'invitait à prendre quelque nourriture :
« J'y ai une grande répugnance , répondit la sainte
mère, j'aimerais mieux faire mon oraison. » Puis, avec
un élan difficile à peindre, elle récita cette strophe du
cantique de sainte Thérèse :
La vie est à mon goût d'une amertume extrême :
Est-ce vivre , Seigneur, que de vivre sans vous ?
Si l'amour que je sens est doux ,
Le terme de l'attente , hélas ! n'est pas de même.
Le corps qui me retient m'empêche de courir,
Et, toujours loin de ce que j'aime,
Je me meurs de regret de ne pouvoir mourir !
Elle commença l'autre strophe :
La vie habite au ciel ; heureux qui peut l'y suivre!
« Quelle est cette vie? poursuivit -elle, c'est Jésus. Il
habite au ciel, il est aussi sur la terre; mais que l'exil
est long ! Il n'y a qu'une seule chose qui puisse en
adoucir la peine, c'est de souffrir M »
1 Beladon de la m<^re A. Michel.
I. — 16
242 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Un autre jour qu'elle était plus malade, raconte la
même religieuse, plusieurs d'entre nous se réunirent
auprès d'elle, et exprimèrent la crainte qu'elle ne voulût
aller au ciel avant nous : « Oh! non, répondit-elle vive-
ment, j'ai encore besoin de la croix , et vous aussi. Je ne
m'en irai pas que la croix ne soit bien gravée dans nos
cœurs. »
]yjme Barat avait eu la consolation de retrouver à Gand
sa chère mère Thérèse, qu'elle y avait envoyée comme
maîtresse des novices. Ses soins la guérirent; mais son
affection aurait bien voulu l'enchaîner à ce lieu, comme
la malade l'écrivait à M""" Duchesne : « Nous voilà en-
core une fois clouées sur les bords de l'Escaut; notre
Thérèse ne veut pas que je la quitte si promptement, et
le Seigneur l'exauce. Je souffre; mais, vous le savez,
nous devons souffrir sans mourir. Que je serais heu-
reuse s'il en était ainsi ^ 1 »
C'était le cri de l'amour pur. Môme au ciel, M'"'= Ba-
rat ne voyait rien que l'amour : « A une de nos récréa-
lions, est-il raconté encore, elle expliquait aux sœurs
cette parole de saint Augustin sur le bonheur du ciel :
Vidcbimus, nous verrons Dieu; laudabimus , nous le
louerons; mnabimus, nous l'aimerons! Quand elle fut
arrivé à ce mot amabimiLS, elle s'arrêta, disant qu'elle
craignait d'en affaiblir le sens en (iiercliant à le déve-
lopper. « Oh ! s'écria-t-elle, celui-là seul qui a aimé peut
« parler de l'amour! »
Dans ces états sublimes, il n'y avait guère que la
langue des vers et le chant des cantiques qui pussent
répondre à ses transports. « Il était certaines strophes
> Gaïui, 2n avril 1^11.
SA MALADIE A GAND 243-
qu'elle nous faisait dire de préférence, rapporte le
même témoignage ; telle était celle-ci :
Tu vas remplir le vœu de ma tendresse ;
ou encore cette autre :
0 toi qui me donnas la vie
Pour te connaître et pour t'aimer!
Quand nous avions chanté , elle reprenait chaque
strophe pour la commenter, et alors des torrents d'a-
mour et d'espérance débordaient de son cœur et inon-
daient les nôtres. »
Toutes sortes de chants n'avaient pas le don de lui
plaire; elle n'était sensible qu'à ceux qui la portaient à
Dieu. Sitôt qu'elle fut rétablie, les élèves voulurent célé-
brer sa guérison par un concert composé de morceaux
de musique sur différents motifs. On vit qu'elle n'y prê-
tait qu'une oreille distraite; elle dit ensuite aux maî-
tresses : « Ne me donnez plus de musique profane, mais
un concert spirituel; j'aime tout ce qui est simple, et je
dirais volontiers avec saint François de Sales : « Si je
« devais renaître, je demanderais à revenir au monde
« sans esprit. »
]y|me Bai^at goûta de grandes consolations dans la mai-
son de Dooresele. « Cette famille est si aimable , écri-
vait-elle, qu'on ne peut se résoudre à la séparation.
Si vous la connaissiez, vous la chéririez comme nous. »
Il fallut bien pourtant qu'au mois de mai 1811 elle
fît ses adieux à cette communauté et à la sœur Thérèse,
qui fut, cette fois encore, d'une généreuse magnani-
mité : « Thérèse a encore déployé son courage, disait
244 HISTOIRE DE MADAME BARAT
la même lettre; car à l'heure des adieux, c'est elle
qui a consolé et ranimé ses compagnes, comme si elle
n'eût eu rien à souffrir elle-même. Ma santé l'occupe
trop. Sans doute, elle est mauvaise; mais enfin il n'arri-
vera que ce qui plaira au Seigneur, voilà de quoi se
tranquilliser. Puisque tout passe en ce monde, les jouis-
sances comme les peines, gardons- nous donc de nous
attacher aux premières, et aimons les secondes, qui
doivent nous valoir un grand poids de gloire dans le
ciel*. »
Voilà le dernier mot de M™^ Barat. Nous venons de
la voir entrer dans son rôle de victime par le renonce-
ment et le don d'elle-même à Jésus-Christ, sans mesure,
sans partage. Pendant ces trois années que n'a-t-elle
pas vu tomber autour d'elle? Autorité, amitié, parenté,
repos, santé, félicité, il a fallu tout jeter dans le bra-
sier divin. Toutefois ce n'était là qu'une préparation. Le
dépouillement n'est que le prélude du crucifiement, sui-
vant cette belle doctrine de saint François de Sales : « Il
a fallu, cher Théotime, que Jésus-Christ fust dévestu de
tous ses habits, l'un après l'autre, avant d'être mis à
mort; de mesme il faut que nous nous dévestions de
toutes nos affections terrestres, afin de mourir en croix,
dépouillés comme Luy, pour après ressusciter en un
nouvel homme comme Luy. L'amour est fort comme la
mort pour nous faire tout quitter; il est magnifique
comme la résurrection pour nous parer de gloire et
d'honneur*. »
De Gand, la mère Barat se roiidit à Aiuicii:;. FJIc
i Amiens, 7 juin 1>1 1.
'- Traite 'le raiiiouv ilc Ditti . liv. IX , cli.ip. .\\i.
SA MALADIE A GAND 245
allait y aborder les questions épineuses. Mais c'était
sur ces épines arrosées, pour ainsi dire, de ses lar-
mes et de son sang, que devaient fleurir bientôt les
Constitutions.
GHAPiniE 11
1 EaVEUR U AMIENS ;
LA ClUSE ; LE TRAVAIL DES CONSTITUTIONS
De Mai 1811 à Décembre 1815.
Ferveur de la maison d'Amiens. — Le noviciat; M"": Euphrosyne Beau-
mont. — M"'" Hcrminie de Rougé. — M'"«" Antoinette et Eugénie de
Gramont. — La paix au sein de l'orage. — RédactioH malheureuse
des Constitutions par M. de Saint-Estève. — Réprobation du P. Varin.
— M™' Barat va soutenir l'amour du Sacré-Cœur à Poitiers, Niort
et Grenoble. — Conférences de M""= Barat avec le P. Varin au châ-
teau de Chevroz sur les Constitutions. — Son retour à Amiens. —
M"« Prévost; M™« la comtesse de Gramont d'Aster. — M. de ëaint-
Estève à Rome. — Ses manœuvres pour faire prévaloir ses Constitu-
tions. — M""» Barat sur la croix. — Séparation de Gand. — Douleur
et maladie de M'"<> Barat. — Le dissentiment éclate dans la commu-
nauté. — Paix de M'"° Barat. — Son repos à Cuignières. — Encoura-
gements de M. de Lamarche. — Lettre fausse de M. de Saint-Estève.
— Soumission et confiance de M"" Barat. — M. de Saint-Estève est dé-
masqué. — Le triomphe par la croix.
La supérieure générale arriva à l'Oratoire dans le
courant de mai 1811. Ilàtons-nous de le dire: c'était
toujours, dans bien des sens, la première maison de la
Société. Grùcc à la cirronspoclion de M'"" Haral, la fer-
vente communauté était tenue dans Tignorance de la
situation pénible de cette sainte mère. Là aussi, là sur-
FERVEUR D'AMIENS 247
tout, Notre-Seigneur régnait; et il faut s'arrêter devant
le spectacle d'édification que cette maison présente du-
rant toute cette crise.
D'abord le noviciat avait rarement donné de plus
riches promesses. Il est vrai que déjà le Ciel s'était hâté
de prendre les prémices de cette virginale moisson.
Une de celles que M""® Barat eut le regret de ne plus
retrouver en ce monde fut Euphrosyne Beaumont, que
nous avons vue à Cuignières vivre avec Jésus- Christ
dans une si ravissante familiarité. Revenue à Amiens,
elle s'y était doucement endormie en Dieu , le 9 no-
vembre 1809. Le matin de ce jour, sentant venir l'ago-
nie, Euphrosyne avait demandé à sa supérieure la per-
mission de mourir, comme s'il se fût agi d'une action
ordinaire. Ce qu'ayant obtenu, elle dit : Jésus, Marie, et
elle expira. Sa mère, entrant alors, fit éclater sa dou-
leur : « Que n'ai-je pu, disait-elle, avoir du moins le
dernier regard de mon enfant ! » Alors la supérieure
s'adressantà la morte : « Ma fille, lui dit-elle, regardez
votre mère! » Euphrosyne obéit comme elle avait tou-
jours obéi pendant sa vie ; ses yeux s'ouvrirent aussitôt
et se fixèrent sur sa mère. Ils restèrent ainsi ouverts,
à la stupéfaction des sœurs et des élèves, qui vinrent
baiser son front rayonnant et plus beau que jamais le
monde ne l'avait admiré. M^" l'évêque d'Amiens, appre-
nant ces merveilles, déclara aux religieuses qu'elles
venaient de perdre une sainte sur la terre et de ga-
gner une protectrice dans le ciel*.
Une autre fille, non moins chère à M"'^ Barat, ne sem-
1 Voir sa Nolice nécrologique, l"' vol. des Circulaires, p. 2. — Ce
fait a élc très-souvenl raconté, avec tous ses détails, par M"" de Char-
bonnel, témoin oculaire.
248 HISTOIRE DE MADAME BARAT
blait plus tenir que par un fil à ce monde qu'elle n'avait
jamais aimé. C'était Ilerminie de Rougé, créature plu-
tôt angélique qu'humaine, qui, après avoir parcouru
les chemins de l'exil, en Suisse, en Allemagne, en Po-
lop^ne, en Russie, était venue finalement consacrer au
sacré Cœur une vie qu'elle avait vouée dès l'âge de
huit ans à la virginité. « L'époux que j'ai choisi, écri-
vait-elle à sa famille, sera seul capable de faire mon
bonheur, car je suis sûre qu'il est infiniment parfait et
qu'il m'aimera toujours. » Elle ne fut pas trompée.
« C'est ici le paradis, écrivait- elle d'Amiens, et je
pense qu'au ciel même je ne trouverai rien de plus,
car j'ai Jésus-Christ et j'entends chanter les Anges. »
Mais bientôt une longue maladie de langueur acheva en
elle cette conformité avec Notre- Seigneur, de laquelle
elle disait: « Celui qui aime se transforme dans l'objet
aimé : quel bon Tout que Jésus! Priez pour que mon
amour soit ma mort corporelle et ma vie spirituelle. »
Quand M""' Barat la revit à Amiens, son grand corps
amaigri semblait ne plus tenir à la terre, qu'elle quitta
en effet, environ un ans après, le 1" août 1812. La
veille, ayant reçu le viatique, elle dit : « C'est de-
main la fête de saint Pierre es Liens : saint Pierre me
délivrera! » En effet, ce jour-là, llerniinie de Rougé ,
àgoG de vingt-huit ans, cxiiala son àme sur les pieds du
crucifix qu'elle n'avait pas (juitté*.
Ces modèles, ces souvenirs, excitaient de plus en plus
la ferveur des novices. « Enfermées alors dans notre
noviciat, raconte la mère do la Croix, nous avions sous
1 CeUc ndmirabli' vie, du plus prand intérêt, a été trAs-bien racontée
dans un volume manuscrit de 3If. p. in— 'j», qui se trouve dans la bi-
hliothèque du cliâlenu du Trembiny.
FERVEUR D'AMIENS 2t9
les yeux les exemples des jeunes professes qui passaient
encore deux années avec nous. Chacune se distinguait
par quelque vertu spéciale, poussée jusqu'à l'héroïsme.
Dans la sœur Louise Véron , c'était l'amour de Jésus-
Christ et le bonheur de souffrir pour Lui. Un jour
qu'elle travaillait avec une hachette . ayant l'esprit tout
en Dieu, elle se coupa la première phalange du doigt.
Sans en paraître émue, elle s'arme de ses ciseaux,
détache du doigt la chair qui y tenait encore , la jette
sur le fumier, comme si c'eût été une mèche de che-
veux, enveloppe de son mouchoir sa main ensanglan-
tée, puis poursuit son travail sans proférer d'autre
parole que son cri habituel : « Mon Dieu, que je vous
« aime ! »
Une autre, M"^ Antoinette de Gramont, se distinguait
par la fidélité de son obéissance. « Le premier coup de
la cloche nous faisait interrompre toute occupation, ra-
conte toujours la même sœur, et je me souviens qu'un
jour, M'^® Antoinette, encore postulante, ayant été sur-
prise par la clochette de l'oraison avant sa toilette faite,
resta ainsi à genoux, durant une heure entière, avec ses
longs cheveux épars sur ses épaules, y
Antoinette de Gramont n'était pas la première per-
sonne de sa famille que reçût le Sacré-Cœur. Elle re-
trouvait à l'Oratoire Eugénie, sa sœur aînée, femme du
premier ordre, qui portait, dans un corps petit et dis-
gracié, une dignité rare, une intelligence d'élite, un ca-
ractère élevé, un cœur ardent quoique contenu. Très-
appréciée par ses supérieures d'Amiens, peut-être ne
lui manqua- 1- il que d'avoir passé par l'école douce et
forte de M""* Barat pour que, plus tard, bien des re-
grets lui fussent épargnés.
230 HISTOIRE DE MADAME BARAT
A côté du noviciat, et en communauté presque com-
plète avec lui, florissait le pensionnat, qui puisait, dans
le contact journalier des postulantes, un surcroît de fer-
veur. Et ici encore, que de noms nous aurions à citer!
Combien nous pourrions enregistrer de promesses que
l'avenir devait tenir si magnifiquement ! Telle était alors
la maison d'Amiens : c'était l'arbre aimé de Dieu dont
parle TEcriture, que sa main a planté sur le bord des
eaux, pour porter ses fruits dans la saison favorable.
Cependant l'orage se formait au-dessus de sa tête.
S'il n'atteignait pas ses branches chargées de si belles
fleurs, déjà il commençait à agiter sa cime, et d'un
instant à l'autre il pouvait tout dévaster.
L'action de M"*^ Barat, ainsi que nous l'avons vu,
avait été tristement diminuée à Amiens. Or, l'effet iné-
vitable du mépris de l'autorité dans une maison re-
ligieuse, c'est que l'intégrité de son esprit s'en ressent,
comme un courant se ressent de l'appauvrissement de
sa source. Dans cet état de choses, l'esprit dont la sainte
mère et le Père Varin étaient dépositaires, l'esprit du
sacré Cœur, allait-il demeurer dans ceux qui se substi-
tuaient à ces deux fondateurs? Une oeuvre de grave
importance allait le révéler.
Depuis quelques années, le Père Varin, de concert
avec la mère fondatrice, s'occupait de donner à la So-
ciété ses Constitutions. Dans ce dessein, il s'était associé
quelques-uns de ses plus sages amis, tels que le Père
Barat, et plus tard, le Père Druilhet. Il paraît (ju'on
avait également accepté la cullaboration de M. Tabbé
de Saint- Eslève. Mais un esprit comme le sien ne pou-
vait s'accommoder d'un rôle partagé. Dircclour de la
maison mère d'une Société dont il se laissait unicielle-
ÉLABORATION DES CONSTITUTIONS 231
ment appeler le fondateur, il crut que la mission d'en
être le législateur lui revenait de droit. Il en fit son
affaire, et il se mit à l'ouvrage avec un zèle dévoué,
mais trop inconscient de ce qu'était le Sacré-Cœur, son
but, son esprit.
L'esprit du Sacré-Cœur devait être éminemment l'es-
prit apostolique et conquérant de saint Ignace, fondu
avec l'esprit suave et enflammé de sainte Thérèse. Son
origine même le disait assez; puisqu'on se suscitant
cette nouvelle famille , Dieu lui avait donné pour père
le précurseur des Jésuites en France, et pour mère
une jeune aspirante au Carmel. Cette indication lu-
mineuse échappa à M. l'abbé de Saint -Estève, qui
d'ailleurs faisait peu de cas et du Père Varin et de
M°'® Barat. Quant au but divin et humain de l'Institut;
* quant à la rénovation et à la propagation du culte
du sacré Cœur au sein du refroidissement rehgieux de
ce siècle, quant à cette dilatation du règne de l'amour
de Jésus- Christ par l'adoration et par l'éducation, ce
furent choses accessoires pour le législateur. Même
dans son projet, le nom de Sacré-Cœur n'était plus
conservé à la Société; celui d'Aposiolines, imaginé
par lui , avait prévalu dans les conseils de l'Ora-
toire.
Dès lors la rédaction de M. de Saint- Estève ne fut
plus qu'un ouvrage de compilation. Il lui donna pour
base la règle de Saint-Basile; terrain vague, sur lequel
chacun, depuis quinze siècles, peut bâtir selon le plan
particulier qu'il préfère. S'il fallait un modèle, l'Institut
de saint Ignace ne se présentait-il pas naturellement
comme type? N'était-ce pas une mine d'or que ses
Constitutions? M. de Saint-Estève n'y puisa presque
252 ;..•:■ HISTOIRE DE MADAME BARAT
rien. Mais M'"" de Sambucy, sa sœur, maintenant pro-
fesse à la maison de l'Oratoire, avait été ursuline: il fit
aux souvenirs de cette sœur des emprunts tellement
considérables, que plusieurs purent croire qu'il voulait
simplement faire passer la Société dans l'ordre de
Sainte-Angèle. Enfin M"*^ Baudemont avait été Cla-
risse : on en fit également mémoire en quelques points.
D'aulrcs associations furent mises de même à contri-
bution; et de tous ces éléments sortit une constitution
religieuse quelconque, remplie de choses louables, mais
sans physionomie ni caractère propre.
^jme Barat étant donc venue à Amiens, en mai 1811,
y prit une première connaissance de l'ouvrage. Elle en
fut peu satisfaite , et elle en référa tout de suite à son
frère et au Père Varin. Tous deux le désapprouvè-
rent, comme l'atteste la lettre adressée peu après à •
IM'"" Duchesne : « Veuillez dire à votre mère Deshayes
qu'elle ne laisse pas percer, surtout à Amiens, l'impro-
bation complète que le Révérend Père Varin a donnée ,
sur le rapport de mon frère, ù la dernière rédaction des
règles faite chez M""® Baudemont. La plus grande ré-
serve est absolument nécessaire, sinon je me trouverai
dans un extrême embarras'. »
Avant de se prononcer , la supérieure attendait le
signal indispensable de l'Esprit de lumières, duquel
elle écrivait : « Les fruits de la fidélité à l'Esprit du
Seigneur sont inénarrables. Tout mon chagrin en ce
monde est d'en avoir manqué. Ah ! s'il m'était donné
de vivre une seconde vie, ce serait pour ne plus obéir
qu'à l'Esprit-Saint, et n'agir que par lui *.
i fuiliers, 11 octobre 1811.
2 A la mère Giraud, i juin 1^11.
ÉLABORATION DES CONSTITUTIONS 2b3
Mais si la prudence de la mère générale lui suggérait
de se taire, son zèle lui commandait de servir, de dé-
fendre la cause du Sacré-Cœur. Le Sacré-Cœur n'était
pas seulement sa vie à elle, c'était encore le tout de
sa Société. Elle ne resta pas à Amiens pour y discuter,
inutilement d'ailleurs , cet indiscutable objet de ses
alarmes. Mais elle se mit en campagne pour s'en faire
l'Apôtre. En propager l'esprit, aller de foyer en foyer en
raviver l'amour, lui parut être la meilleure et unique
manière d'en faire prévaloir le nom. C'est dans ce
dessein que pendant quatre ans nous allons la voir
errer de ville en ville, prier, lutter, souffrir. On dirait
Marie Madeleine qui, étant venue au sépulcre pour y
adorer, n'a trouvé qu'un tombeau vide, et qui s'en
va consternée, demandant son bon Maître à toute créa-
ture : « Ils ont enlevé mon Seigneur, et je ne sais où ils
l'ont mis. »
M™® Barat partit donc au commencement de juillet,
épuisée de santé, chancelante à chaque pas, mais forte
et vaillante d'âme. « Ceux qui se donnent à Dieu doivent
avoir un cœur de lion, » disait Jean d'Avila. C'est ainsi
que M""^ Barat protestait d'avance qu'elle ne défaillirait
point, et que la grâce serait plus grande que sa croix.
« Ne croyez pas, écrivait- elle, ne croyez pas que ce
soient mes -sollicitudes qui me causent cette faiblesse.
Ma confiance en Dieu augmente avec les difficultés.
Prions, soyons fidèles, et notre Dieu ne nous abandon-
nera pas : Qui habitat in adjutorio AUissimi, in proiec-
tione Dei cœli commorabitur . »
Elle visita d'abord Poitiers, où elle trouva les mères
Grosier et de Charbonnel; puis Niort, où l'attendaient
M"""^' Geoffroy et Giraud. C'étaient autant d'âmes fidèle-
25i HISTOIRE DE MADAME BARAT
ment dévouées au sacré Cœur de Jésus. « Chaque soir,
rapporte le journal de cette dernière maison, notre mère
nous faisait la lecture du règlement, qu'elle accompa-
gnait de belles réflexions sur la grandeur de notre état,
dont le but est de faire connaître et aimer le sacré Cœur
de notre divin Maître. » D'ailleurs elle gardait le si-
lence sur le projet de Constitutions, et la mère du Chas-
taignier, qui en flairait quelque chose, lui ayant curieu-
sement demandé un jour : « Eh ! ma mère, voudrait-on
faire de vous une abbesse et de nous des chanoinesses? »
elle se contenta de sourire, et lui dit de se tenir en
tranquillité là-dessus.
Même conduite à Grenoble, où elle fut retenue par la
maladie durant l'automne et l'hiver de 1812. Nous
l'avons vu, Grenoble était le Bélhanie de M"*"' Barat.
C'était là qu'elle trouvait, dans les intervalles de sa
longue passion, l'amitié, le repos, le recueillement de
l'âme. Le 20 septembre, se rappelant que ce monas-
tère de Sainte- Marie avait été le témoin de ses pre-
mières joies de mère spirituelle, elle écrivait : « Depuis
ce temps je n'ai guère eu de jouissances. Vous le com-
prenez, alors nous étions des enfants, et Notre-Seigneur
nous traitait en conséquence; maintenant nous sommes
ses épouses, et comme telles il nous faut la croix, tou-
jours la croix. »
En même temps elle priait : c'était son autre grande
ressource. La bonne mère Duchesne l'avait mise d'au-
torité dans une petite chambre qu'elle avait agrandie et
chauffée exprès, mais dont l'avantage le plus apprécié
par M*"" Barat élait la solitude et le voisinage de Jésus-
Christ. « Je suis tout à fait seule dans ce quartier, écri-
vait-elle, j'ai tonu à iTaviiir prrsonno. Loi-s(jue les rais
ÉLABORATION DES CONSTITUTIONS 235
font le sabbat au-dessus de ma tête , ce qui arrive assez
souvent, j'en suis quitte pour veiller le temps que du-
rent leurs jeux^ » Veilles pieuses, nuits solitaires de
Sainte-Marie-d'en-Haut, que vous ressembliez à celles
que Jésus -Christ « faisait sur la montagne, dans l'orai-
son de Dieu », et d'où il descendait à l'aurore, pour re-
prendre le travail et le combat !
Le 21 novembre fournit à M""" Barat une nouvelle
occasion d'enflammer l'âme de ses filles pour le divin
Cœur, qu'elle ne perdait pas de vue. Ce jour, anniver-
saire de la fondation de la Société, était également celui
dans lequel, huit ans plus tôt, elle avait reçu les vœux
de ses sœurs de Grenoble. Elle rappelait que « là,
la veille de la fête, elle les avait réunies toutes dans la
chambre peinte, autour de la grande cheminée, le Père
Barat au milieu d'elles! Là encore, le lendemain, au
pied des autels, elle était devenue leur mère, et par-
dessus tout, Jésus, leur aimable Maître, était devenu
leur époux ^! »
Sûre de leur fidélité, et d'ailleurs désireuse de s'é-
clairer elle-même, M""^ Barat crut devoir communiquer
à ses sœurs, du moins à quelques-unes, les nouvelles
Constitutions, qu'elle leur commenta avec une loyauté
qui ne laissait rien percer de son jugement propre.
Mais dans toutes les maisons, la réponse était la même.
« Nous sentions, témoigne une des mères d'alors, que
le sacré Cœur ne vivait pas dans ces Constitutions, et
nous y cherchions vainement cet esprit suave et fort
qui avait été le principal attrait de notre vocation. »
C'était cependant l'époque où l'auteur se trouvait en-
t A M"'' Giraud, 20 novembre 1812.
256 HISTOIKE DE MADAME BARAT
touré d'un prestige qui devait naturellement rejaillir
sur son ouvrage. Depuis le mois de juin 1812, M. de
Saint-Eslôve, enlevé soudainement d'Amiens par la
police impériale , et interné à Paris , avait révolu
presque Tauréole du martyre aux yeux de ses fidèles.
Les statuts, qu'il acheva pendant sa réclusion, fu-
rent adressés d'Amiens à toutes les maisons de la So-
ciété. Cette voix de prison , — on le pensait du moins,
— devait y être accueillie comme la voix de Dieu
même.
On espérait surtout ce favorable accueil de la mai-
son de Gand, qui était une colonie d'Amiens. Ce fut
donc en toute confiance que l'Oratoire envoya l'aimable
mère Ducis présenter les nouveaux statuts à la fonda-
tion belge. Sa mission ne fut pas heureuse. La supé-
rieure de Dooresele, M""" de Penaranda, déclara que,
pour elle, elle avait souhaité de vivre sous la règle de
Saint - Ignace , et qu'elle se retirerait de la Société
plutôt que de se conformer à une Constitution où elle
ne retrouvait rien de ce qui l'avait allirée. Ce premier
jugement, plus tard poussé trop loin, fut pour elle le
principe de funestes écarts.
Cependant tout languissait par suite de cet état de
choses. De nouvelles fondations étaient demandées en
France et à l'étranger; il fallait refuser, il fallait ajour-
ner, toujours pour les mômes causes : la suspicion
du gouvernement au dehors , et un commencement
de désunion au dedans. M"'*= Barat s'aflligeait de cet
amoindrissement de la gloire de Dieu ; elle disait en
parlant de cette douloureuse captivité de sou zèle :
« C'est le plus pénible de tout! se résoudre à voir la
foi périr de tous côtés, cl ne i ien faire ou j>rosque rien
CONFÉRENCES DE CHEVROZ 237
pour arrêter les progrès de cette perte ! Ah ! ma fille ,
pourquoi aussi sommes-nous si mauvaises et si peu fer-
ventes? Tout dort. Nous sommes des disciples absorbés
dans le sommeil au jardin des Olives, tandis que notre
Maître souffre. Du moins, écoutons ses avis et la plainte
de sa tendresse : veillons et prions sans cesse ; deman-
dons-lui la grâce de le suivre jusqu'à la croix, et d'être
du petit nombre de ceux qui savent gravir cette mon-
tagne rude et chère. »
D'autres fois, elle s'humiliait et s'accusait elle-même
comme la première coupable de ce ralentissement dans
les conquêtes de Dieu. « C'est une désolation, disait-elle
à Emilie , de voir que l'œuvre de Dieu soit arrêtée par
notre faute. Ah! que dis-je, mon enfant? c'est bien la
mienne toute seule. Heureuse au moins si la grande
peine que j'en ressens pouvait compter pour une partie
quelconque de ma pénitence ^ »
Désormais assurée de la réprobation à peu près una-
nime des règlements d'Amiens, M""® Barat pensa que le
temps était venu de leur opposer les vraies règles du
Sacré-Cœur, en s'inspirant des conseils du premier fon-
dateur, et en les délibérant mûrement avec lui sous le
regard de Dieu.
Dans ce dessein, prenant avec elle la mère Deshayes,
la supérieure partit de Grenoble le 25 septembre 1813,
et elle se mit en route vers le lieu d'exil du Père Varin.
On était à une des plus lugubres époques du règne
impérial. Les derniers et rares débris de la campagne
de Russie rentraient en France. M""^ Barat ne rencon-
trait sur les routes, dans les champs, que des bandes
1 Niort, décembre 1811, et Grenoble, 28 janvier 1813.
I. — 17
258 HISTOIRE DE MADAME BARAT
d'infortunés soldats, exténués, à demi gelés, plus sem-
blables à des fantômes qu'à des êtres vivants. La ville
de Besançon en était encombrée, et ce fut les larmes
aux yeux que la servante de Dieu la traversa pour se
rendre au château de Chevroz.
Le château de Chevroz est une construction massive
et sévère du xv° ou xvi° siècle, avec une vieille tour,
quatre tourelles aux angles, des fossés à demi comblés,
un unique et bas étage caché sous de grands arbres ,
au fond de la vallée de l'Ognon, qui borde le parc
et parfois en inonde les murs. Tout à côté se trouve
l'église du village. C'est là, dans l'intérieur d'une fa-
mille profondément chrétienne et réglée comme une
communauté, que le Père Varin vivait exilé depuis
cinq ans. M"'° Barat y venait asseoir avec lui les bases
des statuts que le fondateur n'avait cessé de méditer
dans sa retraite.
Ce travail fut avant tout une œuvre de prière.
Voici, en abrégé, le tableau qu'un témoin oculaire
nous fait des réunions de Chevroz: « Chaque malin,
je servais la messe au Père Varin, et M'"® Barat y
communiait. Pendant le jour, cette sainte femme fai-
sait de longues séances à l'église. Le soir, vers les
huit heures, qui était l'heure du souper, la famille
réunie Tatlendait vainement pour se mettre à table :
elle était encore à l'église. On m'envoyait la cher-
cher avec une lanterne, et ce n'était pas sans peine
que je la découvrais dans l'ombre , blottie derrière
un grand banc, anéantie 'en la sainte présence de
Dieu. Il me fallait l'appeler plusieurs fois... « Je vous
c( suis, mon enfant, » me répondait-elle à la Un; elle se
levait, sortait; jo marchais devant elle en tenant n.a
CONFÉRENCES DE CHEVROZ 239
lanterne, et c'était ainsi qu'elle rentrait au château. »
Le même témoin ajoute : « Chaque jour, peu après
la messe, j'apercevais le Père Varin se promenant,
avec la mère fondatrice, d'un air très -recueilli, dans
les allées de tilleuls et de châtaigniers qui environnent
le château de Chevroz. Je remarquais le Père qui,
tenant à la main un carnet et un crayon, marchait
lentement, faisant de longues pauses au même en-
droit, écrivant, effaçante. . » Il était facile de voir qu'ils
élaboraient une œuvre de grande conséquence; et Ton
se demandait ce que serait une règle mûrie dans de tels
conseils, inspirée par de si longues et si profondes orai-
sons, écrites dans l'action de grâces de la communion,
et comme sous la dictée du Cœur même de Dieu.
jyjme gapat quitta Besançon au commencement de no-
vembre. Le 16, elle écrivit à ses filles de Grenoble:
« Dans le courant de l'année, je vous porterai le ré-
sultat du travail que nous avons fait, et qui, j'espère,
sera pour votre plus grand bien. Je remets à cette
époque le projet que nous avions formé précédemment
de revoir ensemble nos saintes règles ^ »
De Besançon, la mère générale se dirigea vers
Paris, où, après avoir fait sa retraite, elle arriva à
Amiens le 14 janvier 1814.
Elle trouva la maison dans la même ferveur. Depuis
l'année précédente, janvier 1813, M"® Prévost y était
rentrée avec sa petite colonie du faubourg Noyon.
Maîtresse d'instruction dans le pensionnat, elle voyait
affluer autour d'elle une jeunesse destinée à faire un
1 V. Lettre du P. Jeanlier, S. J. — Vannes, 2 juillet 1865.
^ Joigny, IC novembre 1813.
260 HISTOIRE DE MADAME BARAT
jour rédificalion du monde et son charme le plus pur.
Elle comptait, en même temps, plus de cent cinquante
filles de pauvres et d'ouvriers à ses classes gratuites.
La mère Barat conquit son cœur. Au souvenir de ce
temps M™® Prévost disait : « Je fus comme investie d'un
sentiment de vénération qui, joint à celui de la recon-
naissance, me fit lui ouvrir mon âme tout entière. Sa
vue seule, son silence même me pénétrait. Il me sem-
blait que dans cette mère se réalisait cette parole du
Psalmiste : « Toute la beauté de la fille du Pioi est dans
« son intérieur. » Je sentais près d'elle ce que je ne
voyais pas, et si je n'avais été si dépourvue de vertu ,
j'aurais couru à l'odeur de ses parfums. »
L'Oratoire venait de faire une grande conquête. La
mère de M'"*^^ Eugénie et Antoinette de Gramont avait
suivi ses filles au Sacré-Cœur d'Amiens. M"^ la comtesse
de Gramont d'Aster, née Marie -Charlotte -Eugénie de
Boisgeiin , était une des plus nobles épaves de la Révo-
lution. Autrefois, dame d'honneur de Marie-Antoinette ,
elle avait orné toutes les fêtes du petit Trianon et de
Versailles; puis, les mauvais jours venus, elle avait dû
s'enfuir. De la rive du Rhin , oia elle s'était réfugiée ,
elle avait offert à Marie -Antoinette de revenir la ser-
vir, au péril de ses jours. « Je ne veux pas qu'elle
revienne, lui fit répondre la reine, elle est mieux là
qu'ici; » puis, portant la main à sa tète : « Vous lui
direz que mes cheveux sont devenus tout blancs. »
Poussée successivement par l'émigration, à Mayence, à
Lausanne, à Milan, puis finalement à Richmond en
Angleterre; là, bientôt devenue veuve, avec deux filles
et un fils, sans ressources, sans fortune, elle avait été
réduite avec la marquise de Chabannes, sa sœur, à
MADAME DE GRAMONT D'ASTER 261
ouvrir un pensionnat qui lui permît de vivre et de faire
vivre les autres. A son retour en France, elle s'était
d'abord retirée à Amiens, près de l'Oratoire, où avait
été élevée sa seconde fille. Ensuite elle avait vécu
tantôt à Tours, dans le palais de son oncle, le vieux
cardinal de Boisgelin, tantôt à Paris, rue de Sèvres,
dans la maison des filles de Saint -Thomas -de -Ville-
neuve, ne s'occupant plus que de Dieu, de ses enfants
et des pauvres. C'est là qu'elle avait reçu souvent
M"® Barat, durant le temps de ses retraites, et qu'une
union toute sainte s'était formée entre elles.
Quelle joie n'était-ce donc pas pour la supérieure de
retrouver à Amiens, au rang des postulantes, sa noble
hôtesse de Paris! Quel soutien qu'une telle amie dans
la crise présente ! Elle la voyait obéir à sa fille Eugénie,
sa maîtresse des novices, avec une simplicité qui ne
considérait que Dieu. « Toute notre maison, écrivait-
elle, est dans l'attendrissement d^un si touchant spec-
tacle ^ » Elle la voyait renouveler sa jeunesse comme
celle de l'aigle dans le foyer de ce Cœur, avec lequel
cette sainte femme était dans une union dont elle-même
disait : « Dieu m'a mise dans une oraison passive et de
simple regard, où Dieu seul fait tout et où l'âme reçoit
tout de Dieu. lime donne une tendance continuelle à être
toute à Lui, et à lui tout immolera » Elle reçut bientôt
l'habit ; les circonstances pressaient, le roi rentrait en
France, la cour pouvait la reprendre. M""" Barat lui
donna le voile le 17 avril 1814: elle avait quarante-huit
ans ! Dix jours après, Louis XVIII, passant par la ville
1 \ Mme Duchesne, Paris, 28 avril 1814.
2 LeUre à son confesseur. — V. Notice sur sa vie. Paris, 1836.
262 HISTOIRE DE MADAME BARAT
-d'Amiens, la pressa de venir reprendre aux Tuileries,
auprès de M"'- la Dauphine, ses anciennes fonctions.
Mais sa vie ne lui appartenait plus, elle venait de s'en-
gager à la cour du Roi des rois.
Rentrant dans un tel milieu, après trois ans d'ab-
sence, la supérieure générale avait le droit de dire :
« Je suis parfaitement contente de la famille où je vais
passer l'hiver ' ; » et quelques mois après : « Tout va
ici parfaitement; l'obéissance, la régularité, le bonheur
régnent dans cette famille; aussi le bon Dieu la bénit-il
sensiblement"-.» Il n'y avait pas eu d'interrègne pour
Jésus-Christ, même au foyer de cette crise.
D'autre part, les lumières que la supérieure rap-
portait de Chcvroz, les concessions que sa charité avait
faites à M. l'abbé de Saint-Estève, celles qu'elle at-
tendait de lui, lui donnaient l'espoir d'une prochaine
conciliation. « Je suis, ma chère Emilie, dans mon an-
cienne famille, écrivait -elle dès la première semaine
de son séjour à Amiens; je n'y suis point dans le repos;
mais un grand bien est déjà résulté, — non de mon
travail, ma fille, car je ne suis, comme vous savez, ca-
pable de rien de bien, — mais plutôt des leçons et des
conseils que j'ai reçus des amis du Seigneur ^ »
Cette confiance fut trompée. La bonne volonté de
M"" Barat allait échouer contre des événements im-
prévus qui forment la seconde phase de cette crise
d'Amiens.
L'empire venait de tomber; sa chute, en mettant fin à
1 A Ém. Girau(i, Paris, 14 décembre 1813.
■- A M"" Duclicsnc, Amiens, 20 février ISl'i.
3 Amiens, 19 janvier 181 'i.
PÉRIL DU SACRÉ-COEUR 263
la proscription des Pères de la foi, ouvrait aussi la
prison de M. de Saint-Estève. Déchu de la confiance de
i'évêque d'Amiens, mais grandi dans l'opinion par sa
captivité, il obtint du nouveau gouvernement l'emploi
de secrétaire de M^ de Pressigny, ambassadeur du roi
de France près du Saint-Siège, et il partit pour Rome le
7 juillet 1814.
Un mois après, 7 août, le Pape publia sa bulle du
rétablissement de la Compagnie de Jésus. Le Père
Varin entra immédiatement dans cette Société avec le
plus grand nombre des Pères de la foi. Il commença
aussitôt son noviciat à Paris; et, tout entier à ce grand
travail de son âme, il attendit, pour reprendre celui
des Constitutions, que ses supérieurs lui en fissent un
devoir.
M. de Saint-Estève avait donc désormais le champ
libre devant lui. A peine arrivé à Rome, il annonça,
en effet, son dessein de faire prévaloir et approu-
ver par le Pape ses Constitutions. « Les Constitu-
tions de la Société de ces Dames, mandait-il de là,
vont être soumises maintenant à l'examen de qui de
droit. Le nom de Dames du Sacré-Cœur ne sera point
goûté, sinon comme secondaire. On préfère le nom
d'Apostolines comme premier nom et nom ostensible.
Le vœu du Saint Père à ce sujet doit nous servir de
règle et faire loi, surtout si on veut s'étendre et avoir
son agrément. » Il ajoutait encore : « Dites à ces dames
que j'espère leur obtenir une maison à Rome. J'ai déjà
négocié cette affaire , et je ne désespère pas d'y réus-
sir..., etc. » Celui qui avait déjà fait tant de choses à
Rome, n'y était arrivé que depuis trois semaines !
La supérieure s'étonna, puis s'effraya de tant de
284 HISTOIRE DK MADAME BARAT
précipitation. L'humilité, la sagesse, la modération lui
dictèrent cette réponse : « Nous pouvons donc espérer,
mon Père, que, par votre moyen, le Souverain Pontife
connaîtra les petites servantes du Seigneur et qu'il
approuvera un jour leur Institut. Quand ce bonlieur
nous sera donné, je dirai de bon cœur mon Nunc dimit-
iis, et le jour oi^i nous recevrons notre bulle d'appro-
bation sera, sans contredit, le plus beau de notre vie
religieuse. »
Mais ici M"'^ Barat proposait respectueusement quel-
ques observations : « Avant de présenter les règles à
l'approbation, ne serait-il pas sage d'attendre que la
dernière révision ait eu lieu et qu'elle ait été acceptée
par le conseil réuni de la Société? » Puis « toutes les
maisons, excepté celle d'Amiens, ayant voulu se con-
former à l'Institut de la Compagnie de Jésus, adapté à
des femmes, autant qu'il pourra l'èlre, ne devait- on
pas, d'après cette intention bien connue, se rappro-
cher davantage de l'ordre que saint Ignace avait suivi
dans ses admirables Constitutions? » — Enfin, « le nom
du Sacré-Cœur ayant été agréé de toute la Société, avec
une sorte d'enthousiasme, ne serait- il pas difficile d'en
faire recevoir un autre? Et d'ailleurs, de même que
c'est à la Société de présenter au Saint-Père ses Consti-
tutions, de même, n'est-ce pas à elle à se choisir un
nom qu'elle soumettra ensuite au Souverain Pontife?»
Cette sage et simple lettre se terminait par ce vohi :
« Que je serais heureuse si, à votre retour, la famille
étant réunie dans un même esprit, nous pouvions, aidés
par vous, notre ancien et fidèle ami, travaillera la
l)Orfeclionner cl à l'étendre pour la gloire de Dieu I »
M"" iJarat se lronii)ait de temps. Des hauteurs du
PÉRIL DU SACRÉ-COEUR 265
Vatican où il se voyait porté, le secrétaire d'ambassade
ne proposait plus sa manière de voir, il l'imposait. « Il
attendait, écrivait-il, une réponse des Tuileries qui lui
dicterait la marche vis-à-vis du Saint-Père; il avait vu
le Pape, les cardinaux, les princes; son travail avait été
trouvé suffisant, bon, excellent; on lui avait déjà offert
plusieurs maisons à Rome et en Italie, ainsi que des
sujets français et italiens. Aussi les contradictions ne
faisaient qu'accroître son zèle; absent comme présent,
il voulait toujours être utile à la Société. Après qua-
torze ans d'attente, il était temps de lui donner une
direction sûre, et de faire enfin cesser cette instabilité
désolante qui faisait dire que ces dames avaient une
bien mauvaise supérieure ou un mauvais conseil ^ »
Ces lettres et d'autres semblables faisaient souffrir
M"" Barat dans son autorité, mais elles faisaient la joie
secrète de son humilité. « Du moins, en voilà un qui
me traite comme je mérite ! » écrivait-elle à ce sujet
à M""^ Duchesne.
En même temps, désireux de se faire accréditer par
les protecteurs les plus influents de la Société , M. de
Saint-Estève écrivit, le 7 novembre 1814, au Père de
Clorivière , vieillard octogénaire, que l'on venait de
nommer supérieur des Jésuites de France. Accusant ou-
vertement le Père Varin d'inertie^ M"'® Barat d'impéritie,
il se disait chargé d'organiser lui seul la congrégation,
de la faire approuver, et de lui procurer à Rome, en
Italie, en Pologne, en Russie même, plusieurs établisse-
ments, ft C'est pourquoi, concluait-il, il faut absolument
que M. Varin ne s'en mêle pas. M. Varin n'a qu'à dire à
1 Amiens, H septembre 1814.
266 HISTOIRE DE MADAME BARAT
ces dames de remettre tout pouvoir entre mes mains;
autrement il y aura schisme. Le Saint-Père et nos amis
ne reconnaîtront que les religieuses d'ici. Or ils savent
qu'un seul mot de M. Varin, nettement prononcé, suffit
pour déterminer celles de France. Qu'il se garde donc
bien de se mettre en compromis avec le Saint- Père, les
cardinaux, la cour de France, Son Excellence le mi-
nistre plénipotentiaire , persuadés, comme ils le sont,
que lui seul sera la cause du schisme, s'il y en a. »
Le Père de Clorivière était un ancien officier de la
marine de Louis XV. Il venait de subir, pour la cause
de l'Église, une captivité de cinq ans dans la prison du
Temple : il ne connaissait ni faiblesse ni peur. Démê-
lant la vérité, pour toute réponse, il se contenta d'or-
donner au Père Varin de reprendre activement le
travail des Constitutions, avec l'aide du Père Druilhet,
l'esprit le plus capable de bien faire cet ouvrage, et le
caractère le plus propre à le faire agréer. Il donna en
même temps à l'ancien supérieur des Pères de la foi
l'ordre de reprendre la direction de sa fille spirituelle;
puis, de sa main tremblante, il traça lui-même à la ser-
vante de Dieu toute sa ligne de conduite dans ces quatre
paroles : Priez, souffrez, patientez, espérez!
Tel fut aussi le texte des instructions que désormais
le Père Varin adressa à cette forte chrétienne.
Son ardeur d'autrefois se retrouve déjà dans celle
première lettre : « Pax Ckristi! Voilà, ma fille, l'explo-
sion de l'orage que je voyais depuis longtemps se for-
mer sur voire tôle, et aussi sur la mienne. Courage donc
et confiance! Quicontjue demande la croix, quiconque
pense comme vous ne pouvcjir vivre sans rlle, doit
savoir qu'elle s'étend vers les quatre parties du monde.
SÉPARATION DE GAND 267
Plaçons-nous-y de bonne grâce , étendons les bras pour
en mesurer, et pour en aimer toutes les dimensions.
Disons, écrions -nous : Vivent Jésus et sa croix! Je la
reçois comme vous, je la porte avec vous. Que notre
bon Maître en soit éternellement béni ' !
Si prête que fût M™'' Barat pour la crucifixion qui lui
était dénoncée, elle ne prévoyait pas la croix plus lourde
que les autres, qui allait l'écraser, ébranler la So-
ciété, et provoquer l'explosion publique de toute cette
crise.
Depuis le malheureux concile de Paris, en 1811,
depuis surtout les violences exercées contre l'évêque
et l'Église de Gand, par Napoléon, la France était
odieuse aux catholiques belges, et son clergé suspect
de gallicanisme. La supérieure de Dooresele, M™® de
Penaranda, originaire du pays, et fortement excitée par
ses compatriotes, n'était pas éloignée de partager ces
préventions. Nous avons vu, en outre, quel accueil
avaient reçu chez elle les statuts de M. de Saint-
Estève, apportés à Gand par la mère Ducis. Ce fut une
seconde cause de dissentiment. Cette étrange Consti-
tution, d'où on avait exclu l'esprit de saint Ignace et
celui du sacré Cœur, c'était, — on le disait du moins,
— du gallicanisme encore.
En vain le Père Varin, rendu à la liberté, était allé
à Gand pour essayer de dissiper ces ombrages. L'an-
nonce que la Société allait prendre hautement le nom
de Sacré-Cœur, y avait été reçue avec enthousiasme :
mais là s'était borné le succès de sa visite. Les lettres
de M"*^ Barat à celte communauté ne portèrent pas plus
1 23 novembre 1814.
268 HISTOIRE DE MADAME BARAT
de fruits., A la fin, la mère générale se sentit impuis-
sante : « Je respecte vos motifs, écrivit-elle à la mère
de Pcnaranda, mais souvenez-vous bien que la branche
séparée du tronc ne peut prendre racine et ne tardera
pas à se dessécher. » La rupture se consomma. Par
décision épiscopale , Dooresele se sépara de la Société
établie en France. M*"® de Pefiaranda y fut maintenue
comme supérieure des religieuses belges. Quant aux
religieuses françaises, partagées un moment entre les
instances de M™" Barat qui les rappelait, et leur affec-
tion pour la supérieure de Gand , elles eurent enfin le
courage de se séparer de celle-ci, et elles revinrent
à Amiens.
Ce fut au cœur de l'hiver, le 21 décembre 181'j, que
deux voitures, portant six religieuses et une enfant, la
jeune Sophie Dusaussoy, déposèrent les voyageuses à
la maison de l'Oratoire. Il était alors minuit; M"** Barat
les attendait; elle reçut dans ses bras la mère Victoire
Paranque, assistante de Gand, la mère Adrienne Mi-
chel, maîtresse des études, sa propre nièce Sophie,
toutes les autres sœurs; puis s'asseyant, elle pleura,
sans pouvoir parler. Elle les fit ensuite se chauffer et
souper un peu, les bénit, et se retira, toujours sans
rien dire.
Le lendemain matin, la première cliose qu'on apprit,
fut que la mère générale était malade. La lutte de la
nuit avait laissé en elle la volonté maîtresse, mais elle
avait brisé le corps. Une fièvre muqueuse se déclara.
Pendant vingt et un jours le péril fui mortel. On en avait
fait prévenir le Père Barat, alors résidant à Bordeaux.
Avec ce bizarre mélange d'austérité et de tendresse que
nous lui connaissons, il répondit « qu'au cas où sa sœur
SA MALADIE A AMIENS 269
succomberait, on se contentât de lui adresser une feuille
blanche avec un cachet noir : il ne se sentait pas la force
d'en lire davantage. »
La nouvelle de cette épreuve remplit de tristesse
l'âme du Père Varin; mais elle ne lui ôta rien de son
invincible confiance. Loin de là : il en tira un nouveau
sujet d'espoir; et il n'écrivit à M""® Barat que pour la
féliciter d'être ainsi crucifiée sur un lit de douleur. Le
13 janvier 1815, il lui disait : « Maladies, souffrances,
contradictions, abandon et trahison de la part des créa-
tures, et de celles qui étaient les plus chères, délaisse-
ments du côté de Dieu, obstacles de tous les côtés et
privation de tout secours sensible, tout cela convient et
appartient à quiconque se dévoue et se consacre au
sacré Cœur de Jésus pour établir son règne sur la terre.
Le disciple n'est pas au-dessus du maître. Jésus-Christ
a passé par toutes ces épreuves, et, près du terme, il
n'en disait pas moins à ses disciples : Ego vici mundum/
Mettons donc notre confiance et notre espérance en Lui :
l'œuvre de Jésus-Christ ne saurait périr. »
M'"*' Barat ne devait se remettre que lentement.
Cependant à peine eut -elle retrouvé quelques forces
qu'elle voulut revoir la communauté. Hélas ! l'état des
esprits n'y était plus le même. On y avait reçu et di-
vulgué de nouvelles lettres de M. de Saint -Estève.
« Il venait d'ouvrir à Rome un établissement , sous le
nom de couvent de Saint -Denis, pour être la maison
mère de la Société. Un journal romain, le Diario, en
racontait pompeusement l'installation. Le fondateur
triomphait : sa maison était la seule reconnue par le
Pape; ses règles étaient les seules qu'on voulût ap-
prouver, lui-même était le seul homme reconnu comme
<ilO HISTOIRE DE MADAME BARAT
directeur et organisateur de l'Ordre tout entier. Le
Père Varin ne comptait plus, et, pour M""' Barat, on
avait déjà pourvu à sa déposition pour l'année pro-
chaine, en limitant à dix ans l'exercice des fonctions de
la supérieure générale.
Quelle confusion ces lettres jetèrent au sein de cette
famille : on le devine assez. Le trouble s'accrut en-
core par tout ce que les sœurs, nouvellement revenues
de Gand, révélèrent sur ce fantôme du gallicanisme,
dont les Belges les avaient effrayées tant de fois. « Le
gallicanisme était du grec pour nous, » écrit ingénu-
ment une des novices de cette époque. Mais leur foi y
voyait une atteinte portée à celte union parfaite avec le
Saint-Siège dont, en tout temps, le Sacré-Cœur s'est
montré si jaloux. Un jour, une de leurs maîtresses leur
avait jeté, en passant, cette phrase terrifiante: «Ah!
mes chères enfants, n'oubliez jamais que quiconque
n'est pas dans la barque de Pierre est dans l'eau ! »
Dans cette appréhension générale du naufrage , c'en
fut fait de la paix extérieure et intérieure. « Les doux
moments de réunion , rapporte une contemporaine , où
l'on avait coutume de s'entretenir de la vertu et des
moyens de l'acquérir, avaient fui de nos murs, avec
l'aimable simplicité et l'heureux abandon qui avaient
fait jusqu'alors le charme de notre existence. Nos yeux
mêmes évitaient de se rencontrer, de peur de provoquer
une explication*. » Délicates alarmes, qu'il faut plaindre
mais respecter, car elles procèdent de la pudeur la plus
noble de toutes : celle de la pureté immaculée de la fui
et de la fidélité à TEglise notre mère !
I y. \nks munusr. de .U"'« Murir <le hi Croix.
CRISE DU SACRÉ-COEUR 271
Des partis se formaient, des cœurs se détachaient de
la Société. M""*^ de Sambucy et M""' Copina se disposè-
rent à partir pour la maison de Rome, où elles se ren-
dirent, en effet, vers la fin de l'été. M"'" Baudemont ,
qu'on avait envoyée prudemment à Poitiers, ne tarda
pas à aller les rejoindre. Une autre religieuse d'un
plus grand mérite, M""^ Eugénie de Gramont, était
près de faire de même. Elle en fut empêchée par la
sage énergie de M™« de Gramont d'Aster, qui, reprenant
sur elle ses droits de mère, lui dit : « Allez-y si vous
voulez; mais vous n'irez pas seule, j'y serai auprès de
vous pour vous ouvrir les yeux. »
Au sein d'une dislocation dont elle ressentait tous les
déchirements, l'âpae la plus sereine et la seule confiante
était M""^ Barat. Voici ce qu'au plus fort de ces agita-
tions, le 16 avril, elle écrivait à M""® Giraud : « Qu'ad-
viendra-1- il? je ne sais, ma chère Emilie, mais j'ai
maintenant de la peine à m'inquiéter. On peut s'affliger
des maux qui nous arrivent, mais s'en troubler, non.
Notre bon Maître n'ordonnera rien que pour notre bien.
Abandonnons-nous donc à Lui sans réserve, et conser-
vons notre paix pour l'aimer plus parfaitement. »
Cette paix dans la souffrance, elle la puisait en Dieu.
On montre encore à Amiens, et nous avons visité avec
vénération , une petite tribune , voisine de sa chambre ,
donnant sur le sanctuaire, et décorée d'une peinture
murale représentant Jésus-Christ que ses bourreaux
attachent à la croix. Là, la mère fondatrice, pen-
dant des heures entières, méditait cette scène de la
crucifixion , dont elle imprimait chacun des stigmates
dans son cœur. Longtemps après encore, elle ne re-
voyait jamais cettViP^bune sans émotion : « J'y ai beau-
272 HISTOIRE DE MADAME BARAT
coup souffert, mais j'y ^i beaucoup aimé, » disait-elle.
Cependant la maladie l'avait laissée sans forces.
Quand le temps était beau, on lui faisait respirer le
grand air dans le jardin, assise dans une chaise rou-
lante, que tramait la sœur Madeleine, boulangère de la
maison. Sœur Madeleine Raison était une de ces âmes
simples qui aiment Dieu du plus naïf, mais du plus cou-
rageux amour. Ancienne' bénédictine chassée de son
couvent par la révolution , elle n'en était sortie qu'avec
son abbesse. M"® de Thémines, qu'elle avait servie, con-
solée dans sa vieillesse , assistée à sa dernière heure.
Ensuite s'associant avec quelques chrétiennes aussi dé-
cidées qu'elle, elle s'était dévouée à cacher et servir
les prêtres persécutés, exposant sa tête héroïquement
et simplement, comme elle faisait toute chose. Elle avait
ainsi sauvé le Père Loriquet, qui l'avait ensuite donnée
au Sacré-Cœur. M"'" Barat aimait l'entretien de cette
humble fille : et, pendant ses promenades, la vue de
cette âme si grande dans son humilité lui faisait plus de
bien que la chaleur du printemps'.
Toutefois ce n'était guère dans ce milieu d'Amiens ,
toujours agité, qu'elle pouvait guérir. Le médecin dé-
clara que le séjour à la campagne était indispensable à
la convalescente. Elle choisit Cuignières, et elle partit
pour s'y rendre, le 21 juillet, veille de sainte Made-
leine.
Là, sous la conduite des mères Desraarquest et Des-
hayes, toutes les âmes étaient unies, tous les cœurs lui
étaient dévoués. On se porta à sa rencontre, on vou-
lut la fêler le jour de sainte Sophie; un trône de feuil-
1 M"'« Hcrbel; lettre du 18 iiovonibre ii<ijS, cl loUreilu P. Loriquet à
la mère d'Avenas.
SON REPOS A CUIGNIÈBES 273
lage, des bouquets de bluets, de bonnes et franches
paroles en firent tous les frais. On se livrait de temps à
autre à des excursions champêtres. La supérieure mon-
tait à âne; maîtresses et élèves Tentouraient et chan-
taient près d'elle en marchant. On se reposait et on
faisait un goûter dans les bois; la mère générale tenait
la conversation gaiement et pieusement. On s'arrêtait
à causer avec les villageois: « Eh bien, père Jumel,
demandait à l'un d'eux la mère Desmarquest, la grêle
a donc perdu vos récoltes, l'autre jour? — Madame, le
bon Dieu l'a voulu, et je n'ai qu'à me soumettre à sa
sainte volonté ! » C'est ainsi que les choses simples, les
bonnes âmes, les cœurs vrais, toutes les belles œuvres
de la nature et de la grâce eurent toujours le don de
verser à M°"^ Barat l'oubli de ses souffrances ^
Mais le plus grand bienfait du séjour de Guignières,
ce furent les encouragements de M. l'abbé de Lamarche.
Cet homme était vraiment extraordinaire. Il portait
dans les choses de Dieu cette intuition qui est le génie
de la sainteté ; et, des hauteurs où le plaçait cette sain-
teté éminente , les horizons les plus profonds et les plus
lumineux se découvraient à ses regards. Pour lui, le
tout de la question débattue aujourd'hui, c'était d'être
ou de n'être pa& l'ordre du Sacré-Cœur. Il faisait res-
sortir l'économie divine de son institution, sa place
prédestinée et providentielle à notre époque , ses fonc-
tions dans l'Église, sa mission, son avenir; et voici de
quel ton de prophète il en écrivait, quelque temps
après, à M""^ Barat: « Ma chère et digne mère, c'est au
moment où l'édifice ébranlé est près d'être renversé
1 Noies de la mère de la Croix.
I. - \8
iU HISTOIRE DE MADAME BARAT
de fond en comble, c'est à cette heure que je me dis :
« Voilà l'instant où Dieu va faire éclater sa sagesse et sa
« bonté, car il faut que rien ne paraisse humain dans cet
« ouvrage. » Alors chacun sera bien forcé de s'écrier :
« Le doigt de Dieu est là! » — Puis, donnant la raison
de cette confiance, il disait : « Depuis trente ans, j'ai été
intimement persuadé que ce serait au sacré Co3ur de
Jésus que l'on serait redevable du retour de la reli-
gion en France, comme je l'ai prêché publiquement.
J'ai toujours cru qu'il fallait une Société proprement
dite du Sacré-Cœur pour accomplir ce miracle, le plus
grand miracle que le Seigneur ait opéré en France. »
Enfin, aux prétentions de M. de Saint-Estève, M. de
Lamarche faisait cette objection , qui était péremptoire
à ses yeux : « Sa fondation de Rome n'étant pas pla-
cée sous le vocable du Sacré-Cœur, ne peut pas être
celle à qui Dieu réserve l'honneur de rendre de grands
services dans notre patrie ^ »
Affermie par ces grandes vues, M'"'' Barat attendait
une réponse qu'elle avait sollicitée de Rome. Plus de
huit mois auparavant, elle s'était adressée au Père Pa-
nizzoni , alors provincial des Jésuites d'Italie , pour lui
faire connaître sa conduite dans le passé, et lui de-
mander celle qu'elle devait suivre à l'avenir. Dans les
derniers jours d'août la réponse arriva : le Père Paniz-
zoni s'étant démis de sa charge, un secrétaire inconnu
prenait la plume en son nom, et voici, en résumé, ce
que ce secrétaire mandait à M'"° Barat :
« Un Institut était constitué maintenant, reconnu et
approuvé par le Souverain Pontife; et cet Institut était
1 Cuignières, 17 février IHIG, n" lil du dossier d'Amieiia.
ALARME DU SACRÉ-COEUR 275
celui de M. de Saint- Estève. Ce prêtre qui, depuis dix
ans, dirigeait la Société, dont il était regardé comme le
seul fondateur, en devenait également le supérieur
unique. Ni M™® Barat ni ses complices (c'était le terme
de cette lettre) ne pouvaient se soustraire à cette juri-
diction, sans encourir l'excommunication fulminée ex-
pressément par le concile de Trente. La seule maison
autorisée était celle de Rome, de laquelle relevaient
désormais celles de France. D'ailleurs, au cas qu'une
d'elles refusât de se soumettre, le Pape avait déclaré
qu'il la supprimerait, pour éviter le scandale de la
division. Il n'y avait donc plus qu'à donner son adhé-
sion. Pour plus de facilité on pouvait adresser l'acte de
cette adhésion à l'auteur de la lettre, qui se faisait fort
d'obtenir une réponse favorable de M""^ la supérieure
de la maison de Rome. L'honneur de Dieu, le bien de
la paix, la gloire de l'Église, même la foi et le salut
n'étaient possibles qu'à ce prix^ »
Cette pièce était un véritable arrêt de mort. Ainsi
c'en était fait du Sacré-Cœur et de l'œuvre de Tour-
nély! Une autre fondation, un autre fondateur, d'autres
règles, un nouveau nom, un esprit différent, un autre
supérieur, en un mot, une autre Société se substi-
tuait frauduleusement, mais officiellement , à celle que
Dieu semblait avoir enfantée par tant de labeurs, sou-
tenue par tant de grâces, éclairée par tant de lumières,
consacrée par tant de merveilles 1
En présence d'un pareil acte, les amis de la Société se
consultèrent entre eux, et leur avis unanime fut qu'il
fallait se soumettre. « Nous nous sommes entretenus
1 Rome, 5 août 1815. . '
276 HISTOIRE DE MADAME BARAT
avec M. Montaigne, de vous, de votre famille, de votre
triste position, écrivit le Père Varin, le 15 septembre
1815, à M""' Barat. Je n'ai pas besoin de vous parler de
rintérêt que, lui et moi, nous vous portons. Je ne crois
pas qu'après Notre-Seigneur, — le premier de tous vos
amis, — vous en puissiez trouver deux plus dévoués,
plus disposés à ressentir vos peines et à les adoucir
autant qu'il est en eux. L'avis de M. Montaigne est que
vous devez retourner à Amiens et déclarer à vos filles
que vous ne mettez pas d'opposition à leur adhésion à
l'Institut de M. de Saint-Estève. » Il en donnait les rai-
sons, toutes de piété et de charité : Éviter un éclat
qui ne serait pas sans scandale, chercher uniquement
Dieu et son bon plaisir, ne suivre que son esprit. —
« Vous comprenez, ma chère sœur, combien il m'en
coûte d'enfoncer moi-même les clous qui vous attachent
à la croix. Mais courage! quand on agit selon le cœur de
Notre-Seigneur, on se console de tout*. »
M™^ Barat fut alors ce que nous la verrons toute sa
vie : une grande chrétienne. Elle se soumit d'abord. Si
Rome avait parlé, la cause était jugée; et cet ordre du
Sacré-Cœur, ce fils de tant de promesses, devait être
immolé sur un signe d'en haut.
Mais Dieu voulait- il détruire définitivement l'œuvre
de sa droite? elle ne pouvait le croire; et seule, espé-
rant contre toute espérance, elle écrivit ainsi à M'"" ui-
raud : « Que le démon se déchaîne contre nous, cela
doit être, mais je garde la confiance que la Société du
Sacré-Cœur se relèvera de ses cendres, parce que toute
I Li'ttrf aulngr. Paris, 16 seplembro if^l"). Dossier, n. 2;î.
SON ESPOIR EN DIEU 277
œuvre doit, comme le grain de sénevé, pourrir en terre
avant de produire son fruité »
Toujours dans le même espoir, elle écrivit peu après
au Père Fontana, supérieur des Barnabites. Non-seu-
lement elle revendiquait pour sa Société ce titre du
Sacré-Cœur qu'on allait lui ravir; mais s'élevant plus
haut que jamais, elle faisait entrevoir, dans le culte
de ce Cœur adorable, le salut de la France : « Notre
désir le plus cher est que notre petite Société soit dévouée
et consacrée au sacré Cœur de Jésus. Nous voyons de
plus en plus combien cette dévotion a d'attraits pour les
fidèles. Nous savons combien elle est favorisée par le
Saint-Siège et par les évoques d'un très-grand nombre
de diocèses. Enfin il y a lieu d'espérer que Sa Majesté
Louis XVIII cédera au désir de ses plus fidèles sujets,
et qu'accomplissant le vœu de^ Louis XVI, il mettra son
royaume sous la protection spéciale du sacré Cœur^ »
Louis XVIII ne le fit pas : d'autres le feront-ils? Et ce
dernier souhait de la servante de Dieu, qui, à l'heure
présente , est encore celui de tous les vrais catholiques ,
n'est-il pas un appel auquel il faut répondre?
Nous avons raconté quelle fut la force d'âme de
jyjme garât dans la lutte, sa générosité dans la soumission.
Il est moins de noire sujet et surtout de notre goût de
triompher de son adversaire, en racontant comment ses
menées furent découvertes et amenèrent sa ruine. Disons
seulement qu'on reconnut, que cette lettre qui avait pro-
voqué tant d'orages et fait de si profondes blessures,
cette lettre signée d'un nom italien inconnu , pleine
1 Paris, 26 septembre 1815.
2 Au père Fontana, octobre 181b. Dossier, n. 30,
278 HISTOIRE DE MADAME BARAT
d'allégations aussi fausses que ce nom, cette lettre était
de lui !
Elle tomba d'elle-même. M""" Barat prit cependant la
peine de le réfuter, sans se donner le plaisir trop hu-
main de le confondre : elle s'était fait du respect et de
la charité une loi si inviolable que, pendant plus de huit
ans que dura ce conflit, il n'est pas tombé de sa plume
un seul mot d'accusation ou de plainte contre cet
homme, dont elle s'est même abstenue de prononcer
le nom. Mais ni M. l'abbé Perreau, secrétaire de la
grande aumônerie , qui l'avait démasqué, ni M^ de De-
mandolx, évêque d'Amiens, qui l'avait vu de près, ni
M""" de Gramont d'Aster, qui connaissait personnelle-
ment notre ambassadeur à Rome, ne se crurent obligés
aux mêmes ménagements. M^ de Pressigny rassura la
Société sur le fait de l'approbation des Constitutions de
la maison de Saint-Denis : « A Rome, écrivit-il, on ne
procède pas si vite, et avant d'approuver les congréga-
tions on les éprouve'. » Quant à M. de Saint-Estève, ses
patrons le désavouèrent; son frère même, M. de Sam-
bucy, le blâma. Il dut bientôt quitter Rome, abandon-
nant sa fondation à ses destinées précaires, et il rentra
en France , avec le même zèle , mais non avec la même
considération. Ce malheureux esprit s'était perdu par
ses excès.
Il semble d'ailleurs que Dieu n'ait permis cette crise
que pour mettre dans un contraste éclatant et instructif
l'esprit de l'homme et le sien : d'un côté l'infatuation
présomptueuse de soi-même, de l'autre l'humble dé-
pendance des ordres de la Providence, à laciuolle finalo-
• I.fllro aux vicaires généraux de Poiliers.
SA FORCE EN DIEU 279
ment le triomphe est assuré , selon ce mot de Bossuet :
« Croyez que les personnes mal intentionnées ne font
pas tout le mal qu'elles veulent. Dieu se montre le mo-
teur des cœurs, et fait tourner à ses fins même les pas-
sions injustes; et je ne vois rien de bon que de s'aban-
donner à Lui en pure perte, car cette perte, c'est un
gain assurée »
Ainsi M""® Barat l'avait-elle compris. Refusant de des-
cendre dans l'arène où tant de passions s'agitaient
contre elle, elle resta sur les hauteurs douloureuses
mais sereines de l'oraison et de l'immolation. C'est là
que nous l'avons vue s'attacher à la croix et s'en faire
une sorte de rempart inexpugnable à tous les traits d'en
bas. C'est là que nous l'avons vue puiser dans la gran-
deur même de ses souffrances,- et dans l'abandon absolu
de tout espoir humain, cette espérance en Dieu, que
maintenant nous allons voir remplie et couronnée.
« Lorsque Notre -Seigneur fust en croix, dit saint
François de Sales, il fust déclaré Roy par ses ennemis
eux-mêmes. Ores, sachez que toutes les âmes qui sont
en croix sont roynes. »
Enfin plus haut encore, plus haut que le triomphe de
la sainteté patiente de M'"® Barat, plus haut que le
triomphe de son autorité que nous raconterons, il y en
eut un autre : celui du Cœur de Jésus dans sa Société.
Il était avéré, maintenant une fois de plus, que cette
Société était de Lui, qu'il lui voulait cette fin, cette
consécration, sans que nul pût se croire permis de
la détourner de ses voies. La lutte contre le sacré
i Bossuet. à M. Albert de Luynes. lettre 72^ Meaiix, 18 avril tf92.
280 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Cœur allait donc aboutir à l'affermissement de son
règne.
Maintenant qu'il paraisse lui-même ce divin Cœur de
Jésus, et qu'il exerce ce règne ! qu'il rassemble ses
épouses , qu'il ouvre leur conseil , qu'il le remplisse de
son esprit, et qu'il dicte ses lois!
CHAPITRE III
LE SECOND CONSEIL GENERAL. — LES CONSTITUTIONS
l'unanimité RÉTABLIE AU SACRÉ-CŒUR
Novembre 1815 — Avril 1816.
Réunion des mères du conseil à Paris. — Exhortation du P. de Clori-
vière. — L'assemblée chez les dames de Sainl-Thomas-de-Villeaeuve.
La chapelle de Notre-Dame-de-la-Délivrance. — Le P. Druilhet au
conseil. — Les constitutions; le plan abrégé. — Fin du Sacré-Cœur.—
— Le postulat. — La prise d'habit et le noviciat. — Les premiers
vœux et la probation. — Les derniers vœux et la profession. — La
maladie et l'immolation de sa vie à Jésus-Christ. — La générosité,
esprit du Sacré-Cœur. — Le gouvernement de la Société. — La supé-
rieure générale premier ministre du Cœur de Jésus -Christ. — Ses
devoirs, ses droits, son conseil. — Le supérieur général, Ms"" de Tal-
leyrand, M. l'abbé Perreau. — Élections pour le conseil. — Circulaire
de M"" Barat. — Accueil fait aux constitutions à Grenoble, à Poitiers,
à Niort. — M'"" Barat à Amiens. — Ses prières, ses pénitences, sa
prudence , sa charité. — Adhésion universelle. — Félicitations de
MM. Perreau, Gaston de Sambucy, de Lamarche. — Réparation et
paix générale. — Lettre du Souverain Pontife. — Lettre de M. de La-
marche sur le Sacré-Cœur.
L'heure était venue enfin de produire au grand jour
ces Constitutions, préparées par de si ferventes prières,
mûries par une si longue expérience et achetées par
tant de douleurs.
282 HISTOIRE DE MADAME BARAT
M"*^ Barat adressa aux supérieures et assistantes de
toutes ses communautés l'invitation de s'assembler
dans un conseil général où les statuts seraient soumis à
leur examen. La demeure que la mère de Gramont
d'Aster avait gardée, rue de Sèvres, au couvent des
dames de Saint -Thomas-de- Villeneuve, fut assignée
pour le lieu de la réunion; et le l'^'' novembre 1815,
fête de Tous les Saints, fixé pour l'ouverture du con-
seil.
Toutes y furent fidèles. La mère Grosier, la plus an-
cienne de la Société, y amena de Poitiers la mère de
Charbonnel, restée invulnérable aux avances de M. de
Saint- Estève, qui lui mandait de Rome : « Venez ici,
nous y avons besoin de vous ! » La sainte mère Desmar-
quest arriva de Cuignières avec la mère Deshayes.
]\lmo3 i3igeu Qi Duchesne descendirent do la Montagne,
où elles et la mère Thérèse formaient, à Grenoble,
cette société parfaite dont M"'" Barat leur avait dit na-
guère : « Je veux qu'à vous trois, vous fassiez une
trinité qui soit l'image de celle du cieP. » La mère
Geoffroy vint de Niort, accompagnée de la mère Emilie
Giraud, pour qui le bonheur de se retrouver entre
M""" Barat et M"*" Duchesne était depuis longtemps
l'objet d'un doux espoir. Enfin la mère Henriette Gi-
rard, qui depuis 1811 faisait partie de la comnmnaulé
d'Amiens, en amena l'assistante. M"" Eugénie de Gra-
mont.
Les dispositions que celle-ci api)ortait n'étaient que
trop connues de M'"" Barat. Elle ne lui en ouvrit pas
moins la porte du conseil. Dans cette jeune profosse,
1 l'oilieis, 27 Bortl ISli.
LE SECOND CONSEIL GÉNÉRAL 283
un moment égarée, elle voyait une religieuse de grande
espérance; et elle ne doutait pas que l'atmosphère de
charité, de sainteté et de vérité qu'elle allait respirer
dans cette réunion, ne pénétrât son âme de lumière
et de paix.
Les Pères jésuites possédaient, rue des Postes, une
chapelle aussi modeste que le reste de leur établisse-
ment. C'est là que les mères du conseil vinrent entendre
la messe avant l'ouverture de leur assemblée. Le Père
de Clorivière leur tint un petit discours sur le sacré
Cœur de Jésus, qu'il leur fit envisager comme l'objet
spécial de leur dévotion, de leur imitation et de leur
apostolat. Il ajouta que l'Éghse en retirerait de grands
fruits; et que ce Cœur sacré, mieux connu et mieux
servi, ferait pleuvoir sur la France un déluge de
grâces.
Les séances du conseil se tinrent d'ordinaire chez
M""^ de Gramont, au couvent des filles de Saint-Tho-
mas-de-Villeneuve. La chapelle de cette maison possé-
dait une célèbre statue de la sainte Vierge, provenant
de l'ancienne église de Saint-Etienne -des-Grès. C'était
devant cette Vierge, dont l'origine se perdait dans la
nuit des temps, qu'au*xvi° siècle, un pieux étudiant de
Paris, le jeune François de Sales, tenté du désespoir le
plus cruel de tous, celui de son salut, était allé s'age-
nouiller, et avait retrouvé la paix. Le souvenir de cette
faveur obtenue par un saint, avait fait donner le nom
de Notre-Dame-de-la-Délivrance au modeste sanctuaire
qui avait hérité de la précieuse image. Il y avait au même
lieu un autel du sacré Cœur où M"'° Barat ne manquait
pas d'aller prier plusieurs fois le jour. Elle se tenait
ordinairement cachée derrière un pilier, en profonde
28t HISTOIRE DE MADAME BARAT
oraison, et elle élaborait les affaires du conseil dans la
lumière de Dieu.
Elle présida les séances. Le Père Varin y siégeait ,
assisté par le second rédacteur des Règles, le Père
Julien Druilhet, qui, toute sa vie, devait être un des
plus fidèles appuis de la Société.
Le Père Druilhet ou Dolet, comme on l'appelait quel-
quefois, avait à cette époque environ cinquante ans.
C'était un drame que sa vie. Il était d'Orléans; n'étant
encore que diacre, il fut préposé comme sous-prin-
cipal au collège de cette ville; mais bientôt arriva
la Révolution, qui le força de s'enfuir. Il eut beau-
coup à souffrir. Rentré à Orléans, il dut passer les
jours de la Terreur dans le fond d'une cave où une
généreuse chrétienne, M"" Cendrier, lui avait procuré
une hospitalité intrépidement continuée au péril de sa
vie. Plus tard, en 1811, ayant soutenu l'autorité du
Pape contre les attentats schismatiques de l'Empereur,
il se vit poursuivi avec acharnement, et contraint de
se cacher trois ans dans le bourg de Ravenel , à quel-
ques lieues de Cuignières. Enfin redevenu libre , il
se fit jésuite. Nous avons vu alors son supérieur Tas-
socier avec le Père Varin, polir mettre la dernière
main aux Constitutions. Ces deux hommes semblaient
faits pour se compléter l'un l'autre. Le Père Druilhet
n'avait pas l'entrain militaire , l'enthousiasme sacré ,
rinspiralion sainte qui caractérisaient le fondateur du
nouvel Ordre. C'était le calme, la lucidité, la mesure
d'un esprit organisateur, avec l'aménité et Tonction
d'un cœur possédé par la grâce. Il imprima ce carac-
tère aux Constitutions; et les mères conseillères qui
l'entendaient expliquer celte législation do charité ,
LES CONSTITUTIONS 285
croyaient voir revivre dans sa personne quelque chose
de la sainteté douce et distinguée du Père de Tournély.
Le travail que venaient présenter les deux Pères
était absolument neuf. « L'essai d'Amiens manquant
entièrement d'ensemble, raconte M""® Barat, il parut
plus convenable de refaire le travail entier et de ne
consulter pour cela que le premier plan et les pre-
mières idées sur lesquelles avait été foadée la Société,
dont la fin essentielle est d'être consacrée à la gloire
du sacré Cœur de Jésus ^ »
Cette fin fut énoncée dès les premières pages, dans
une sorte de sommaire qui , sous le titre de Plan abrégé
de l'Institut, donnait les lignes générales de l'œuvre
toute entière. Le sacré Cœur y remplit tout; et les
mères du Conseil purent comprendre quelle était la
grandeur de ce nom, la portée de ce culte, l'importance
de cette institution , quand elles entendirent la lecture
de ce prologue, si simple et si grand :
AU NOM ET POUR LA GLOIRE
DES SACRÉS CŒURS DE JESUS ET DE MARIE '.
« Dieu , dont la Providence dispose de tout avec sa-
gesse pour le bien de l'Église, lui a donné, dans tous
les temps, des secours proportionnés à ses besoins.
Mais c'est surtout dans ce dernier siècle, qu'il a fait
éclater envers elle sa bonté et sa magnificence, en lui
découvrant les immenses trésors de grâce renfermés
dans le Cœur de son Fils. Il a voulu par là, non-seule-
ment faire rendre à ce divin Cœur le culte d'amour et
d'adoration qui lui est dû à tant de titres, mais aussi
1 Lettre à M. Lambert, chan. de Poitiers. Décembre 1815.
286 HISTOIRE DE MADAME BARAT
ranimer le flambeau de la foi et le feu sacré de la charité,
que l'impiété s'efforçait d'éteindre dans tous les cœurs.
<i La dévotion au sacré Cœur est marquée à des ca-
ractères qui ne permettent pas de méconnaître le doigt
de Dieu. La rapidité avec laquelle elle s'est répandue
dans tout le monde chrétien, l'empressement des fidèles
à en embrasser les saintes pratiques, le zèle des sou-
verains Pontifes et des évoques à en favoriser les pro-
grès; les fruits de grâce qu'elle a produits en tant de
lieux, mais surtout dans la France, qui en est le ber-
ceau; enfin la nature de cette dévotion si propre à tou-
cher le cœur des pécheurs et à ranimer la ferveur des
justes : tout prouve combien elle est agréable au Sei-
gneur, et que c'est Lui-même qui l'inspire.
« C'est pour entrer dans ses desseins, si clairement
manifestés de nos jours, que celte petite Société, for-
mée sous l'autorité des évêques, avec le désir et l'espoir
d'obtenir du Souverain Pontife une approbation solen-
nelle , s'est consacrée au divin Cœur de Jésus et à la
propagation de son culte.
« La fin de cette Société est donc de glorifier le sacré
Cœur de Jésus, — d'abord en travaillant au salut et à
la perfection de ses membres par l'imitation des vertus
dont ce divin Cœur est le centre et le modèle; — puis,
en se consacrant, autant que cela peut convenir à des
personnes du sexe , à la sanctification du prochain ,
comme à l'œuvre la plus chère au Cœur de Jésus. Elle
se propose aussi d'honorer d'un culte particulier le
très -saint Cœur de Marie, si parfaitement conforme
en tout au Cu'ur adorable de Jésus, son divin Mis'. »
1 Co)itylitulions cl Ilàjlcs de la suciclc du Sucre-Cœur de Jésus. [ln-I2.
Lyon 18'J2.] Plan abrégé, p. i et 2.
LES CONSTITUTIONS 287
Ces dernières lignes le font voir : la Société du
Sacré-Cœur participe à la fois et des ordres actifs
et des ordres contemplatifs : c'est un ordre mixte. De
là une demi -clôture qui, tout en confinant les reli-
gieuses dans l'intérieur de 1-eurs maisons , supprime
toutefois les grilles , de manière à ce qu'elles puissent
travailler librement au salut du prochain sans perdre
le recueillement de la sainte réclusion qui les unit à
Dieu. L'Institut établit deux classes de religieuses :
les unes, désignées sous le nom de Sœurs coadjutrices,
sont spécialement employées au travail manuel; les
autres, portant le titre de Religieuses de chœur, sont
appliquées à la récitation de l'office en commun, à
l'administration ou à l'enseignement; les unes repré-
sentent Jésus -Christ dans ses obscurs travaux de Na-
zareth, les autres le perpétuent dans ses adorations et
ses prédications ; mais les unes et les autres sont véri-
tablement sœurs d'une même famille, comme Marthe
l'était de Marie. Toutes se lient par les trois vœux de
chasteté, d'obéissance et de pauvreté, auxquels les re-
ligieuses institutrices ajoutent celui de se consacrer à
l'éducation de la jeunesse. A sa tête la Société a une
supérieure générale et un conseil chargé de régir tout
l'ordre. Enfin l'ordre, dans ses membres comme dans
son gouvernement, est assujetti au Pape, aux évêques,
aux pasteurs, dont il ne prétend être que le fils dévoué
et le plus humble auxiliaire. Telle est l'idée que le-
Plan abrégé de V Institut donne de sa fin , de son esprit
et de son fonctionnement.
Après ce sommaire général, les Constitutions propre-
ment dites s'occupent de l'organisation de la Société.
Elles se divisent en quatre parties, dont la première
288 HISTOIRE DE MADAME BARAT
traite du choix des sujets propres à la Société, et des con-
ditions requises pour leur admission.
Lorsque la jeune" fille du monde, quittant le toit ma-
ternel, vient « demander à Dieu d'habiter dans sa mai-
son tous les jours de sa vie, » le Sacré-Cœur ne met pas
à son admission des conditions élevées de naissance et
de fortune. « Une famille sans tache, une réputation
intacte, un extérieur décent, une santé suffisante, » est
tout ce qu'on considère extérieurement en elle. On lui
veut de plus « un bon esprit, un jugement sain et so-
lide, une volonté docile, des talents professionnels ou
du moins des aptitudes et des dispositions à les acqué-
rir ». Mais ce que l'Institut requiert expressément de
la future épouse du sacré Cœur de Jésus, ce sont les
dispositions du cœur. « A-t-elIe l'intention droite et
pure de glorifier le sacré Cœur de son Dieu, le géné-
reux désir de se donner à Lui dans la simplicité et dans
l'obéissance, » alors elle est admise, car elle porte le
grand signe de la vocation.
Dès lors commence pour elle cette longue série d'ini-
tiations qui , sous le titre de Formation aux vertus
de V Institut, remplit la seconde partie des Constitu-
tions'.
Le premier de ces degrés d'initiation est le Postulat.
Lorsque les deux premiers disciples du Seigneur s'é-
taient mis à le suivre au bord du Jourdain, Jésus-Christ
leur avait demandé : Que cherchez -vous? Et comme
ceux-ci lui dirent : Seigneur, où hahitez-vuus? il leur fui
répondu : Venez d'abord et voyez! Invariablement fidèle
à l'esprit évangélique et à ce saint respect de la li-
> Cnvslitutnmst , 1" |i;trUi', cli. i. — De l'Admission des sujets, |>. 17,
LES CONSTITUTIONS 289
berté le Sacré-Cœur convie préalablement la postu-
lante à venir habiter dans une de ses maisons, pendant
un temps que les règles ont fixé à trois mois pour les
futures religieuses de chœur, à six mois pour les futures
sœurs coadjutrices. Là, sans engagement, sans pro-
messe, sans aucun lien, encore revêtue de ses habits
séculiers, la postulante n'a que deux choses à faire : voir
et se laisser voir. Voir d'abord, c'est-à-dire examiner et
peser, à titre d'étude et d'essai, les devoirs qu'elle veut
embrasser; suivre les exercices où elle est admise; s'ha-
bituer au renoncement, et éprouver ses forces avant de
prendre aucun joug. Puis, d'autre part, se laisser voir,
et pour cela s'ouvrir : ouvrir largement son cœur à la
supérieure, sa conscience au prêtre, et surtout son âme
à Dieu par une prière fidèle. Gela fait, se reposer sur
le Cœur de Jésus -Christ; et là, dans une libre mais
généreuse indifférence, attendre qu'une sentence de la
mère générale, basée sur le rapport séparé de trois
professes, et pesé devant l'aulel, décide de son bon-
heur... Déjà, avant de permettre une première démar-
che, combien l'Institut ne stipule-t-il pas de garanties à
l'honneur de la Société, à la hberté des âmes, à la gloire
de Dieu ! Il ne faut à Jésus-Christ que des épouses libres
et des épouses de choix. « En la galère royale de l'amour
divin, a dit saint François de Sales, il n'y a point de for-
çats, tous les rameurs sont volontaires^ »
La prise d'habit commence une seconde série d'é-
preuves, le Noviciat. A un jour déterminé par la supé-
rieure, la postulante, vêtue de blanc, est conduite
1 Conslituiions , 2,« partie, ch. i. — De la Probation jusqu'au novi-
ciat, p. 30.
I. — ]'.(
290 HISTOIRE DE MADAME BAUAT
devant le sanctuaire. Là une exhorlation lui rappelle
publiquement l'importance du gage qu'elle va offrir à
Dieu. Le prêtre bénit ensuite, par les paroles litur-
giques, le sombre vêtement qu'elle a désiré de revêtir :
« emblème, est-il dit, de l'humilité du cœur et du mépris
du monde. » il bénit de même le voile blanc dont « la
femme doit se couvrir en signe de sujétion, d'humilité,
et de respect pour la présence des Anges j>. Il fait sur
ces habits le signe de la croix, et il les encense par hon-
neur. Il présente ensuite le voile à la novice, en disant :
« Recevez le joug du Seigneur, car son joug est doux et
son fardeau est léger. » La cérémonie se termine par le
souhait que « Dieu fasse grandir la néophyte en sain-
teté, en charité, et qu'il comble tous ses vœux dans les
siècles des siècles ». Après quoi, on célèbre le divin sa-
crifice; et la sainte communion met le sceau à ces fian-
çailles avec le Roi des rois.
Le noviciat dure deux ans, années libres encore, pen-
dant lesquelles les initiées ont le temps de « voir et de
goûter combien le Seigneur est doux ». « Leur obliga-
tion la plus sacrée et leur occupation la plus douce est
dès lors de contempler, d'étudier et de connaître à
fond les dispositions intérieures du Cœur de Jésus,
afin de s'y conformer. » — Elles Tétudieront d'abord
dans sa doctrine; et c'est pourquoi, en tête de leurs
exercices, la règle place « les conférences dogmatiques
cl morales sur les vérités et les devoirs de la religion,
L't sur leurs devoirs d'état. » — « Elles l'étudieront sur-
tout dans son saint Sacrement ; et c'est pourquoi la règle
demande que l'adoration perpétuelle soit établie dans
le noviciat, dès qu'elle sera possible. »
Mais il ne suflit pas aux futures épouses du Seigneur
LES CONSTITUTIONS 291
de l'étudier, ni même de Tadorer; le tout est de l'imi-
ter: c'est peu d'épouser le cœur de Jésus-Christ, il faut
épouser sa vie. Les novices feront donc, à l'école de
Jésus, l'apprentissage des trois grandes vertus reli-
gieuses, dont le vœu devra bientôt les engager à Lui.
Elles l'imiteront d'abord dans sa pauvreté. Elles qui,
hier encore, étaient peut-être dans le luxe et les délices
de la vie , « commenceront à chérir cette vertu comme
leur mère, se réjouissant d'en éprouver quelquefois les
effets dans la nourriture, le coucher, le logement, » se
désappropriant d'avance, par le dépouillement du cœur,
de tout ce qu'elles ont possédé dans le monde^ en atten-
dant le jour où il leur sera permis de jeterces dépouilles
aux pieds de Jésus-Christ. Aussi bien, est-il dit, cette pau-
vreté « est celle dont ce bien-aimé Maître leur a donné
l'exemple à la crèche et à là croix, l'ayant épousée dès
sa naissance pour en faire jusqu'à la mort sa compagne
inséparable. » De même la chasteté dont elles doivent
faire fleurir le lis dans les épines, c'est « la pureté
jalouse du Cœur de Jésus lui-même, qui, par amour
pour cette vertu , a voulu naître d'une Mère Vierge, et
l'a donnée pour mère a un apôtre vierge. » Enfin leur
obéissance sera « l'obéissance de Celui qui, étant venu
parmi les hommes pour servir, s'est rendu obéissant
jusqu'à la mort de la croix. Elles apprendront donc de
Lui à se soumettre en tout avec promptitude, avec sim-
plicité, avec joie et amour, sacrifiant leur jugement et
leur volonté. » Ainsi sortiront-elles, par l'obéissance, de
leur esprit propre ; par la pauvreté, du siècle et de ses
faux biens ; par la chasteté, de la chair et de ses séduc-
tions.
L'Institut parle de même de la douceur, de l'humi-
292 HISTOIRE DR MADAME BARAT
lité, de la simplicité, de la charité : ce sont autant de
vertus du Cœur de Jésus-Christ, sur lesquelles la novice
se modèle un cœur nouveau. Enfin, il n'y a pas jus-
qu'aux actions les plus communes, le sommeil, les
repas, les récréations, qui, jetées, pour ainsi dire,
dans ce moule surhumain, n'en doivent ressortir di-
vinisées ^
Déjà, sui le seuil des Constitutions, il est possible
de voir le premier caractère de la religion du sacré
Cœur; je veux dire sa profondeur et sa solidité. Elle
repose sur Jésus -Christ et sur ce qu'il y a de plus in-
time en Jésus -Christ : son Cœur. Instruite par saint
Paul « qu'il n'y a pas d'autre fondement à l'édifice du
salut que le Seigneur Jésus », la règle fait consister
toute science à le connaître, toute piété à l'adorer, toute
vertu à l'imiter, toute félicité à l'aimer. Elle n'est donc
au fond que la discipline parfaite de l'Évangile. Si
quelque chose la distingue, c'est que, ne s'en tenant pas
aux surfaces d'une vaine et creuse religion, elle entend
pénétrer jusque « dans les dernières profondeurs du
Christ », et, comme son nom l'indique, chercher dans
son cœur même la source de cette vie qui faisait dire
à l'Apôtre : « Ma vie à moi c'est Jésus-Christ : Milii vi-
vere Christus est. »
Cependant, à côté du sacré Cœur de Jésus, il y a un
autre Cœur que l'Institut se propose également d'étu-
dier, d'honorer, d'imiter. Qui ne l'a deviné? c'est le
0 très-saint Ccour de Marie, si parfaitement conforme
1 Conslitulions , 2' ['arlie, cli. ii. — De l'Iînlrée au nwiciat jtuqu'iÀ
l'émission des premiers vœujc, p. '.Vi à •■•2. — Cf. le P. de Ravignan, De
V Existence el de l'instilut des JésuHes, cli. ii. Les Constitulions : \' A'o-
vicial , p. lO el l'J.
LES CONSTITUTIONS 293
à celui de son divin Fils ». En effet, quel modèle n'est-
ce pas pour une vierge que cette Vierge de Juda qui,
selon l'ingénieuse pensée du Père Varin , a fait son
postulat dans la retraite du temple de Jérusalem , son
noviciat à Nazareth, où sa fidélité à l'Esprit-Saint, et sa
docilité aux paroles de l'Ange, lui méritèrent de pos-
séder et de porter Jésus ; enfin , sa profession à Bethlé-
hem, où la Mère de Dieu commence à donner son divin
Fils au monde. C'est pourquoi, attentives à servir et
honorer cette Mère admirable, les novices réciteront
son office chaque jour ; surtout elles s'efforceront de
reproduire en leurs âmes la physionomie de son hu-
milité, de son obéissance, de sa modestie; enfin elles
propageront son culte ; et les deux grandes dévotions
que l'Institut se donnait principalement la mission de
répandre dans les temps présents, c'était celle du sacré
Coeur de Jésus, et celle de l'Immaculée Conception de
Marie.
Après deux années d'épreuves, la novice peut être
admise par la supérieure à prononcer ses premiers
vœux. La règle appelle ainsi les trois vœux simples
d'obéissance, de pauvreté et de chasteté, qui, d'abord
temporaires, furent rendus perpétuels après le conseil
général de 1826. Lors donc qu'elle a été examinée par
l'évoque ou par son délégué, un jour la novice s'ap-
proche de l'autel. Là, devant le saint Sacrement, elle
reçoit des mains du prêtre le voile noir, le crucifix;
et ayant protesté, devant l'assemblée, de la pleine li-
berté de ses engagements, elle les formule « en pré-
sence de Dieu, de la Vierge Marie et de toute la cour
céleste ».
Le noviciat est terminé; et voici que va commencer,
294 HISTOIRK DK MADAMK BARAT
pour la nouvelle religieuse, rexercice d'un ministère
qu'elle n'a encore connu qu'en spéculation. « Liée à la
Société, disent les Constitutions, elle recevra, avec une
sainte indifTérence et un abandon parfait à la volonté de
Dieu, sa destination pour celle des maisons où la supé-
rieure générale jugera à propos de la placer. » — « Que
si, ajoutent les règles, quelque prédilection peut lui être
permise, elle devra regarder comme une faveur d'être
employée dans les classes des pauvres, dont la condi-
tion a eu tant de charmes pour le Cœur de Jésus, qu'il
a voulu naître, vivre et mourir dans la plus extrême
pauvreté! » Quant aux sœurs coadjutrices, les règles les
félicitent de ce que, « leur état les retenant dans une vie
humble, cachée, laborieuse, il les rend plus conformes à
Jésus- Christ, leur Époux, qui a voulu passer dans
l'obscurité les trente premières années de sa vie mor-
telle <. »
Cependant il resto encore un degré à franchir. « La
religieuse des premiers vœux » est liée à la Société, mais
la Société ne s'engage pas envers elle irrévocablement.
Toujours dans la même vue de n'unir à Jésus-Christ
qu'une épouse digne de lui. riiislitut veut réprouver
encore , se réservant le droit de la délier de ses serments
et de la rendre au siècle, si la gloire de Dieu l'exige.
La nouvelle consacrée n'est donc pas encore professe ;
elle n'est qu'aspiraiite . Il lui faudra, en elTet, aspirer au
bonheur de la profession encore pendant cinq ans, que
la règle considère comme la continuation de son novi-
ciat. « En conséquence elle en devra conserver les pra-
I ( nuslitulums , 1' pDili.-, cil, Ml. — iJrs }>rc)niers vifti.rjii<:,jU'ni.v
(lerniri'S, \>. .'j'2-(J0.
LES CONSTITUTIONS 295
tiques, rendre compte fidèlement de l'état de son âme
à sa supérieure; faire deux fois l'année une retraite
consacrée à la revue de ses fautes et couronnée par le
renouvellement de ses vœux. » Selon les constitutions,
chaque nouveau degré 'dans l'état religieux doit être re-
gardé comme un pas de plus à faire vers la perfection
à laquelle il faut tendre jusqu'au dernier soupir. » —
« Quiconque aime Jésus-Christ, a écrit Bossuet, com-
mence toujours à faimer. Il compte pour rien tout ce
qu'il a fait pour cela. C'est pourquoi il désire toujours,
et c'est ce désir qui rend l'amour infinie »
Les cinq ans révolus, la supérieure générale désigne
celles des aspirantes qui peuvent être admises à leurs
derniers vœux. Mais avant de leur permettre de faire
ce pas suprême, la règle les arrête. Une dernière
probation, dont la durée, qui était primitivement de
trois mois, est .maintenant de six, les retient sur le
seuil. Ce second noviciat, fait d'ordinaire dans l'âge de
la maturité, au lendemain des premières expériences-
de la vie, est un des plus puissants moyens de renou-
vellement et de progrès spirituel que le Sacré-Cœur ait
empruntés aux Constitutions de la Compagnie de Jésus.
« C'est le chef-d'œuvre de saint Ignace, » a écrit un de
ses fils'^ Pendant ce temps, plus d'étude, plus d'ensei-
gnement, plus d'emplois; mais de longs moments don-
nés à « l'oraison, au silence, aux méditations, à la vie
intérieure : c'est une longue retraite : Ecce Sponsus ve-
nit! A l'approche de l'Époux divin, les vierges sages
préparent leurs lampes pour venir au-devant de Lui.
1 Bossuet à une demoiselle de Metz. Lettre 1"^.
2 V. le P. de Ravignan, De l'Existence et de l'Inslilut des Jésuites,
ch. m, p. 48 et 49.
296 HISTOIRE DR MADAME BARAT
Enfin arrive le jour de la profession. Aucune solennité
n'égale celle-là dans la vie religieuse. La famille y est
conviée, les fidèles du dehors peuvent aussi y prendre
part; l'Église y déploie une pompe et une allégresse
nuptiales. C'est vraiment le mariage avec l'Epoux des
âmes; et son cérémonial rappelle en tout le rit des noces
sacramentelles. — « Vous consentez donc à prendre
Jésus- Christ crucifié pour votre Époux? demande le
prêtre à l'aspirante. — Oui, mon Père, répond-elle,
j'y consens de tout mon cœur. — Recevez donc cet an-
neau comme la marque de Téternelle alliance que vous
allez contracter avec Lui. » Alors la supérieure met ce
signe béni au doigt de la religieuse, et le célébrant lui
dit, dans la langue de l'Église : « Que cet anneau soit
le signe de votre fidélité, le sceau du Saint-Esprit, et
qu'ainsi vous soyez l'Épouse de Jésus-Christ, toute dé-
vouée à le servir. » Le prêtre lui présente de même la
croix d'argent, en disant: « P.ccevez, ma fille, ce gage
. précieux de l'amour de Jésus-Christ, et souvenez- vous
qu'en devenant son épouse, vous devez désormais vivre
en conformité et en union avec son divin Cœur. » Cette
croix symbolique porte inscrits ces mots : Cor umnn et
anima unain Corde Jesu, « Un môme cœur, une môme
âme dans le Cœur de Jésus. » Puis, pendant que la
supérieure lui suspend au cou « ce joug doux et lé-
ger », le célébrant ajoute ces paroles du Cantique, tant
citées dans les lettres de M""" Baral : « Que votre Hien-
Aimé vous soit un bouquet de myrrlio, et qu'il reste sur
votre cœur en signe d'amour et d'union éternelle. Ainsi
soit-il. »
Voilà la profession. C'est l'agrégation pleine à l;i
la Société: la religieuse se lie à elle pour louj(»ur.««;
LES CONSTITUTIONS 297
et, réciproquement, la Société l'adopte d'une manière
irrévocable, s'obligeant à la garder à la vie , à la mort.
Le pape seul désormais aura le pouvoir de rompre
cette alliance solennelle, rendue indissoluble par le vœu
de stabilité qu'on y joignit plus tard. C'est donc l'holo-
causte parfait, comme l'appelent les Pères. « Lorsque
le chrétien, dit saint Grégoire le Grand, voue à Dieu
tout ce qu'il a, tout ce qu'il est, tout ce qu'il aime,
cela s'appelle l'holocauste '. » La perpétuité de ce
lien volontaire donne à l'amour de l'homme quelque
chose de la permanence et de l'éternité de l'amour de
Dieu.
Mais au moins la profession n'est-elle pas pour la
religieuse le terme du long travail intérieur sur son
âme? Ne va-t-elle pas enfin s'asseoir et se reposer?
« Au contraire, dit la règle, c'est alors surtout que
les épouses de Jésus-Christ doivent se tenir pour plus
étroitement obligées à tendre à la perfection , puis-
qu'elles viennent d'en contracter l'engagement solennel
à la face du ciel et de la terre. » Non contentes de pra-
tiquer les vertus de leurs trois vœux , il faut qu'elles
y excellent. Le temps n'est plus pour elles « de cher-
cher leur route, comme dans le noviciat, mais de courir
dans la carrière, afin de servir de guides à celles qui
sont encore dans le temps des épreuves ».
D'ailleurs, ici l'amour porte tout, rend tout aimable.
Un souffle d'allégresse court à travers cette règle :
elle veut que le mariage dont elle est le contrat soit un
1 Cum quis omne quod habet, omne quod vivit, omne quod sapit
omnipolenti Deo voverit, holocauslum est... Quid est nisi holocauslum
ofTerunt, imô mngis holocauslum finiit? (S. Greg. Mag. in Ezechiel
Humil. VIII, lij.)
298 HISTOIRE DE MADAME «ARAT
mariage heureux. « Heureuses donc, est-il écrit, heu-
reuses seront les professes dans leur pauvreté, quand,
non contentes de se retrancher le superflu, elles trouve-
ront l'occasion de ressentir la privation d'une partie du
nécessaire, et de se rapprocher ainsi du divin Epoux,
qui, étant le Maître du ciel et de la terre, a vécu néan-
moins dans le plus entier dénûment de toutes choses. »
Heureuses seront- elles dans leur humilité, « quand
chacune d'elles verra qu'on lui donne ce qu'il y a de
plus vil et de plus grossier, et qu'on la traite comme la
dernière de la maison; puisant cette joie si douce dans
le Cœur de Jésus, qui, par amour pour elles, a voulu
être traité comme le dernier des hommes et le rebut
du peuple. » Heureuses seront-elles dans leur obéis-
sance, « quand, recevant les ordres, les avis, les répri-
mandes même de leur supérieure, elles feront connaître,
par la promptitude et la joie douce et modeste de leur
soumission, l'union de leur cœur avec le divin Coi'ur de
Jésus. » Ainsi, montant au sein d'une lumière crois-
sante, « les religieuses s'avanceront de plus en plus
dans les voies de la perfection , et se prépareront à
l'union éternelle avec leur divin Epoux*. »
Orr peut voir maintenant par quelles étapes graduel-
lement ménagées, le postulat, lo noviciat, la probation,
la profession , découvrant sans cesse à l'àme des pers-
pectives plus hantes, la tiennent en haleine et stimulent
sa marche vers l'objet idéal qu'elle poursuit sans cesse,
avec la consolation d'en approcher de plus en plus, et
l'humble désespoir de ne rallcindre jamais. « Toute la
• Constiludonf, 2' parti"', rli. iv. — Des dernifrs vofu.r jusiju'<t ^l mort,
p. Ca\-i\'J.
LES CONSTITCTIONS 299
vie du chrétien, dit saint Augustin, n'est qu'une aspi-
ration vers le souverain Bien. Dieu, en le faisant at-
tendre, en augmente le désir; ce désir agrandit l'âme;
et, en l'agrandissant, la rend capable de son objet'. »
Telle est aussi l'ordonnance et la gradation de la vie
religieuse, au Sacré-Cœur.
L'heure dernière de l'existence n'échappe pas à l'é-
treinte de cette chaîne puissante. Elle a son règle-
ment, à la suite des autres, comme devant les cou-
ronner par le détachement suprême , et consommer
l'holocauste.
Dès les premières atteintes de la maladie, les épouses
de la croix sont averties de lui faire bon accueil, « puis-
que c'est dans cet état d'humiliation et de souffrance
qu'elles auront plus d'occasions de s'unir au sacré
Cœur de Jésus. » De ce point de vue divin, tout se
transfigure. Élevant la malade à une dignité surna-
turelle, la règle lui rappelle « qu'en entrant dans la
Société du Sacré-Cœur de Jésus, elle s'est consacrée à
Dieu en qualité de victime, et qu'elle doit se dévouer à
cette grande fonction , en union avec le Cœur du Sauveur
des hommes, qui s'est offert à son Père comme victime
universelle ». Le lit d'infirmité où elle est clouée de-
vient ainsi un autel où elle doit « retracer l'image de
l'Homme de douleurs ». Fidèle à cet exemple, elle se
soumettra à tout, elle acceptera tout. Elle acceptera soit
de souffrir, soit de guérir, en union avec Celui « qui a
été obéissant jusqu'à la mort de la croix. ». Elle accep-
tera le traitement qu'on lui fera suivre, « pour l'amour
1 Tota vita christiaiii Boni desiderium est... Deus differendo exlendil
desiderium; desiderando exlendil animuin, extcndendo facit capacem.
(S. Aug. In epistol. i Joan. Tract, iv.)
300 HISTOIRE DE MADAME BARAT
de Jésus-Christ, qui, par amour pour elle, a bu le
fiel et le vinaigre, et a daigné épuiser le calice jusqu'à
la lie. »
Plus le dernier moment approche, plus la mou-
rante redoublera de générosité. « A l'heure de l'ago-
nie, tâchant de ne rien perdre du prix de ce dernier
sacrifice si glorieux à Dieu et si méritoire pour elle-
même, elle prononcera dans un sentiment d'humilité
ces paroles de son divin Époux : In mamis tuas, Do-
mine, commendo spiritum meum. » Cet acte d'abandon
achevant et couronnant ceux de sa vie entière, la règle
demande qu'il soit encore plus parfait et plus géné-
reux que les autres. « Quelle consolation, dit-elle, dans
ce moment d'où va dépendre une éternité, de remettre
son âme à Dieu , en union avec le Cœur de son divin
Fils! » Ainsi doit mourir une épouse de Jésus-Christ;
elle ne succombe pas, mais, comme son Époux, elle
s'immole. Elle a vécu avec lui, en conformité fidèle;
et maintenant rien ne manquant plus à cette conformité
dans la mort comme dans la vie, c'est au Ciel d'en
achever la consommation.
On le comprend assez , de telles vies et de telles morts
ne s'accommodent guère avec un lâche égoïsme, et.
après ce qu'on vient de lire, il n'est plus besoin de
nommer l'esprit du Sacré-Cœur; il éclate do loulc:^
parts. La gkxNÉrosité, une générosité qui ne refuse rien
et qui ne recule jamais devant aucun sacrifice : tout à
Dieu ! toul pour Dieu ! Quelle disposition est, plus que
celle-là, conforme au Cœur de Jésus, tel qu'il nous est
montré dans le saint évangile? C'était, on ^'cn sou-
vient, la vertu dont la Sociclé avait fait élection avant
de se conslituci'. Elle l'avait ensuite imprimée dans
LES CONSTITUTIONS 301
sa vie, avant de l'écrire dans un code et d'en faire sa loi.
Maintenant, grâce à cette loi, les épouses du Cœur de
Jésus ne s'appartiennent plus; elles ne veulent que ce
qu'il veut ; et quel que soit le sacrifice qu'il leur demande
désormais: celui de la famille, de l'amitié, de la patrie,
de la santé, de la vie, Il l'obtiendra de droit. Tout lui est
assujetti par le vœu de l'amour, et l'héroïsme lui-même
n'est plus qu'une conséquence naturelle et toute simple
de ce domaine de Dieu.
Après avoir ainsi institué la vie spirituelle et inté-
rieure à ses différents degrés, les Constitutions entrent
dans la vie extérieure de la Société : l'œuvre de son
apostolat, principalement par l'éducation des enfants ;
c'est la troisième partie des Constitutions. Mais, comme
ce fut seulement cinq ans après ce conseil qu'une autre
assemblée y mit la dernière main, nous remettons à
cette date d'en donner l'exposé et le développement.
Pour achever son ouvrage, le Conseil n'avait plus
qu'à statuer sur le gouvernement de la Société : c'est
la dernière partie des Constitutions.
La principale question était la durée de la charge de
la supérieure générale. M""^ Barat se fût vue remplacée
avec joie, car jamais elle n'avait tant désiré la retraite.
« Ah ! disait-elle récemment dans une de ses lettres, que
j'envie un sort tranquille! mais tout bas, parce que
Notre -Seigneur peut m'entendre, et II ne serait pas
content. Il veut qu'on aime sa volonté, et cette volonté
m'impose un genre de vie bien autre que celui de mon
choix*. »
1 Paris, Il dL-cembre 1813.
302 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Ce goût d'une vie cachée allait être encore une fois et
définilivemcnt contrarié dans le Conseil ; car la pre-
mière chose qu'on y décida, fut que « la supérieure
générale était à vie ».
La supérieure générale est le premier ministre du
Cœur de Jésus dans la Société. Voilà pourquoi, selon
les Constitutions, « elle doit être la personne la plus
intimement unie à ce Cœur sacré, afin de puiser dans
cette source les lumières et les grâces nécessaires pour
elle-même et pour tous les membres de la Société ».
Voilà pourquoi encore son autorité doit être aussi douce
que forte, « sachant si bien la tempérer par l'esprit
d'humilité et de charité qu'on puisse reconnaître en elle
l'esprit et le Cœur de Celui qui a dit : « Apprenez de
moi que je suis doux et humble de co?ur. » Ainsi se
légitime le nom de supérieure et celui de mère qui lui
sera donné indistinctement, mais avec une préférence
marquée pour le second.
Ses attributions sont très-considérables; la mère gé-
nérale concentre dans sa main tout le gouvernement
de sa grande famille. A elle appartiennent l'admis-
sion au postulat, au noviciat, aux vœux: la fondation
des maisons et leur inspection; la nominatii'n des su-
périeures et principales officières; Tadministralion des
biens et la gestion des affaires de la Société; le main-
tien vigilant des Constitutions; la convocation du con-
seil général ou congrégation. La règle a voulu que
des liens nombreux, serrés, rattachassent à son centre
non -seulement le corps de la Société, mais même cha-
cun de ses membres ; et une sage permission leur
est accordée de correspondre avec leur mère, sans in-
termédiaire.
LES CONSTITUTIONS 303
Cependant ces charges pesantes appelaient un se-
cours, ce pouvoir un contrôle et un contre-poids. La
règle y a pourvu par la création d'un conseil permanent
donné à la supérieure, élu par la Société, et composé de
trois assistantes générales ayant voix délibérative dans
tout ce qui regarde le gouvernement. Les Constitutions
placent également auprès d'elle une économe générale,
une secrétaire générale, enfin une admonitrice, sorte
de conscience extérieure, « chargée de lui présenter,
selon les circonstances , les observations et les avis qui
paraîtraient intéresser le bien de la Société ou sa per-
fection personnelle'! » L'esprit du sacré Cœur pouvait
seul rendre possible l'exercice d'une si sage mais si
déUcate institution.
Ayant pourvu de même ou d'une manière analogue
au gouvernement des maisons particulières, les Con-
stitutions , dans un dernier chapitre , indiquent les
moyens extérieurs et intérieurs de conserver la Société
dans l'esprit de son Institut. On met , en tête des
moyens extérieurs, l'action d'un conseil ou congréga-
tion générale que la supérieure doit convoquer tous les
six ans pour traiter des affaires de la Société. Quant
aux moyens intérieurs, humilité, obéissance, charité,
esprit de prière, ils se résument tous dans l'amour
effectif du sacré Cœur de Jésus. Ainsi, comme il a
été le premier mot des statuts, le Cœur de Notre-
Seigneur en est le dernier; et tout ce code se termine
par le vœu que Jésus- Christ adressait à son Père la
veille de sa Passion : « 0 Père, faites qu'ils soient un en
vous, comme vous êtes en moi, et moi en vous, et que
ce soit la consommation de l'Unité. »
1 Co7islUutions , A' [)av[ie, ch. i"-, p. 131-133.
304 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Telle fut dans l'origine, telle est encore aujourd'hui
cette législation appelée à régir un si grand nombre
d'àmes ; si divine et si humaine à la fois, si énergique et
si tendre, où tout se traite entre le Cœur de Dieu et le
coeur de l'homme , placés perpétuellement en présence
l'un de l'autre. Fortement pénétrée de l'inspiration de
saint Ignace, mais trempée plus fortement encore aux
sources de l'Évangile, le sévère enthousiasme dont elle
est le fruit ne lui a rien enlevé du caractère de modé-
ration et de sagesse pratique qui sauvegarde partout la
vie de la raison, sous la domination souveraine de la
grâce. Étrangère aussi bien à toute vue étroite, à tout
minutieux détail qu'à toute exaltation purement spécu-
lative, elle semble facile et douce au sein d'une pensée
générale fort sévère, parce que cette sévérité atteint
plutôt l'âme que le corps, et que d'ailleurs la croix n'y
est jamais présentée que par les mains de l'amour.
« J'ai lu, disait plus tard le cardinal Racanali, j'ai
lu par devoir les Constitutions de presque tous les
Ordres, soit anciens, soit modernes. Toutes sont belles,
admirables, marquées du sceau de Dieu. Mais celle-ci
m'a paru exceller entre toutes parce qu'elle renferme
l'essence de la perfection religieuse, et qu'elle est en
même temps un chef-d'œuvre d'unilé. Le Sacré-Cœur
de Jésus est à la fois le pivot sur lequel tout se meut
et le terme où tout aboutit. »
Cependant cette Société, si forloment rallachée au
Cœur de Jésus-Christ et à rautorité de la supérieure,
jjar quel lien de dépendance allait-elle l'être à l'autorité
de l'Église? Une des recommandations failes le plus
fré(iuemment à la mère générale et aux supérieures
locales par les Constitutions, c'était de « regarder lé-
LES CONSTITUTIONS 305
vêque diocésain comme leur supérieur d'institution di-
vine ; — d'avoir pour les évoques tout le respect et toute
la vénération qu'exige le caractère auguste dont ils sont
revêtus; — d'éviter tout ce qui pourrait déplaire à
révêque dans l'ordre et la conduite de chaque maison
particulière, et de lui faire rendre partout les hommages
de filiale soumission qui lui sont dus^ »
Toutefois un Institut appelé visiblement à s'étendre
au loin devait-il être exposé à l'inévitable variété qu'in-
troduirait dans ses règles l'ingérence personnelle de
chacun des Ordinaires? Dès lors, en attendant le jour
où l'approbation du Souverain Pontife couvrirait tout
l'Ordre de sa main tutélaire, n'était -il pas nécessaire
qu'un haut personnage ecclésiastique, également in-
fluent dans l'Église et l'État, sauvegardât ses lois par sa
protection?
Dans cette vue , M"^ Barat s'adressa au grand au-
mônier de France, M^ Alexandre de Talleyrand-Pé-
rigord, archevêque de Reims, et le pria d'agréer le titre
de supérieur général de sa Société. Voici par quelles
lignes se termine la lettre qu'elle lui écrivit : « Sou-
mises à la juridiction de l'Ordinaire dans tous les dio-
cèses où nous nous trouvons, nous n'avions qu'un vœu
à former. Monseigneur, celui d'être sous la surveillance
d'un prélat qui eût l'autorité et le droit de nous faire
observer nos saintes règles, partout où nous aurions des
établissements ^ »
La réponse de Son Excellence, en date du 22 no-
vembre 1810, fut telle qu'on l'espérait : « Je me ferai
toujours un plaisir de contribuer au bien que vous vous
1 Constitutions, A' parLiu, chap. i*'', p. 132.
Lettre aulogr. daus le dossier des afTaires d'Amiens, n° 43.
1. - -JU
3atJ HISTOIRE DE MADAME BARAT
proposez de faire, en vous protégeant, en vous aidant
de mes conseils, et en maintenant dans votre Société
l'observation des règles et Tesprit de votre voca-
tion... »
M^' de Talleyrand-Périgord délégua à ces fonctions
de supérieur général le secrétaire môme de la grande
aumùnerie, M. l'abbé Perreau, que nous avons déjà
nommé dans cette histoire. C'était un de ces hommes
distingués et excellents, qui semblent nés pour faire
aimer la vertu. Il était si obligeant, si porté à rendre
service, qu'on disait qu'il s'y était engagé par vœu.
Mais sous cette bienveillance, se cachait une énergie
qui n'avait pas faibli devant la persécution. Dans les
derniers temps de l'Empire, il avait été jeté dans le
donjon de Vincennes, avec M. d'Astros, pour la cause
de l'Église et les droits du Saint-Siège; mais il avait
trouvé Dieu dans sa réclusion, et il s'y était fait une si
douce habitude de la solitude, du silence, que, depuis
ce temps, il ne se plaisait plus que dans la retraite.
Forcé de vivre à la cour, mais ne s'y donnant pas, refu-
sant pour lui-même les hautes dignités ecclésiastiques
qu'il faisait conférer aux autres; prédicateur peu disert,
mais esprit lucide , aussi apte aux aflaires qu'il les ai-
mait peu, M. Perreau allait être pour la Société du
Sacré-Cœur le plus précieux comme le plus dévoué des
amis.
On sentait cependant ({u'une chose restait à faire pour
couronner l'ouvrage des Constitutions : c'était la créa-
tion d'un noviciat général, (jui ou as.suràt robservalion
uniforme dans la Société. Dès 1814, RI"'" Darat écrivail
à M'"" Duchesne : o II nous faut à Paris une maison
assez vaste ])uur y contenir le noviciat général, avec un
NAISSANCE D'UN NOVICIAT GENERAL 307
pensionnat. Voilà un projet pour l'avenir, et qui serait
exécuté dès ce moment, si nous avions des fonds. » La
raison qu'elle en donnait, était le besoin de pourvoir à
l'unité d'esprit et de gouvernement. « Nous pouvons
dire, écrivait-elle à la même amie, que notre Société ne
prendra de la consistance que lorsqu'on pourra former
cet établissement. Le noviciat général donnera le même
esprit à toutes, et unira tous les cœurs au chef. Que
n'avons- nous pas déjà souffert de ces conduites parti-
culières de divers pays ! Je vous assure que la place que
j'occupe deviendrait impossible à remplir, si ce moyen
n'était mis promptement en vigueur. » Une autre con-
sidération, que sa foi et son amour plaçaient secrète-
ment au-dessus de celle-là, était que, dans cette mai-
son, on pourrait établir l'adoration perpétuelle du saint
Sacrement. « Ma chère Philippine, mandait -elle à la
même, vous serez bien contente dans quelque temps.
Nous établirons enfin l'adoration perpétuelle du sacré
Cœur de Jésus. C'est mon projet chéri ! »
Le Conseil général entra pleinement dans ces vues.
Une des premières choses inscrites dans le livre des
Constitutions fut : « qu'il y aurait adoration perpé-
tuelle dans la maison du noviciat, laquelle serait
unique autant que possible. » Paris fut désigné pour cet
établissement, et les mères du conseil ne voulurent pas
se séparer avant d'avoir pourvu à cette fondation.
Elles se dispersèrent donc, deux à deux, par la
ville, allant de quartier en quartier chercher une
demeure. Comme on était alors dans le temps de
l'Avent, elles s'unissaient à Marie demandant une
place aux gens de Bethléhem, pour son fils Jésus.
On avait d'abord pensé à l'Abbaye-aux-Bois; on finit
308 HISTOIRE DE MADAME BARAT
par se contenter d'une maison plus modeste, située
dans la rue des Postes. On la prit à loyer: un maître
de pension y tenait son école; il la laissa bientôt libre,
et la mère générale chargea M""" Duchesne des travaux
qui devaient en faire une décente habitation des épouses
de Dieu.
L'élection des assistantes générales devait terminer
le conseil. Une neuvaine de prières faite à Notre-Dame-
de-la- Délivrance précéda ce grand acte, et le Vô dé-
cembre on ouvrit le scrutin. Les noms de M""^* Bigeu,
de Gharbonnel et Grosier réunirent d'abord les voix.
M™^' Desmarquest, Geoffroy, Eugénie de Gramont furent
désignées ensuite. La digne mère Bigeu reçut les fonc-
tions d'admonilrice de la supérieure générale; la mère
de Chai'bonnel, celles d'économe générale; enfin la
mère Duchesne, investie des fonctions de secrétaire gé-
nérale, se réjouit d'une charge qui la fixait désormais
auprès de M""^ Barat. Telles sont les sept colonnes que
Dieu choisit à cette époque pour porter l'édifice de la
Société.
Le lendemain 10, octave de l'Immaculée Conception
de Marie, le Conseil se rendit dans la chapelle des
Récollets de la rue de Grenelle. C'était une simple
chambre; l'autel était dressé au fond d'une alcôve;
à droite et à gauche, on remarquait deux portraits :
l'un de saint Pierre, et au-dessous, Tanathème porté
contre quiconque n'écoute pas la véritable Eglise;
l'autre de saint Paul, avec l'analhème prononcé contre
quiconque n'aime pas Notre-Seigneur Jésus -Christ.
C'est dans cet oratoire que le nouveau supérieur gé-
néral délégué, M. l'abbé Perreau, célébra le saint
sacrifice, et reçut les engagements de chacune des
VICTOIRE DU SACRÉ-COEUR 309
mères. « Ce 16 décembre 1815, dit M"*® Duchesne,
fut donc un renouvellement pour notre Société, qui
avait toujours désiré d'appartenir de nom et d'effet au
sacré Cœur de Jésus. Cette journée se passa dans une
sainte allégresse. »
Deux jours après, M"*® Barat adressa à toutes ses mai-
sons une lettre dans laquelle elle faisait ressortir la vic-
toire obtenue par le sacré Cœur dans la Constitution de
la Société. « Tout le reste fût- il semblable entre nous
et l'essai qu'on a tenté à Rome, faisait -elle observer, il
resterait encore une différence essentielle : c'est que le
principe sur lequel notre Société est fondée est la dévo-
tion au sacré Cœur de Jésus; et qu'elle doit être telle-
ment dévouée à la gloire et au culte de ce divin Cœur
que tous ses travaux et fonctions se rapportent à Lui,
comme à leur dernière fin... »
Rappelant alors les souvenirs qui, de tout temps,
avaient consacré sa famille à ce grand objet : « Cette
fin, ajoutait-elle, est celle que Dieu s'est plu à mani-
fester dès l'origine de notre Société; et si les temps
orageux où elle a commencé en France ne nous ont pas
permis de faire profession ouverte de la consécration à
ce Cœur adorable, jamais cependant elle n'eut d'autre
but que celui-là. C'est en le poursuivant que, peut-être,
mériterons-nous un jour d'obtenir du Souverain Pon-
tife une approbation qui mettra enfin le comble à notre
bonheur^ »
Les conseillères quittèrent Paris dans les premières
semaines de 1816. Bientôt M""^ Barat apprit que toutes
ses maisons avaient reçu les règles comme la parole de
1 LeUres circulaires, (. I, n" 1 ; — Parip, 18 décembre \8\V).
310 HISTOIRE DE MADAME BAHAT
Dieu même, et que, de plus, à Grenoble, à Poitiers et à
Niort, l'autorité épiscopale les avait revêtues de Tap-
probalion la plus absolue.
Il n'y avait qu'Amiens qui donnât des inquiétudes.
Toutefois la lumière s'était déjà faite dans l'esprit de
M""" Eugénie de Gramont, qu'avait entièrement conquise
la clémente cliarilé de M""" Barat. Sa prudence fit le
reste.
Le 23 janvier, la mère générale se rendit à Amiens.
Elle commença par s'assurer l'appui de l'évêque, M^ de
Demandolx. Mais le secours sur lequel elle comptait
avant tout, c'était celui de Dieu. Elle pria, elle jeûna;
le Père Varin craignit même qu'elle ne portât trop
loin SCS macérations. Surtout elle se fit petite, pour
ne pas entraver l'opération divine. « Je sens, disait-
elle, que je ne suis qu'un instrument entre les mains
du Seigneur. C'est pour n'avoir pas d'obstacles à ses
desseins que le Tout-Puissant s'est servi d'un instru-
ment si pauvre. Il voulait que rien dans son ouvrage
ne fut de la main de l'homme. Dieu fera lui-même son
œuvre, je n'ai qu'à le laisser faire'. »
Fidèle à cet esprit, la sage mère se garda bien
d'assembler d'abord la Communauté : elle annonça seu-
lement qu'on pouvait venir la voir en particulier. « La
première fois qu'elle réunit ensuite ses religieuses,
raconte le journal de M'"" de Gi-amont d'Aster, c'est
à peine si elle effleura le sujet de l'irrégularité où
l'on était venu, mais elle s'étendit longuement sur la
bonté de Jésus- Christ et ses bienfaits envers la So-
ciété. » |]ll(j lut les Constitutions; et les noms des sacrés
i Ainicns, ICi l'.'vrii.T, n In iihto Ailriciiii<> Mi. lui.
L'UNANIMITÉ AU SACRÉ-COEUR 311
Cœurs de Jésus et de Marie furent Taimant qui com-
mença à attirer les âmes. On venait secrètement la
visiter, on pleurait à ses genoux, on se relevait ré-
concilié : « Je n'ai pas de plus grand bonheur que
celui de pardonner, » se plaisait à répéter la clémente
mère.
Une neuvaine qu'elle fit faire au sacré Cœur de Jésus
acheva la victoire. Il ne resta plus, à la fin, que deux
dissidentes; elles firent leur soumission en particulier;
et, le 12 février, M'"'' Barat se rendit auprès de Monsei-
gneur, pour l'informer que les Constitutions étaient
désormais acceptées unanimement. L'évêque lui en
témoigna une vive satisfaction : « Enfin vous voilà
miennes, tout à fait miennes, lui dit-il. Jusqu'ici, c'est
à peine si vous m'apparteniez; vous serez désormais la
plus chère portion de mon troupeau ^ »
Cette nouvelle fut reçue avec une joie indicible par
tous les amis du sacré Cœur : « Vous allez donc désor-
mais ne former qu'un cœur et qu'une âme pour glo-
rifier Dieu par le Cœur sacré de Jésus-Christ, écrivit
M. Perreau. Quel touchant spectacle! combien vous
devez en jouir. Madame, vous qui ne soupiriez qu'après
cet heureux moment!... C'est là une faveur toute parti-
culière, que vous devez sans doute à votre tendre dévo-
tion aux sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, et à la
pureté de vos intentions, comme à la simplicté de votre
obéissance. Lorsqu'on est heureux de mourir à tout,
pour ne vivre qu'à Jésus-Christ et ne chercher que Lui,
on est sûr de le trouver-. »
1 Journal de 3/"= de Gramonl d'Aster, p. 1 î.
2 Paris, lo février 1810. — Dossier des affaires d'A'.niens, n° '60.
312 HISTOIRE DE MADAME BARAT
L'abbé Gaston de Sambucy écrivait dans le même sens
à la supérieure : « Bénissons le Seigneur d'avoir fait
succéder le calme à l'orage; tous les coeurs de vos filles,
un instant divisés, n'avaient cessé d'être à Lui, et après
cet exemple, nous pouvons espérer tout de sa grâce pour
l'avenir ^ »
M. de Lamarche était encore plus triomphant que les
autres : « Il y avait longtemps, disait -il, que ses larmes
n'avaient coulé si délicieusement ; » et il se portait garant
auprès de M'"^ Barat que « celles de ses filles qui avaient
eu le plus de peine à se rendre, donneraient bientôt au
Sacré-Cœur le plus de satisfaction - ».
Une réparation spontanée et éclatante justifia promp-
lement cet espoir. On était dans la retraite prépara-
toire au renouvellement des vœux, et M""® Barat y faisait
chaque jour la conférence.' Elle y parlait avec une si
aimable charité que, dès le second jour, les cœurs qui
ne s'étaient encore qu'entr'ouverts, se sentirent pressés
d'éclater devant elle. L'entretien achevé, la mère géné-
rale se levait pour se retirer, lorsqu'une des plus an-
ciennes se jeta à ses genoux, et d'une voix brisée parle
repentir : « Ma Mère, lui dit-elle, nous vous reconnais-
sons bien pour notre véritable mère ; daignez aussi nous
reconnaître pour vos vraies filles! » En même temps,
toutes les autres s'étaient agenouillées; elles pleuraient,
elles ne savaient que répéter ces mots : « Ma mère! vous
êtes ma mère! » M'"® Barat, troublée, fut obligée de se
rasseoir; clic ne put que leur dire : « Dieu sait l'affec-
tion que je n'ai jamais cessé de vous porter! » — « Que
1 Paris, 20 février 1810. — Dossier des affaires d'Amiens, n» .'13.
2 CiiiL'iiiiTos, Ifi févrif^r I^ilH. — nopt-icr des niïain's d'Aiiiioiis. ii" M.
L'UNANIMITÉ AU SACRÉ-COEUR 313
nous VOUS avons fait souffrir! » lui répondaient les
sœurs, toujours agenouillées. M""^ Barat les releva :
« Allons, dit- elle, je vois bien qu'il faut nous embras-
ser ! » Après quoi, moitié pleurant, moitié souriant, elle
prit et serra chacune d'elles dans ses bras , puis elle se
hâta de sortir pour rendre grâces à Dieu^ »
« Dès ce moment, le bonheur rentra dans la maison,
ajoute le journal de M""® de Gramont d'Aster. Chacune
reprit sa gaieté, et l'on ne pensa plus qu'à préparer la
fête de la prise d'habit. » Celle-ci eut lieu le jeudi 29 fé-
vrier. M"*" Barat y reçut l'anneau et la croix de la
main de l'assistante, M™° Eugénie de Gramont, à qui
la mère supérieure les donna à son tour. Ces deux
âmes étaient maintenant si étroitement unies, que
M"'° de Gramont d'Aster n'en pouvait taire sa joie :
« L'union qui règne entre la mère générale et M"*^ Eu-
génie est d'un grand exemple, et aussi édifiante que
consolante, » écrivait-elle dans le journal d'Amiens.
Les règles rétablies, l'esprit religieux ressuscité dans
la communauté, les études fortifiées dans le pensionnat,
l'ordre et l'économie reconstitués dans le temporel, fu-
rent autant d'œuvres qu'elles accomplirent de concert.
Avant de se retirer. M""" Barat désigna M"'" Eugénie de
Gramont comme maîtresse du pensionnat et du noviciat.
M"'" de Gramont d'Aster, nommée seconde assistante, de-
vait avoir la direction de la communauté. Enfin, M""" Gro-
sier leur fut promise pour supérieure. Cela fait, la mère
générale partit le 27 avril, laissant la maison d'Amiens
réconciliée et transforpiée.
Rien ne semblait manquer à cette œuvre de paix,
1 Journal aulogr. de la mcrc de Gramont d'Aster, p. 0.
314 HISTOIRE DE MADAME BARAT
quand, quelques mois après, le sceau de l'Église y fut
mis par une lettre de Pie VII aux Vicaires généraux ca-
pitulaires de Poitiers. Le Pape les félicitait de « possé-
der dans leur diocèse deux maisons du Sacré-Cœur qui
s'employaient avec un si grand fruit à l'éducation des
filles ». Il regrettait la méprise qui les avait troublées et
un instant désunies. Il terminait enfin en exprimant le
vœu « que la tranquillité et la parfaite concorde revins-
sent dans les cœurs de toutes, afin qu'elles continuas-
sent à servir Dieu dans la paix, et à former la jeunesse
aux vertus et à la piété chrétiennes* ».
La crise était terminée; et le Sacré-Cœur allait ac-
complir désormais, avec la pleine et puissante liberté de
son zèle, l'œuvre de régénération dont M. de Lamarche
venait d'écrire ces belles paroles à M'"'' Barat : « Quelle
œuvre admirable , et comment l'opérer, si ce n'est en
recevant et communiquant les divines influences d'un
Dieu qui n'a cessé d'aimer un pays où l'irréligion, l'im-
piété, les crimes de toute espèce se sont réunis pour en
couvrir toute la surface d'infamies et de profanations de
tout genre ! 0 filles aînées du Sacré-Cœur, que votre
destination est grande!... Mais que vos obligations sont
relevées! Que vous êtes obligées d'aimer et de faire ai-
mer un Dieu si libéral à votre égard! Que le choix
que Jésus fait de vous pour être, non-seulement les
épouses, mais les apôtres de son Cœur, doit vous
porter à une vive et active reconnaissance ! — Adieu ,
je suis heureux de me recommander aux prières d'une
Société qui ne fait plus (ju'un seul cteur dans le Cœur
de Jésus-! »
« LcUre liu \l'> juin ls|C.
2 CuigiiiiTcs, 17 fôvrier 1810.
TRIOMPHE DU SACRÉ-COEUR 315
A partir de ce moment une ère nouvelle s'ouvre
pour la Société. La longue stérilité dont elle était
frappée depuis 1808, fait place désormais à une fécon-
dité qui couvre de fondations non- seulement la France
et les États voisins, mais les Terres lointaines. En môme
temps la vie religieuse s'unifie et s'organise dans le
centre que vient de créer l'institution d'un noviciat gé-
néral à Paris. L'âme de toute cette action intérieure et
extérieure, c'est M"° Barat. Plus sa Société s'étend,
plus sa sainteté grandit. Tel est, en abrégé, le. tableau
que présente la nouvelle période dans laquelle nous
entrons, et que nous retracerons dans le livre sui-
vant.
LIVRE IV
L'EXPANSION DU SACRÉ-CŒUR
LIVRE IV
CHAPITRE PREMIER
LA FONDATION DE l'ARIS
181G-1818
Épreuve spirituelle de M'"^ Barat ; la solitude du cœur; Dieu unique-
ment aimable. — La colonie de Cuignières transférée à Beauvais. —
Visite de Poitiers, de Niort et de l'orphelinat de Sainte-Pezenne. —
— Progrès des mères Geoffroy et Emilie Giraud. — Installation de la
maison de Paris; les premières novices et pensionnaires. — Bénédic-
tion de la chapelle. — Paroles du P. Varin. — Retraite du P. Roger. —
M"" Eugénie Aude. — Ulia Pater. — Les fidèles du Sacré-Cœur. —
Fondation de Quimper. — Le pensionnat de Paris. — M""° Eugénie de
Gramont, maîtresse générale. — Son repentir, l'affection de M"'= Barat.
— Épidémie au pensionnat. — Alarmes et dévouement de M"'« Barat. —
La maison renaît. — Dieu tout!
Les premiers temps du séjour de M™^ Barat à Paris,
pendant et après le conseil général, furent des jours
de grandes désolations intérieures. Dieu ne veut pas
que ses saints jouissent ici -bas du bien qu'ils font.
« Il en arrive d'eux, écrit sainte Thérèse, comme des
320 HISTOIRE DE MADAME BARAT
enfants qui travaillent dans le champ de leur père. Ils
ne sont pas payés à la journée comme les autres, mais
ils reçoivent leur récompense tout à la fois. » Cette
récompense c'est Dieu môme; et, pour qu'ils ne l'ou-
blient pas, quel vide désolé il se plaît à creuser dans
les cœurs magnanimes, au lendemain de leurs meil-
leures œuvres et de leurs plus purs succès!
Nous en avons le spectacle dans les lettres écrites
alors par M'"" Barat. Au sein de la ville de. Paris,
« à la source des lumières, » comme elle s'exprimait,
elle se trouva plus que jamais seule, triste, délaissée
de toute créature. On l'entend s'écrier : « C'est la voie
du désert qui s'ouvre maintenant devant moi 1 » On la
voit aller et revenir vers ceux dont elle espérait secours
et direction : ils ne lui répondaient plus. Le Père
Varin s'était replongé dans le travail de son noviciat;
M. Montaigne, accablé d'âge et d'infirmités, ne pou-
vait ou ne voulait plus s'occuper de son àme : « Il
n'a pas pu me donner un quart d'heure, disait-elle. Ce
vénérable Père, en qui j'ai une confiance sans bornes,
et dont l'àme est si étroitement unie à la mienne, ne
pourra bientôt plus nous servir que par ses soulTrances
et ses prières. » Dans d'autres lettres, elle disait qu'elle
était devenue « trisle et ennuyeuse même en récréa-
lion. » Le monde lui était à charge; elle s'en accusait
elle-même la première. Quelquefois aussi elle en accu-
sait Paris, et elle tournait des regards de regrets vers
la montagne de Grenoble où le Ciel, jadis, avait fait
pleuvoir sur clic tant de bénédictions.
Le dernier mot de cette soulTrance, comme de toutes
les autres , ce fut l'acceptation de la volonté de Dieu :
« Qu'elle s'accomplisse en tout sur sa petite servante,
SA SOLITUDE DU COEUR 321
écrivait-elle en parlant de ses délaissements. Il vaut
mieux que nous vivions dans le dépouillement de tout.
Le Seigneur depuis longtemps , et particulièrement
dans ces derniers jours, m'a donné une grande con-
viction que tel est son bon plaisir... Sachons tout sacri-
fier de ce qui pourrait déplaire aux yeux jaloux de
l'Époux. » Comprenant qu'après tout ces grands vides
de l'âme ne sont que la place de Dieu, et qu'il ne la
creuse en nous qu'afîn de la remplir, elle disait en-
core : « 0 solitude du cœur, solitude, que tu es bonne,
quoique tu sois souvent pénible! Si, dans cet état, Jésus
ne règne pas encore en maître, du moins la place est
vide, et si nous continuons à la bien dégager, il ne
tardera pas à venir, et il comblera tout de son immen-
sité. T>
Tel fut, en effet, l'ouvrage de l'amour divin dans
M™^ Barat. Persuadée que Dieu seul est nécessaire et
qu'il suffit à tout, voici comment elle se faisait de
toute créature un degré d'ascension pour remonter vers
Lui : « 0 mon Dieu, disait-ello dans ses heures d'an-
goisses, que notre pauvre cœur a donc à souffrir jus-
qu'à ce qu'il se repose uniquement en vous! Quant
à moi, en voyant tout ce qui m'environne, que vo-
lontiers je dirais , avec un Saint du dernier siècle :
« Non , vous n'êtes pas mon Dieu ! Si j'entends avec
charme l'homme instruit et aimable déployer dans sa
parole les richesses de son esprit, je suis bientôt obli-
gée de dire en m'élevant plus haut : Non , vous n'êtes
pas mon Dieu! Si je converse avec un saint, je bénis
le Seigneur de lui avoir donné un petit écoulement
de la perfection infinie, mais bientôt je dis encore :
Non, vous n'êtes pas mon Dieu! Mais ce Dieu vers qui
3Î2 HISTOIRE DE MADAME CARAT
je m'élance sans pouvoir alleindre à Lui, ce Dieu pour
qui je suis faite, du moins quel est-il donc? Ah! mon
Dieu est un Dieu caché!... Arrêtons-nous là, ma fille;
lorsque nous nous reverrons, nous parlerons du Dieu
caché et du Dieu inconnu. Quel traité une âme inté-
rieure et aimante pourrait faire sur ces paroles! Je sens
quelque chose; mais je ne pourrais l'exprimer : c'est
encore pour moi le Dieu inconnu... Adieu, je dérai-
sonne. C'est pour ménager ma réputation que je me tais
et vous quitte. Adieu* ! »
Cependant la supérieure s'était remise à ses œuvres.
Depuis la chute de l'Empire et le retour de la liberté
religieuse, la résidence de Cuignières n'avait plus de
raison d'être. On entendait des hommes du plus grand
mérite regretter que tant de vertu et d'instruction de-
meurassent enfouies dans un village. Le maire de Beau-
vais, M. d'Hécourt, le préfet, M. Maxime de Choiseul
d'Aillecourt, le vicaire général, M. l'abbé de Clausel,
prièrent M™^ Barat de transférer l'établissement de Cui-
gnières dans leur ville. La supérieure y consentit. Le
13 février 1816, une douzaine de charrettes, couvertes
de draps blancs, transportèrent à Beauvais la commu-
nauté et le pensionnat, avec leur pauvre mobilier. La
maison qu'on leur donnait venait 'd'être occupée par le
petit séminaire. C'était un ancien couvent de Domini-
cains, fondé, croyait-on, dès le xni*" siècle, et honoré
des miracles du patriarche de l'Ordre. On y reprit la
clôture, que n'avait pas permise le séjour au village.
Ce changement fut pénible pour les pensionnaires.
Renfermées tout le jour entre d'épaisses murailles,
1 A la mtrc ThOrésc. Taris, 2 février 181G. — Jt., 24 scpl. Î81C el
IJ mars 1.S17.
FONDATION A BEAUVAIS 323
elles regrettèrent Cuignières, sa liberté, sa vie simple,
même sa pauvreté. On en parla longtemps, et c'était
avec des larmes qu'on se rappelait, par exemple, les
heureux jours de congé, où l'on courait par les champs,
en chantant des cantiques' et en cueillant des fraises.
]y|me J3arat vint présider l'installation de Beauvais qui
se fit le 19 mars, fête de saint Joseph. Elle fut très-so-
lennelle. M. l'abbé de Clausely parla éloquemment, en
présence des premiers personnages de la ville. Les
écoles de pauvres s'ouvrirent; le pensionnat se consti-
tua ; M""^ Desmarquest conquit la confiance et la véné-
ration. M. l'abbé de Lamarche continua ses soins aux
mères et aux enfants de cette petite famille. Elle s'accrut
rapidement ; et à peu de temps de là, M™® Barat écrivait
à la mère Duchesne : « Beauvais offre un spectacle tout
à fait consolant. Plus de quatre-vingts pensionnaires,
pieuses comme des anges; quatre cents petites pauvres,
dont plusieurs apprennent des états; le dimanche,
quatre à cinq cents personnes aux instructions de nos
sœurs : on ne saurait assez en remercier le bon
Dieu^ »
Les mêmes consolations attendaient M""^ Barat dans
ses deux maisons de Poitiers et de Niort, qu'elle visita
dans le cours de la même saison.
A Niort, le Sacré-Cœur, quittant l'impasse Saint-Jean ,
venait de se transférer dans une grande maison appelée
l'hôtel Morans. Cette nouvelle demeure semblait lui être
promise par la Providence depuis plusieurs années. En
effet, le jour même où, en 1808, les pauvres fonda-
trices parcouraient la ville pour y chercher une maison,
1 Paris, 28 avril 1818.
334 HISTOIRE DE MADAME BARAT
M. l'abbé de Moussac, qui les conduisait, apercevant, sur
son passage, les deux hôtels conligus de Morans et de
Bremond, avait dit aux religieuses : « Voici bien ce qu'il
nous fiiudrait pour notre fondation; » à quoi la mère
Geoffroy lui avait répondu : « Vous seriez donc bien
étonné, Monsieur, si nous les avions un jour? » La moi-
tié de cette espérance venait de se réaliser, elle devait
plus tard s'accomplir tout entière.
Un orphelinat avait été établi près de Niort, à Sainte-
Pezenne, par la charité de la mère Geoffroy. C'était une
si lourde surcharge que M""* Barat arrivait décidée à
le supprimer. Elle fut le visiter dans cette intention ;
mais un piège l'attendait, dressé par la supérieure. Aus-
sitôt que parut la mère générale, les orphelines l'entou-
rent; l'une d'elles lui récite d'un ton fort pénétré une
allégorie de la composition de M""* Geoffroy. L'allégorie
pastorale était, paraît -il, un genre très -goûté de cette
digne mère. Sa pièce, fort transparente, conjurait la
grande bergère de ne pas arracher les agneaux orphe-
lins à leurs mères adoptives. Une petite fille récita une
fable dans le même sens. C'était irrésistible. M""' Barat,
qui, par nature, était peu aguerrie contre les larmes des
enfants, se laissa prendre au piège, et Sainle-Pezenne
vécut encore quelques années.
En somme, la maison de Niort était bien selon Dieu.
La mère Geoffroy avançait à grands pas dans la sainteté
parle chemin de la croix. « Le bon Dieu la sanctifie par
tous les moyens, et surtout par les souffrances, disait
M""* Barat à la mère Giraud. Aimons donc bien notre
croix, ma chère Emilie. Cette passion a été celle do
tous les saints, et vous voyez vous-même que votre
III iTO Geoffroy marche sur louis traces. »
SA VISITE A NIORT 325
A la mère Emilie , M"* Barat prêchait la force , l'hu-
milité, l'amour du sacrifice : « Sans cela, disait-elle,
nous ne sommes que des gagne-pelit. Souffrons avec
joie, ma fille, comme le soldat qui monte à l'assaut,
bouillant de faire éclater sa valeur, et déjà joyeux de
l'espérance de la victoire. Quand aimerons -nous la
croix? Est-ce en vain que nous portons cette devise :
Spes unica ? » Elle lui parlait aussi de ses devoirs de
maîtresse des âmes , surtout du premier de tous :
l'union à Jésus - Christ : « Ma chère fille, au milieu
de tant de tracas divers, prenez soin de votre inté-
rieur, c'est l'âme de Taclion. Elle sera vide et sans
vie si l'âme est desséchée. Que tirer d'un jardin qui a
des conduits qui n'amènent pas d'eau ? » Comme tou-
jours, elle concluait par l'amour de Jésus : « Soyez fer-
vente, Dieu le veut. Il ne règne pas dans un cœur où
souffle le vent du nord. » Docile à ces leçons, la mère
Emilie demanda à sa supérieure de faire entre ses mains
le vœu du plus parfait : engagement sublime qui épou-
vante la nature, tant il suppose de courage toujours
prêt et d'indéfectible générosité ! La prudente mère
Barat le lui permit seulement pour un temps limité,
qu'elle prolongerait ensuite, si elle était fidèle ^
Le 30 juin, la supérieure était de retour à Paris. La
maison de la rue des Postes, disposée par le travail de
M^^Duchesneetde M"*® Bigeu, était, depuis le 15 avril,
habitée par les deux mères et quelques religieuses.
Rien d'ailleurs de plus modeste que cette habitation
retirée, exiguë, avec une petite cour dont un sureau
faisait le plus bel ornement. On est heureux de voir la
1 Voir lellres du 14 janvier ISIo. — 22 octobre 1816, 27 janvier 1817.
326 HISTOIRE DE MADAME BAIUT
même simplicité que nous avons signalée dans cliaquc
fondation , présider également aux commencements de
la puissante fondation de Paris.
Déjà plusieurs novices y avaient devancé Tappel de
la supérieure. L'une d'elles , nommée Octavie Ber-
thold , était venue de Grenoble rejoindre M"® Du-
chesne, par une prédestination au môme apostolat, dont
le Seigneur seul avait alors le secret. On venait aussi
de recevoir les deux premières postulantes. L'une ,
]\jme Frédérique Tliévenin, sortait d'une société de
sœurs hospitalières de la Franche -Comté. Elle avait
beaucoup travaillé en Portugal, et elle venait mainte-
nant, exercer au Sacré-Cœur, un genre de charité plus
en rapport avec la trempe de son caractère et le mouve-
ment de sa grâce. L'autre était M"® Aglaé Fontaine, de
laquelle M""* Duchesne portait ce témoignage : « C'est
une jeune personne de Paris, riche, modeste, bien éle-
vée, qui dit un généreux adieu au monde. Elle était de
la paroisse qui est dans l'île Saint -Louis; et cette île
semble êlre favorisée de Dieu, et être comme une ville
sainte au milieu d'une ville corrompue. Notre préten-
dante y était remarquée et renommée par sa vertu : tout
le monde la regrette. »
Le pensionnat, de son côté, avait reçu deux élèves.
C'étaient les enfants d'un noble chevalier de Saint-Louis
qui, ayant émigré dans le Canada, avait subi la perle
presque totale de ses biens. M""** Barat adojUa généreu-
sement ses filles. C'est ainsi que la charité eut les pré-
mices de ce pensionnat de Paris où devaient un jour
affluer tant de brillantes fortunes.
Le temps était arrivé de consacrer ol do rcmjtlir celte
l>t'lilt' maison. Pr»'ss:\nl les ilci-nifM's li-avaux. M""" Barat
OUVERTURE DU NOVICIAT GÉNÉRAL 327
fit savoir à la Société que la chapelle serait bénite le
16 de juillet, fête du Mont-Carmel, et que le novi-
ciat s'ouvrirait immédiatement. Le matin de ce jour,
M. l'abbé d'Astros, nommé supérieur, et M. l'abbé
Perreau, y célébrèrent la messe sur le nouvel autel.
Les religieuses y communièrent. Les deux élèves, vê-
tues de blanc, et placées en avant de la communauté,
représentaient le pensionnat. Pendant toute la journée
un grand nombre de personnes y vinrent adorera
Le soir, une colonie de postulantes et de novices arriva
de Grenoble; le lendemain, une seconde fut amenée
d'Amiens. A partir de ce jour, la clôture fut observée,
le règlement mis en vigueur, l'adoration perpétuelle
établie pendant le jour, en attendant qu'on pût la pro-
longer la nuit. Ainsi le Cœur de Jésus commençait-il à
voir naître de modestes sanctuaires consacrés à son
culte, dans la ville qui, aujourd'hui, s'apprête à lui
élever un magnifique temple.
Bientôt le Père Varin vint animer ce foyer du souffle
de sa parole. Le vénérable novice ayant prononcé ses
vœux, le 19 juillet, fête de saint Vincent de Paul, vint
six jours après prêcher, à l'occasion de deux prises
d'habit. Il sortait du cénacle ; M""® Duchesne observe
que son langage avait l'ardeur des langues de feu. « Il
a paru dans son discours, dit-elle, qu'il a reçu un grand
accroissement de grâces, en faisant son sacrifice, car
il était tout pénétré de l'esprit de Dieu et de l'amour du
Cœur de Jésus. Il nous a saluées de l'autel, pour la
première fois, de ce beau nom de Sacré-Cœur, et beau-
coup pleuraient. Il a passé par de rudes et cruelles
i Journal de la maison de Paris, par M""= Duchesne, p. 24.
328 HISTOIRE DE MADAME BAUAT
épreuves; et sera plus disposé encore à exercer une
charge dont il était déjà si digne *. »
Les dispositions de cette nouvelle famille firent conce-
voir dès lors d'heureuses espérances. « Notre petit novi-
ciat commence à bien aller, écrivait la mère Barat le
14 septembre à M""^ Giraud. Mais il faut des années
pour former une épouse du sacré Cœur de Jésus. Priez
pour ce noviciat : c'est de cette source que sortiront les
ruisseaux qui iront arroser nos plantes. » Elle estima
toutefois que son premier devoir était de passer au crible
toutes ces vocations : c'est pourquoi elle demanda au
Père Roger, qui exerçait alors la charge de maître des
novices chez les Jésuites de Montrouge, de prêcher une
retraite à sa communauté. Elle s'ouvrit le 13 novembre,
en la fête de saint Stanislas Kostka^ C'était en ce même
jour que, seize ans auparavant, le Père Varin avait
permis aux trois ou quatre sœurs de la rue de Touraine
de se consacrer au sacré Cœur, dans la même Société
qui, adulte aujourd'hui, revenait travailler dans la ville
de son berceau.
La retraite fut de quinze jours, à la suite desquels
quelques postulantes rentrèrent dans le monde; mais les
autres s'affermirent dans leur vocation. On remarqua
surtout le changement qu'elle opéra dans une jeune
novice arrivée de Grenoble, et nommée Eugénie Aude.
C'était une nature ardente, un esprit délié, une âme
affectueuse , une volonté capable des plus généreux des-
seins, mais le monde avait attiré et possédé son cœur.
Sa famille, qui élait de Moutiors, en Tarantaise, l'avait
1 Taris, 27 juillel 1SH>.
2 Jouni'il , par M"" Ducliosnc, p. ."Vi.
MADAME EUGÉNIE AUDE 329
beaucoup produite en Italie et en France; elle s'était
complu dans cette vie de mouvement et de fêtes; et il
avait fallu un grand coup de la grâce pour rompre le
charme mondain qui la fascinait. Elle racontait qu'un
soir elle revenait d'une réunion, encore toute parée,
quand, se mettant devant sa glace pour se considérer,
elle y vit la face de VEcce homo meurtrie et sanglante !
Aussitôt, rejetant ses vains ajustements, elle se consacra
à l'amour et au service de l'Homme de douleurs. Tel fut
le principe de sa vocation : elle entra à Sainte -Marie.
Mais le siècle avait laissé en elle son empreinte. Pendant
son postulat, on souriait, à Grenoble, de ses manières
mondaines, de ses belles salutations, de ses trois toi-
lettes par jour! Même sous le voile de novice qu'elle
portait maintenant, elle laissait voir encore, non sans
complaisance, l'élégance de sa taille et les avantages
de sa personne. La retraite du Père Roger acheva sa
conversion. On ne tardera pas à voir ce que cette âr.ie
de jeune fille changée en âme d'apôtre était captble
d'entreprendre pour Dieu et le prochaine
L'élan imprimé aux novices par la retraite fut
soutenu ensuite par les instructions du Père Varin.
Quelques-uns de ses entretiens ont été recueillis, du
moins sommairement : ce sont des jets de flamme.
Surtout son allocution pour le premier jour de l'an-
née 1817, fit époque au Sacré-Cœur. Représentant
l'obéissance de Jésus-Christ à son Père comme le mo-
dèle de l'obéissance religieuse, il termina par ce mot,
qui devint dès lors le mot d'ordre du sacrifice dans la
Société : « Considérez Jésus, victime volontaire, en-
1 Noies sur M"" Aude, par M™» Amélie Hamel.
330 HISTOIRE DE MADAME BARAT
tendez-le répondre à son Père, qui demande une hostie
pour le monde : Ita, Pater. Ainsi, partout et toujours,
nous devons dire à Dieu : Oui, mon Père. 0 heureuse,
mille fois heureuse, l'âme qui s'est établie solidement
dans ce grand Oui! A chaque immolation qui lui sera
présentée : Oui, mon Père, dira-t-elle; et, à la dernière
heure, quand le Seigneur l'appellera : « Ma fille, viens
avec moi! » — celle-ci lui répondra encore : Ita, Pater,
et ce mot sera celui de toute réternilé* 1 »
Le noviciat alla s'augmentant chaque jour : il y avait
peu de semaines où il n'entrât quelque nouvelle postu-
lante. Celles que le sacré Cœur attirait ainsi, étaient
en général des âmes prêtes à tout. Nommons seulement
l'une d'elles. M""' Cécile Camille. Née dans le palais de
nos rois, bercée sur les genoux de l'ange de la cour, Ma-
dame EUsabeth, qui lui avait appris sespremières prières,
puis frappée du même coup que la Maison de France,
elle avait de bonne heure regardé la souffrance comme
sa vocation. Un jour, à dix-huit ans, se trouvant à Saint-
Sulpice, dans la chapelle de la sainte Vierge, elle y avait
demandé la faveur de souffrir toute sa vie. Depuis lors,
elle ne fit plus que languir et dépérir. La bonne mère
Barat ayant cru nécessaire d'avancer, pour cette cause,
le jour de sa profession : « Je vous remercie, ma mère,
répondit Cécile, mais c'est rexlrème onction que vous
me donnez là! » Toutefois, son courage suppléant à ses
forces, elle compta parmi les meilleures maîtresses du
pensionnat de Paris.
Ce pensionnai, lui aussi, grandissait rapidement, se
recrutant principalement parmi les classes élevées; et
1 Journal dr Paris , [mt M"" lUiclicsnc, p. .1'^.
LES FIDÈLES DU SACRÉ-COEUR 331
déjà l'on pouvait prévoir quelle serait, dans l'avenir,
la physionomie de cette maison. Mais là ne s'arrêtait
pas son apostolat. Son modeste sanctuaire commen-
çait à devenir cher à la piété catholique. La dévo-
tion au sacré Cœur y attirait des hommes qui, plus
tard, devaient en propager le culte dans l'Église et le
monde. C'est ainsi, par exemple, qu'on y voyait souvent
un jeune gentilhomme, récemment brisé par une grande
douleur: le prince de Léon, duc de Rohan- Chabot.
Inconsolable de la mort tragique de sa digne épouse, il
puisait là, dans le Cœur blessé de Jésus-Christ, le désir
de se faire prêtre et victime comme Lui. M. le duc Eu-
gène de Montmorency y communiait fréquemment. Le
comte de la Ferronays témoignait le désir que deux de
ses enfants, son fils Charles et sa sœur, y fissent le
même jour leur première communion, avant de les
emmener dans son ambassade de Saint-Pétersbourg.
C'était surtout le rendez-vous des plus grands ouvriers
de la reconstruction religieuse en France. Des débris de
l'ancienne Compagnie de Jésus, comme le Père Grivel
et le Père Fontaine, étaient heureux d'y voir Jésus-
Christ honoré par un culte cher à leur Société. L'abbé
de Forbin-Janson , de retour des saints lieux, y racon-
tait ses voyages, et enflammait les âmes par le tableau
de la voie douloureuse de l'Homme-Dieu. Des évêques
nouvellement élevés ou consacrés, M. Soyer, nommé
évêque de Luçon, M. de Beauregard, nommé évêque
de Monlauban, M. de Villèle, nommé évêque de Ver-
dun, M. de Bombelles, récemment évêque d'Amiens,
s'y rendaient pour jeter le poids de leur nouvelle charge
dans le Cœur secourable qu'on y adorait. Des mission-
naires, des religieux, comme l'abbé de Lestrange, em-
332 HISTOIRE DE MADAME BÂRAT
brasaient les sœurs du zèle des missions'. Chacun de
ces personnages s'édifiait de l'entretien de M""* Barat;
et le duc de Rohan, en particulier, s'habitua dès lors
à la vénérer comme une mère et à la consulter comme
une sainte.
^me Barat acceptait ses relations du dehors comme
un devoir d'état; mais ce contact de la grandeur effa-
rouchait plutôt son humilité, en même temps que les
affaires contrariaient son goût pour la vie intérieure.
Elle en confiait ainsi ses regrets courageux à la mère
Thérèse : « Vous rappelez -vous, ma chère fille, les
doux moments où nous soupirions pour la solitude et
pour l'éloignement de toutes les affaires? Hélas! cet
attrait devait être sacrifié : il n'était sans doute pas
dans la volonté de Dieu. Ah! qu'il m'en coûte encore
d'être obligée d'y renoncer, peut-être pour toujours!
Il est si difficile de porter cette solitude dans le secret
de son cœur, quand on vit parmi le tracas des hommes!
C'est pourtant, ma fille, ce que le bon Dieu veut de
nous-.» — Et quelque temps plus lard à la mère Du-
chesne : « Combien de fois ma pensée se reporte vers le
temps heureux passé sur la paisible montagne que nous
habitions ensemble! Rarement nous étions interrom-
pues par les visites, et le seul nuage qui s'élevait entre
nous venait de mon refus de recevoir quelques per-
sonnes. Le bon Dieu m'en punit bien; car il m'en donne
au centuple, ce qui est ma grande croix. Puissé-je en
faire mon mérite ^! » — « Le bon Dieu, disail-elle à une
• V. Journal du la maison de Paris, par M"" Duchesne, passitn,
'^ l'aris, 18 seplenibio 1816
3 A M*"» DuchesiK, lu jiiillol 182".
FONDATION A QUIMPER 333
autre de ses filles , nous veut dans la ville que nous ai-
mons le moins. Acceptons notre exil; restons-y en paix,
et ne pensons qu'à nous unir à celui qui devra être
notre partage éternel^ »
Cependant le noviciat aspirait à répandre la gloire
du sacré Cœur, et de toutes parts on pressait la mère
générale de faire des fondations. On lui avait offert la
direction de la maison royale de Saint-Denis. Elle la
refusa pour de sages raisons. Elle se montra plus fa-
vorable aux propositions de M^de Crouzeilles, évoque
de Quimper, qui l'appelait dans cette ville; et, dans
les premiers jours de mars 1817, elle y envoya M""® Bi-
geu, avec une colonie de sa maison de Paris.
a La veille du départ, notre mère nous réunit, ra-
conte une de celles qui en firent partie. Elle nous
parla du bonheur que nous allions avoir de former des
adoratrices au sacré Cœur de Jésus. Elle insista beau-
coup sur la bonté de Dieu, qui, en daignant nous con-
fier le salut des âmes, nous rendait dépositaires de ses
plus chers intérêts. Le dévouement aux devoirs de
notre vocation, Fesprit de renoncement, l'humilité né-
cessaire en une œuvre toute de Dieu, et où nous n'étions
pour rien, furent le sujet de son petit discours. Elle le
finit en nous demandant, au nom de Jésus-Christ, la fidé-
lité à nos Constitutions, que nous lui promîmes dans nos
cœurs. Elle nous bénit ensuite. Le lendemain, nous
étant réunies à la chapelle, nous nous arrachâmes fort
émues des bras de nos mères et de nos sœurs, et la voi-
ture nous emporta loin de Paris. »
Ce ne fut que le 15 mars, douze jours après le dé-
1 A M'"' E. de Gramont, 27 juillet 181.S.
33* HISTOIRE DE MADAME BARAT
part, que les voyageuses parvinrent à leur destination.
Le 5 avril, jour de Pâques, M'"" Barat réunit ses filles
autour d'elle pour leur lire ce voyage à la récréation.
On y dénonçait quelques instants de défaillance dans
]\lme Aude, cœur d'enfant par nature, qui devait devenir
un cœur de héros par la grâce. Il y avait si loin de Mou-
tiers à Quimper! Et la basse Bretagne lui rappelait si
peu la Savoie et l'Italie, chères à son souvenir! On citait
de belles paroles de M™** Bigeu. Les voyageuses ayant
tremblé dans la petite traversée d'IIennebon à Lo-
rient, à l'embouchure du Blavet, M'"^ Bigeu leur mon-
tra le soleil qui se couchait en feu à l'horizon : « Ne
craignez rien, mes sœurs, car un soleil encore plus
beau que celui-là éclaire notre route dans le ciel! »
Un refrain répondait à toutes les tristesses : « Oh ! qu'il
est bon le Dieu que nous servons! » C'est ainsi qu'elles
étaient arrivées à Quimper. Dès le lendemain l'évèque
vint les encourager. La maison qu'il leur confiait et
que venaient de quitter les Visitandines était un ancien
couvent de capucins. Ni l'état de l'habilalion, ni celui du
pensionnat composé de dix petites Bretonnes, fort rus-
tiques, n'avaient séduit les sœurs au premier aspect. Mais
elles appréciaient encore la foi de ce pays, où les mœurs
comme les terres étaient incultes, mais où les caractères
sont de granit comme le sol. Si, d'ailleurs, quelque re-
ligieuse s'agitait, s'inquiétait pour elle-même ou pour
son œuvre, M"'" Bigeu, la calmant du geste, lui disait :
« Ma fille, reposez-vous sur le sein de Jésus. Vous
n'êtes rien, vous ne lui pèserez donc pas beaucoup. »
La donatrice de la maison était une pieuse j^crsunno,
M"" de Saint-Pern, très-bonne, très-dévouée à l'Église
et aux pauvres, (lui dcjiuis jilus de trente ans aspi-
MADAME EUGÉNIK DE GRAMONT 333
rait au bonheur de l'état religieux. Elle se mit sous la
conduite de M""^ Bigeu, qui, au bout de deux mois,
l'amena à Paris. Là sa vertu croissante fit l'admiration
de M™® Barat. « Elle a plus de cinquante ans, écrivait
cette mère; mais quelle humilité! quelle obéissance!
vraiment, elle nous édifie. C'est ainsi que le Maître de
la vigne appelle à toutes les heures, et la bonne demoi-
selle a bien l'air de mériter son denier, autant et plus
que celles qui, comme votre mère, ont porté le poids
du jour et de la chaleur*. » Ce prix ne se fit pas at-
tendre. Un peu plus d'un an après, le soir de l'Epipha-
nie 1819, la mère de Saint-Pern, revenue, en qualité de
simple religieuse, dans sa maison de Quimper, rendit à
Dieu une âme qu'elle venait de lui consacrer par sa pro-
fession.
M""" de Gramont d'Aster fut nommée supérieure de
cette nouvelle famille. L'ancien couvent des capucins
fut renouvelé, corps et âme, sous son gouvernement.
Le pensionnat se remplit; mais la prédilection de la
supérieure était pour les classes pauvres. Trois à
quatre cents enfants y furent admises pour rien. Leurs
haillons disparurent, leurs familles furent secourues,
tout le pays fut édifié. Le plus grand bonheur de
M""® de Gramont était de faire du bien en se privant de
tout*.
Nous venons de voir quel fut le noviciat de Paris, sa
naissance, son accroissement, sa première mission. Une
autre sollicitude de la mère générale, était le pension-
nat. Il s'augmentait chaque jour. Voulant mettre à sa
1 A la mère Thérèse, 7 août 1817.
2 Voir sa notice biographique.
336 HISTOIRE DE MADAME BARAT
tête une maîtresse qui répondît pleinement à la con-
fiance des plus grandes familles, elle fit venir d'Amiens
M*"* Eugénie de Gramont, qui, dès lors, entra dans
cette brillante carrière où, déployant pendant trente
ans les dons les plus heureux de l'esprit et du caractère,
elle attira et conquit la jeune noblesse de la France et
de l'étranger.
Elle n'en fut pas éblouie. Dès ces commencements,
elle ne se distingua que par une simplicité dont
M"'*' Duchesne racontait ainsi son édification : « M'"® Eu-
génie de Gramont est bien édifiante ici par son humi-
lité. Elle ne fait pas plus de volume que la dernière
novice. A table, elle prend toujours ce qu'il y a de plus
grossier, s'occupe d'une lessive, du. b, a, ba des petits
enfants, comme si elle gouvernait une maison nom-
breuse, tient beaucoup à la régularité; enfin, c'est
sans contredit un des sujets les plus distingués de la
Société ^ »
M""* Barat le savait, et c'est ce qui justifie la prédilec-
tion si particulière qui déborde de ses lettres à M""* de
Gramont. M™" Barat, qui, suivant un mot de la mère
Thérèse, « avait l'œil de Tàme très- fin, » avait compris
de bonne heure cette riche nature. Elle avait pu, comme
tout le monde, admirer dans sa fille de rares facultés :
ce discernement du monde, celle sûreté de conseil, cette
force de caractère, ce génie de gouvernement, enfin ce
puissantesprit, relevé par de grandes manières, qui, dès
qu'il se produisait, la rehaussait tellement, qu'il ne
permettait plus d'apercevoir l'irrégularilé de sa petili-
taille. Elle possédait aussi de grandes qualités d'àme :
1 Pari-;, 18 aonl ISlf>. à In nit're Thënse.
MADAME EUGÉNIE DE GRAMOM 337
du dévouement, du courage, de la sensibilité, avec cette
générosité religieuse qui, dans le Sacré-Cœur, est un
fonds de famille. Mais, à côté de ces dons, il y avait
quelques lacunes qu'il n'était pas possible à la supé-
rieure de se dissimuler. C'était, comme on l'a vu, une
facilité extrême à se laisser fasciner, avec une difficulté
égale à se déprendre; une très -insuffisante éducation
religieuse, faite uniquement à l'école de M. de Saint-
Estève et de M""® Baudemont ; dès lors, un peu de l'es-
prit dominateur et entreprenant de ce directeur et de
cette institutrice; enfin, le sentiment intérieur et le
témoignage extérieur d'une supériorité de naissance et
de talents, qui est la plus dangereuse des flatteries. Que
de ressources, mais que de périls! que de moyens, mais
que d'obstacles! quelle impulsion cette femme pouvait
imprimer vers le bien ; mais quels entraînements elle
pouvait subir encore, et faire subir aux autres! La ques-
tion était donc de savoir à qui cette âme se donnerait.
jyjme Barat la pressa de se donner à Dieu, dans un atta-
chement filial et indissoluble à la Société du Sacré-
Cœur. Et comme par nature, par vocation, par grâce,
elle ne connaissait pas d'autre moyen d'action que
l'amour, elle l'aima plus que les autres ; elle l'aima en
raison des regrets qu'elle lui avait coûtés, des appré-
hensions qu'elle lui donnait, des espérances qu'elle en
concevait : l'amitié de Jésus-Christ pour son apôtre re-
pentant eut, dans celle de celte mère pour la fille de
ses larmes, une image lointaine, mais fidèle.
Il est juste de dire que M'"® Barat fut promptement
payée de retour ; et le premier sentiment qui s'éveilla
dans l'âme de M""* de Gramont fut un regret du passé,
tellement véhément, que « sa faible santé, ébranlée par
I. — 22
338 HISTOIRE DE MADAME BARAT
les tourments qu'elle avait éprouves, paraissait com-
promise ». M'"° de Gramont d'Aster s'en alarmait.
M""® Barat, pour la guérir, l'envoya à Amiens passer
l'automne de l'année 1817. Mais la vue des lieux té-
moins de ses fautes ne fit que rouvrir ses blessures.
Ayant eu alors l'oceasion d'écrire aux sœurs de la
maison de Rome, ses anciennes compagnes, M""" Eu-
génie de Gramont en profita pour placer, sous les
yeux de M. de Saint - Estève , l'expression indignée
de son repentir. Il fallait que M""^ Barat la consolât,
l'adoucît, pansât celte plaie cuisante; et avec quelle
bonté, quelle délicatesse! « De grâce, lui écrivait-
elle, ne pensez plus au passé que pour remercier
le Seigneur de vous avoir éclairée. Encore une fois,
ma chère fille, vous croyiez bien faire; le bon Dieu
ne juge que les intentions. Vous voyez qu'il vous a ra-
menée dans le sein de votre mère ; et quelle autre que
vous y repose plus solidement? Jamais vous ne m'eus-
siez été si chère 1 Disons donc : felix culpa, puisque
cette faute a été toute matérielle et sans malice'. » Et
dans une autre lettre : « Dieu n'a agi qu'avec miséri-
corde envers moi, puisqu'il m'a donné ma chère fille
qu'on avait voulu enlever à sa mère. Pourrais-je après
cela me plaindre de quelques peines que j'ai eues à souf-
frir et que j'avais si bien méritées? »
Cependant parmi ces consolations , et au sein du
repos qu'elle prenait à Amiens, M"'" Eugénie de Gra-
mont recevait les plus inquiétantes nouvelles. Une
fièvre, que M"'° Duchesne nomme la fièvre putride,
venait de se déclarer dans la maison de Paris. Une
1 Paris, septembre 1817.
SES ENFANTS MALADES 339
jeune pensionnaire, M"*" Pauline de Choqueuse, fut
la première atteinte. Elle n'était pas remise qu'une
de ses compagnes, M"^ Caroline de Montsaulnin, fut
prise du même mal, mais avec de plus alarmants
symptômes : l'épidémie préludait à des ravages mor-
tels.
M'"° Eugénie de Gramont demanda à revenir immé-
diatement. M""" Barat l'en empêcha : « Ma fille, ma
chère fille, lui écrivit-elle, surtout ne vous tourmentez
pas pour votre enfant. Je suis là, je tâche de veiller, et
elle est bien soignée par moi, je vous en réponds ^ » On
vit alors, en effet, « tout ce que le cœur pur d'une
vierge peut contenir de tendresse et de courage mater-
nels, » comme Bossuet l'a dit de Marie. Mais malgré ce
dévouement de la mère générale, le mal s'aggravait :
« Que j'ai de chagrin! s'écrie-t-elle dans une seconde
lettre, Caroline est bien mal; je ne vous le cacherai pas:
nous avons peu d'espoir de la conserver. C'est un ange ;
elle a reçu tous les sacrements dimanche passé , ayant
toute sa connaissance. On lui a donné la première com-
munion, et aujourd'hui le scapulaire : c'est mon unique
consolation. Mon déchirement est de voir la douleur de
son père; priez pour lui^ » Elle ne put la sauver, et le
lendemain, 4 octobre, l'infortunée supérieure commen-
çait sa lettre par ce cri de douleur et d'espérance chré-
tienne : « Elle n'est plus, notre Caroline ! ou plutôt elle
commence à vivre de la véritable vie dans le sein de
Dieu, où elle s'est envolée hier, après une assez longue
mais paisible agonie. Faites prier pour elle, quoique
1 Paris, 28 septembre I8l7.
2 Ibid., 3 octobre.
3J0 HISTOIRE DE MADAME BARAT
nous croyions bien qu'elle n'en a pas besoin. Elle a paru
devant Dieu, riche d'innocence et de mérites, car on ne
peut être plus pieuse que ne l'a été cette enfant dans le
cours de sa maladie. Remercions donc le Seigneur, et
vivons de l'espérance de la revoir un jour* ! »
M""" de Gramontn'y tint plus; le 8 octobre, elle était
revenue à son poste. M"* Barat lui avait dit : « Le bon
Dieu sera , j'espère , apaisé par la mort de notre petite
victime. » Il n'en fut rien, et la maîtresse générale n'ar-
riva à Paris que pour être témoin de nouvelles douleurs.
Une toute jeune enfant, Cécile deCouronnel, fut atteinte
si violemment, que bientôt on perdit l'espoir de la con-
server. « Que vous dire, ma pauvre amie? écrivait
M""® Barat à la mère Prévost, supérieure d'Amiens, Cé-
cile est très-mal. Elle a fait ce matin sa première com-
munion... Faites-vous l'idée de la douleur de sa mère,
de l'inquiétude des autres parents, enfin de notre posi-
tion. Redoublez donc vos prières. Ah! que nous en
avons besoin-! » Le soir même, Cécile succombait en
pressant son scapulaire sur ses lèvres : « Que le nom
de Marie est doux! » disait l'agonisante. Une autre pen-
sionnaire, M''" Maria de Razac, emmenée chez ses pa-
rents, y expira de même : « Jésus et Marie eurent son
dernier sourire, » rapporte le journal de M^'Duchesne^
Ce petit pensionnat de Paris avait mérité déjà d'avoir
ses représentants à la cour du Roi des cicux.
M'"® Barat eût souhaité que Dieu acceptât sa vie pour
le rachat de ces jeunes et précieuses existences. « S'il
• l'ïiris, 4 octobre.
a Paris, l/«, 21 , 23 oclobre 1817.
3 Journal de Paris, p. 'tO.
SON DÉVOUEMENT DE 5IÈRE 341
faut des victimes, pourquoi n'est-ce pas moi? écrivait-
elle à Amiens ; il faut que je sois bien coupable pour être
toujours laissée de côté! » Deux de ses filles furent plus
heureuses. Pauline Pain venait à peine d'entrer au no-
viciat, quand, au plus fort de l'épidémie, la supérieure
lui confia le poste d'infirmière. Elle en comprit le péril,
elle en accepta l'honneur. « Atteinte dans l'exercice de
son dévouement, rapporte M""' Duchesne, ellefità Notre-
Seigneur, en se mettant au lit, le sacrifice d'elle-même
qu'elle renouvela souvent dans le cours de sa maladie.
Ayant obtenu le bonheur de se lier à son divin Époux
par les vœux de rehgion, elle s'endormit en paix, dans
les bras de la croix. » Elle avait alors dix-neuf ans et
demi. La sœur Marie Chabert, frappée à ses côtés, fut
douce envers la mort, comme elle l'avait été avec tout le
monde. Brûlant du désir de se réunir à son Maître, elle
fit ses vœux sur son lit d'agonie, puis reçut le viatique
et entra tranquillement dans la joie du Seigneur, en
tenant le crucifix collé sur ses lèvres ^
Au sein de ces douleurs, M"^ Barat puisait dans leur
grandeur même de nouveaux motifs d'aimer une pro-
fession qui la crucifiait. Le 1 1 octobre , elle écrivait à la
mère Thérèse : « Le bon Dieu me tient entre les ma-
lades et les mourants : il faut donc adorer et se rési-
gner. Que de souffrances notre vocation ne traîne-t-elle
pas après elle! C'est sous ce rapport qu'elle doit nous
être plus chère. Sans doute, nous serions plus en repos
chez les Carmélites, mais nous souffririons moins : c'est
tout ce qui peut consoler de ne l'être pas. » Et dans une
autre lettre , à M""" Prévost : « Vous voyez que les croix
1 Circulaires des clef unies, t. I", pages 18, 19, 20.
342 HISTOIRE DE MADAME BARAT
abondent de toutes parts. Encore une fois : Fiat! C'est
la manière dont notre Société s'est établie depuis le
commencement, et c'est, j'espère, ce qui continuera de
l'établir plus solidement*. »
M"'" Baratnc se trompait pas. Un moment ébranlée, la
maison de Paris se releva rapidement. La maladie avait
nécessairement relâché le lien de la discipline. La su-
périeure le resserra avec une fermeté qui ne fit qu'ac-
croître, d'ailleurs, l'attachement des élèves, comme elle
le témoignait à quelques mois de là. « L'autre semaine,
écrivait- elle, j'avais dû humilier au dernier point une
de ces jeunes personnes : elle dit à sa mère, qui vint la
voir le lendemain, qu'il n'était pas possible de trouver
une meilleure maison d'éducation, que c'était le pre-
mier pensionnat de l'Europe. Dernièrement encore,
ayant fait la menace d'en renvoyer deux ou trois, si
elles ne faisaient des efforts, jamais je n'ai vu une dou-
leur plus amère. Il aurait fallu les traîner pour les faire
sortir, tant elles sont attachées à la maison -. »
Le Sacré-Cœur de Paris était fondé désormais : il
avait reçu son baptême de larmes. M""® Barat pro-
clama que Dieu avait tout fait, et s'emparant de ce mot
de Vlmitaiion : « Quittez tout pour trouver tout : »
« Qu'est-ce que tout, en effet, se demande-t-cUe dans
une de ses plus belles lettres, qu'est-ce que luul? C'est
Dieu. Qu'est-ce (jue Dieu? C'est la félicité suprême.
Qu'est-ce encore? C'est tout! Que voulez- vous qu'on
dise de plus? Vous savez, ma chère fille, (jue noire
faible conception ne peut atteindre à le conqnondro.
< i'nris, 21 octobre 1817.
ï Jl'iil., ù M"" l';in. Girniid, 'Ji'. mars \H\h.
LE PENSIONNAT EST FONDÉ 343
Du moins on peut le goûter, et alors on ne sait que ré-
pondre : C'est Tout^ ! »
Mais il faut maintenant que notre histoire se dilate.
Le Sacré-Cœur n'est plus l'humble barque qui navigue
entre des rives resserrées, sur des fleuves tranquilles.
L'Océan l'a reçue, et elle va affronter les plus lointains
rivages.
1 A la mère du Chastaignier, Paris, 1818.
CHAPITRE H
LE SACRÉ-CŒUR EN AMÉRIQUE
1818
Appel plus pressant de M"" Duchesne aux missions. — Ses voix inté-
rieures.— Ses vœux. — Visite de Mer Dubourg à M"» Barat; ses pre-
mières ouvertures. — Ms"" Dubourg et ses œuvres. — Seconde visite
de révêque à M™» Barat; M"" Duchesne triomphe de sa résistance. —
Ses futures compagnes, M'"" Aude et Berlhold. — L'obédience pour
l'Amérique; belle exhortation de M"" Barat. — Départ courageux des
sœurs. — Vues de M™» Barat dans sa fondation d'Amérique. — M"» Du-
chesne à Bordeaux. — Lettres et adieux de M"« Barat. — Le départ. —
Le voyage. — Souvenir de M"»« Barat sur la sainte montagne. — Nou-
velles du débarquement de M™' Duchesne. — Son arrivée à Saint-
Louis. — Héroïsme et pauvreté des missionnaires. — La colonie du
Sacré-Cœur à Saint-Charles. — Le pape Pie Vil bénit les missions
d'Amérique. — L'action de M"" Barat sur ces fondations.
M"" Duchesne sentait croître chaque jour son im-
palicnce de partir pour les missions étrangères. Les
instructions que U"" Barat lui avait adressées de?:
180G, sur la nécessité d'attendre et de grandir, s'étaient
continuées pendant les années suivantes, avec la même
élévation de raison et de foi. « Il faut d'abord vous
rt^ndre digne de voire hault» destinée, ne cessait do lui
MADAME DUCHESNE ASPIRE AUX MISSIONS 343
dire la sage supérieure ; car oseriez-vous Taccepter dans
l'état d'imperfection où vous êtes encore? La volonté de
Dieu sera votre boussole ; modérez votre empressement,
demeurez tranquille, confiez vous à votre mère, et sanc-
tifiez-vous en attendante »
S'amender, se mortifier, et par là se sanctifier; se
jeter à corps perdu dans la conformité avec Jésus cru-
cifié, c'était toute la vie de M""^ Duchesne. Mais at-
tendre, patienter, voir se consumer inutilement entre
ses mains le flambeau qu'elle se sentait la mission de
porter aux régions assises dans les ombres de là mort,
c'est à quoi elle ne pouvait se résigner. En vain, « évi-
tait-elle de rien lire, de rien entendre qui pût entretenir
ses désirs, » elle n'en était plus maîtresse. « Malgré mes
nombreuses infidélités, raconte -t- elle, le Seigneur me
montrait une nouvelle carrière qui confondait mes pen-
sées, et déjà entraînait ma reconnaissance. » Elle re-
marquait, par exemple, qu'aux grandes fêtes , spécia-
lement à chaque fête d'apôtre, sans même qu'elle y
pensât, ce désir s'enflammait dès qu'elle avait reçu la
sainte communion ; et elle y reconnaissait un ordre du
Ciel.
Le Conseil de I8I0, qui l'appela aux fonctions de
secrétaire générale, parut ruiner ses desseins en la
fixant à Paris. « Je pensai, avouait-elle à sa supérieure,
que vous vouliez m'ôter tout moyen de réussir. » M""' Ba-
rat a raconté qu'elle-même, à cette époque, ne voyait
plus d'issue à ces chers projets. Un jour, la mère Du-
chesne profita d'un moment où toutes deux étaient
seules, pour renouveler ses supplications. La supé-
1 Paris, 8 avril 1811.
346 HISTOIRE DE MADAME BARAT
rieure l'arrêta : « Je vous conjure de n'y plus penser,
lui dit-elle tristement ; vous voyez bien, ma chère, qu'au-
cune porte ne vous est ouverte pour les missions? —
Comment, reprit alors l'ardente missionnaire, vous ne
voulez plus que je m'occupe de ma vocation? Mais ne
vous souvenez-vous pas que cet attrait me vient de Dieu,
que vous l'avez encourage? Et maintenant je pourrais
y être infidèle! » — M""* Barat était calme : « Allons,
ma chère Philippine, parlons raison, lui dit-elle. Quand
même je vous enverrais convertir les sauvages, que fe-
riez-vous sans compagnes, sans argent, sans appui?
espérez-vous des miracles? Dieu vous accordera-t-il de
marcher sur les eaux? Attendez et priez; pour mainte-
nant, c'est impossible : ne me demandez rien. — Je ne
vous demande rien, repartit M""^ Duchesne, je ne vous
demande rien que ce seul mot : Partez! et je partirai
tout de suite; la grâce de l'obéissance me tiendra lieu
de tout. »
Le Père Varin, de plus en plus favorable à ses des-
seins, avait reçu son « vœu d'aller se consacrer à l'in-
struction des infidèles, selon l'obéissance »; mais pré-
sentement lui auss|^ pensait que l'obéissance, pour être
raisonnable, lui commandait d'attendre. M'"° Duchesne
se soumit, mais sans désespérer. Voyant qu'elle ne pou-
vait rien obtenir des hommes, elle en appela à Dieu
avec plus d'instances. Ainsi, durant le conseil de 1816
et son séjour chez les dames de Saint-Tliomas-de-Ville-
iicuve, elle assiégeait Marie de ses vœux suppliants.
« J'ai versé bien des larmes sur l'Amérique, ici, devant
l'image de la sainte Vierge, écrivait-elle à Grrnobie. Je
crois lui devoir beaucoup, ainsi qu'à celle de Mont-
martre. »
INSTANCES DE MADAME DUCHESNE 347
Profitant des sorties commandées par les travaux d'ap-
propriation de la maison de Paris, elle s'en allait donc
de sanctuaire en sanctuaire, à Montmartre, à Saint-
Sulpice, aux Carmes, aux Missions étrangères, jetant
partout sa douleur aux pieds de la Mère de Dieu. « Je
tâchais d'abord de me mettre dans rindifférence, ra-
contait-elle ensuite, mais l'équilibre se perdait aussitôt;
et j'en revenais à vouloir braver tout respect humain,
tout blâme, toute froideur, pour que rien ne manquât,
de ma part, au succès que je désirais '. »
M™* Barat commençait à se sentir vaincue par tant de
persévérance. Une volonté plus haute que la sienne
subjuguait. Le 21 octobre 1816, elle écrivait à Gre-
noble : « Imaginez-vous que Philippine pense toujours
à son voyage d'outre-mer, que mon frère lui a presque
aplani les voies, et que, malgré la frayeur que me cause
cette entreprise, nous allons peut-être la voir réussir. »
Le Père Barat, alors résidant à Bordeaux, ne manquait
pas d'informer sa sœur et M""® Duchesne de chaque
occasion de départ qui se trouvait dans le port.
M. Perreau l'encourageait, le Père Varin fléchissait, et
M^ d'Astros, nommé évêque de Bayonne, ayant vu
M""^ Duchesne, avait beaucoup applaudi à son futur
voyage, en lui donnant par avance sa bénédiction.
Plus le temps avançait, plus l'appel devenait pres-
sant, irrésistible. Le 2 décembre, M""^ Duchesne s'étant
rendue deux fois à l'église des Missions, redoubla de
prières et de larmes auprès de saint François Xavier
dont on faisait la fête. Je ne sais quelle main invisible
la ramenait, comme malgré elle, au pied de l'autel et
i Lettres uutogr., fol. 2 et 3.
348 HISTOIRE DE MADAME BARAT
de la relique de ce saint. « J'y fus vivement montée à
respérance, dit-elle, et il en fut ainsi durant toute sa
neuvaine, que je fis exactement pour connaître la vo-
lonté de Dieu. »
Le jour vint enfin où cette divine volonté se mani-
festa par des signes irrécusables. Le 14 janvier 1817,
M^ Dubourg, évoque de la Louisiane, étant alors à
Paris, vint voir M""" Barat. Au moment où il entra,
M™° Duchesne gardait la porte de la maison. Elle le
reçut, et ce fut elle qui vint l'annoncer à sa supérieure.
« Voici l'heure de la Providence, dit-elle à M""" Barat;
je vous conjure, ma mère, de ne pas la manquer; vous
n'avez qu'un mot à dire, de grâce, prononcez -le!
— Ma fille, répondit la supérieure générale, si Monsei-
gneur me met le premier sur cette voie, je pourrai con-
férer de notre projet avec lui : ce me sera le signe au-
quel je reconnaîtrai que Dieu le veut! »
Dans cette première entrevue, l'évêque missionnaire
ne parla de rien : il demanda seulement à dire le len-
demain sa messe à la chapelle. A l'issue de celte
messe. M"*" Barat vint lui tenir compagnie, par hon-
neur, pendant son déjeuner. L'évêque l'entretint aussi-
tôt de l'Amérique et de son diocèse; puis, tout de suite,
il lui dit combien il s'estimerait heureux d'y posséder
des filles du Sacré-Cœur. La supérieure pensa à M""" Du-
chesne. « Lorsque cela se pourra. Monseigneur, répon-
dit-elle, j'aurai à vous donner une personne toute prêle. »
Alors elle lui raconta la vocation de sa compagne. L'é-
voque fut ravi de ce qu'il en apprenait : il demanda à la
voir immédiatement. M"""* Duchesne fut appelée. Elle
comprit que le Ciel venait de lui répondre; mais elle ne
MONSEIGNEUR DUBOURG 349
sut rien dire, elle tomba seulement aux pieds de l'homme
de Dieu, afin de recevoir sa bénédiction.
M^ Dubourg et M""* Duchesne sortirent remplis d'es-
pérance. Celle-ci observa même qu'à partir de ce mo-
ment, une douleur de côté qu'elle portait depuis quinze
ans disparut tout à coup. Les lumières et les forces lui
venaient donc à la fois, mais rien n'était décidé ; l'affaire
présentait de graves difficultés, et l'évêque devant re-
passer peu après par Paris, on renvoya à cette époque
la grande décision.
En attendant, le missionnaire se remit à chercher des
apôtres et des secours pour sa chrétienté. Chaque jour
on apprenait à le connaître davantage, et tout ce qu'on
disait de lui ne faisait qu'enflammer le zèle de M"® Du-
chesne. Né de colons français à l'île de Saint-Domingue,
puis amené en France, attiré de bonne heure vers le
sacerdoce, ordonné à la veille de la révolution, entré
dans la vénérable compagnie de Saint-Sulpice, et mis
par M. Émery à la tète de l'école préparatoire d'Issy,
M. Dubourg n'avait dû qu'à une circonstance fortuite
d'échapper au sabre des septembriseurs. Il s'était alors
réfugié en Espagne; de là, bientôt après il fit voile
pour l'Amérique, où, sous la conduite de M. l'abbé Na-
got, les Sulpiciens venaient de fonder un collège à Bal-
timore. Là avait commencé son ministère apostolique.
Puissant instituteur, M. l'abbé Dubourg avait successi-
vement dirigé le collège de Georgetown, fondé celui
de la Havane, bâti à Baltimore celui de Sainte-Marie.
Grand directeur d'âmes, il avait été le guide de la
sainte M""" Elisabeth Selon, et institué, par elle, la
congrégation des sœurs de la Charité. Mais c'était par-
dessus tout un missionnaire. Après des travaux con-
350 HISTOIRE DE MADAME BARAT
sidérables dans le Sud , il venait d'être nommé vi-
caire apostolique de la Nouvelle - Orléans , lorsqu'en
1815, la fin de la guerre entre l'Amérique et l'Angle-
terre lui permit de revoir l'Europe. Il y reçut, à Rome
même, la consécration épiscopale, et de là il rentra en
France.
Cependant il avait engagé , en Italie , plusieurs
prêtres et jeunes clercs, qui devaient partir avec lui.
A Lyon, où il vint ensuite, il n'avait pas seulement
suscité chez plusieurs la même vocation, mais il avait
fait germer une des plus grandes œuvres de l'Église en
ce siècle : ses discours enflammèrent la charité catho-
lique, et c'est alors que naquit, sous le feu de sa parole,
l'Association de la propagation de la foi. Maintenant il
parcourait le Nord et les Pays-Bas, recrutant des com-
pagnons, recueillant des aumônes; se procurant non-
seulement les vases de l'autel et les objets du culte ,
mais des instruments de travail et de culture, car il
avait résolu de défricher les terres en même temps que
les âmes. Ainsi enrôlés par lui, quarante missionnaires
de diverses nations étaient prêts à s'embarquer, pour
porter au nouveau monde une nouvelle efl"usion de
l'Esprit de la Pentecôte.
Le printemps s'achevait, et M™" Duchesne souhaitait
impatiemment le retour de l'homme de Dieu. Une nuit,
elle le vit en songe, lui disant d'être tranquille. Elle en
conclut qu'il devait arriver ce jour- là. 11 arriva seule-
ment deux ou trois jours après, le vendredi It» mai, le len-
demain de l'Ascension.
L'évêque revenait, décidé à obtenir de la supérieure
générale une parole définitive. Elle ne put la lui don-
ner. Depuis plusieurs mois, les amis de la Société ne
LE DÉPART EST DÉCIDÉ 331
cessaient de lui présenter de spécieuses objections :
« L'ehlreprise était-elle mûre? L'heure était-elle oppor-
tune? Ne fallait- il pas commencer par répondre aux
nombreuses demandes de fondations faites dans le pays
même, au lieu de songer à disperser ses forces en se
jetant dans une aventure lointaine?» — M""" Barat hési-
tait : elle demanda un nouveau délai. L'on put croire
que, cette fois encore, c'en était fait des longues espé-
rances de M"''' Duchesne.
Après de vaines instances, le missionnaire attristé se
retira lentement et silencieusement. Il allait franchir la
porte. La mère Barat le reconduisait, également dé-
solée et pleine de pensées qu'elle ne confiait qu'à Dieu.
Tout à coup M™® Duchesne apparaît et se présente à
eux, sur le passage. Elle les avait suivis avec anxiété;
elle avait tout deviné; et se jetant tremblante aux pieds
de sa supérieure: « Votre consentement, ma mère; de
grâce, votre consentement! » lui dit-elle à mains jointes.
]^me papat se recueillit; un éclair traversa son âme;
c'était la lumière de Dieu : elle n'hésita plus. « Eh
bien! je vous l'accorde, ma chère Philippine, dit-elle
en la relevant : dès ce moment, je vais m'occuper à vous
chercher des compagnes. »
La mission d'Amérique venait d'être enlevée d'as-
saut. On convint avec l'évêque qu'au printemps pro-
chain, une colonie du Sacré-Cœur s'embarquerait pour
la Louisiane, où lui-même, pressé de partir, allait la
précéder et lui préparer une place.
On n'eut pas besoin de chercher des compagnes à
M™^ Duchesne; plusieurs s'étaient offertes.
La première fut M"'*" Octavie Berthold, alors âgée de
trente ans. Elle venait de faire ses vœux au noviciat de
352 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Paris, le 5 février 1817, « en la fête des saints martyrs
du Japon, » observe le journal de M"'" Duchesne. —
Fille d'un père philosophe, qui avait été le secrétaire de
Voltaire, élevée dans le calvinisme, où elle était restée
jusqu'à plus de vingt ans, convertie et reçue ensuite au
noviciat de Sainte-Marie-d'en-Haut, Oclavie Berthold
était une de ces âmes ardentes de néophytes qui, une
fois entrées dans la vérité, y marchent sans relâche,
jusqu'aux dernières conséquences de leur conviction, et
aux derniers sommets du sacrifice. Ce qui la poussait
aux missions étrangères, c'était le sentiment d'une juste
reconnaissance envers Jésus- Christ, et le besoin d'im-
moler le reste de sa vie au service de ce Dieu qu'elle
avait connu trop tard et trop tard aimé. Caractère sym-
pathique, cœur profondément dévoué, intelligence ornée,
spécialement versée dans la connaissance des langues
étrangères. M™® Octavie était fort aimée au pensionnat
de Paris. Elle demanda et obtint l'honneur de tout quit-
ter pour Dieu et de partir.
La seconde était à Quimper; c'était Eugénie Aude.
Nous avons vu ses timidités et ses défaillances ; mais les
leçons et les exemples de M"'* de Gramont d'Aster
avaient achevé sa transformation. Elle aimait Dieu plus
qu'elle-même, et elle trouva le courage dans l'amour.
Aussi, malgré sa jeunesse, — elle n'avait que vingt-
quatre ans, — elle fit savoir à M""" Barat qu'elle serait
heureuse de s'embarquer. Elle revint à Paris, où elle
fut admise à prononcer ses grands vœux, le matin même
du jour fixé pour le départ.
Deux soeurs coadjulrices, Catherine Lamarre, de
l'ancienne maison de Cuignièrcs, et Marguerite Man-
teau, de la maison de Niort, toutes deux d'un âge mùr
SON ADIEU A LA COLONIE 3d3
et d'une vertu éprouvée, complétaient le personnel de
l'expédition.
La veille du départ, il y eut une réunion de toute la
communauté , dans laquelle M"* Barat donna à ses
filles ses derniers avis et sa bénédiction. Cet adieu
de la supérieure fut d'une élévation extraordinaire.
Après avoir excité ses chères missionnaires à la fidé-
lité aux Constitutions , à l'union persévérante avec
la Société, à la charité entre elles. M""® Barat ne
considéra plus que leur bonheur d'être appelées les
premières à porter l'amour du sacré Cœur dans des
contrées nouvelles: «Ah! leur dit -elle avec un ac-
cent enflammé, quand vous n'iriez si loin que pour y
établir un tabernacle de plus, et faire prononcer à un
pauvre sauvage un seul acte d'amour, ne serait-ce pas
assez pour le bonheur de votre vie et pour le mérite de
votre éternité M... »
A la fin, elle appela à elle les partantes : « Venez,
vous qui nous serez toujours chères dans le Cœur de
Notre-Seigneur Jésus-Christ; » puis elle remit à cha-
cune son obédience. Celle do M""^ Duchesne la nommait
supérieure de la mission d'Amérique, avec des pouvoirs
exceptionnels. En recevant cette charge qu'elle avait
redoutée , l'humble mère se prosterna devant M"® Ba-
rat, et lui baisa les pieds.
Le lendemain 8 février, le saint Sacrement fut exposé
tout le jour: ce devait être le grand jour. M. l'abbé
Perreau reçut les vœux de M""" Eugénie Aude, et lui
adressa un discours sur ce texte : « Mon Bien-Aimé est
1 Lettre de M"" Ûclavie Herthôld à la mère Thérèse. Autogr. Bor-
deaux 1818.
\. — 23
354 HISTOIRE DE MADAME BARAT
à moi, et je suis à Lui. » Pendant la matinée, les Pères
Varin , Roger , Druilhet et quelques autres vinrent
adresser à la petite colonie des paroles d'édification et
d'encouragement. M""® Barat voyait approcher l'heure
du départ avec un mélange de tristesse, d'envie et
d'admiration. « Oh! que ce moment a été pénible! rap-
pelait-elle ensuite à M"'® Duchesne; si, déjà longtemps
d'avance, je ne pouvais l'envisager sans en éprouver
des déchirements, que ne devais-je pas souffrir à l'heure
même ! » — Ailleurs elle dit que « l'attrait qu'elle avait
toujours eu pour cette vocation se réveilla alors en elle
avec plus d'ardeur, et qu'elle ne pouvait s'empêcher
d'envier le sort de ses filles ».
Quant à la mère Duchesne, raconte le journal de la
maison de Paris, elle aurait eu à modérer la joie
qu'elle éprouvait de partir pour se rendre enfin au but
de tous ses vœux^ » L'heure du sacrifice la trouva
intrépide. Après avoir reçu l'adieu de quelques per-
sonnes chrétiennes de sa famille, telle que sa cousine
M""^ de Rolin, et pris un repas à la hâte, elle se leva la
première : la voiture l'attendait. Elle reçut les embras-
semenls de la mère Barat et de la communauté; elle
encourageait tout le monde. Voyant Octavie Berthold
qui pleurait malgré elle en faisant ses adieux, elle lui
prit la main, et, l'entraînant avec force, lui fit franchir
le seuil. Quelques instants après, la diligence de Bor-
deaux emportait les cinq religieuses loin de la maison
qu'elles ne devaient plus revoir.
M'"" Duchesne, en parlant, avait laissé entre les mains
1 Journal de la maison de Paris, 1815 à 1822. —A partir de celte dote,
il est écrit de la main de M'"* Henriette Girard.
DÉPART POUR L'AMÉRIQUE 35b
de M. l'abbé Perreau une lettre importante, pour qu'elle
fût remise à M""® Barat. C'était un long document destiné
à donner à sa supérieure les preuves surabondantes de
sa vocation, dont elle décrivait l'origine et le progrès.
« Dieu le veut ! Dieu le veut ! » telle était sa conclu-
sion. Le mémoire se terminait par ces humbles et fortes
lignes : « Permettez, ma bonne mère, que je vous
demande de nouveau pardon de toutes les peines que je
vous ai causées. Dieu me met en voie d'expiation, en
m'imposant la charge que vous m'avez donnée. Mon
plus grand bonheur sera de vous former de dignes
filles; sinon, j'aime mieux mourir ^ »
M""® Barat lui adressa sa réponse à Bordeaux : « Je
n'avais pas besoin de cet exposé pour être convaincue
que le bon Dieu vous appelait à cette sublime voca-
tion. La persévérance de vos désirs, la facilité avec
laquelle ce projet, en apparence si difficile, s'est exé-
cuté, quand le moment marqué par la Providence a été
arrivé, le concours des moyens qui se sont trouvés
réunis pour favoriser ce départ qui coûtait tant à nos
cœurs, enfin la force que le bon Dieu vous a donnée,
pour triompher de tous les obstacles, tout me prouve
que le Seigneur vous appelait à fonder une maison du
Sacré-Cœur en Amérique, malgré les réclamations de
la prudence humaine^. »
Une autre prudence, celle de Dieu, dirigeait M™® Ba-
rat. En effet, si, d'une part, on a compris la sagesse
de ses hésitations, il n'est pas plus difficile d'entrer
dans les motifs de son consentement. L'Amérique, à
1 Mémoire aulogr., 4' feuille. Fin.
2 Paris, 12 février 1818.
336 HISTOIRE DE MADAME BARAT
cette époque, était encore une terre neuve. Ce n'était
pas d'après les descriptions poétiques, alors en vogue,
qu'en jugeait M""" Barat. Mais ces Étals, rendus na-
guère indépendants avec le secours de nos armes,
avaient reçu nos prêtres réfugiés ou proscrits; et la
divine semence, portée par la tempête révolutionnaire,
y promettait déjà une première moisson. Ce pays, où
fermentaient tant d'éléments confus, n'allait-il pas se
constituer dans la foi et dans la Religion? Cette terre
de la liberté ne deviendrait- elle pas une terre de re-
fuge pour le Sacré-Cœur, si l'ancien continent, perpé-
tuellement secoué par les révolutions, venait à manquer
sous ses pas? Puis, — et c'était là certainement une des
vues de M"'^ Barat, — les missions étrangères, avec
leurs sacrifices et leur vie de périls, n'auraient-elles pas
l'avantage de présenter continuellement à la Société
l'idéal et l'exercice de cette générosité, qui est l'esprit
du Sacré-Cœur et son essence même? Enfin, comme
l'Institut, répondant à tous les attraits de perfection,
réunissait déjà la vie active avec la vie contemplative,
.ne convenait- il pas que la vie apostolique y eût aussi
sa place? N'était-ce pas là un autre et adorable côté du
Cœur de Jésus- Christ, le missionnaire par excellence ,
le prince des Apôtres? Telles furent les pensées qui dé-
terminèrent cette grande entreprise de M"'" Barat, et
qui vont désormais remplir et animer sa correspondance
avec la Louisiane.
En attendant que le vent permît de metti'e à la voile,
M'"° Duchesne restait à Bordeaux, dans la maison de
M"* Vincent. Comme le Père Barat résidait en cell»'
ville , elle et ses sœurs se niiroiit sous la direction de
cet homme de Dieu, « qui >avait, disait-elle, donner de
EMBARQUEMENT A BORDEAUX 337
bons coups pour jeter les âmes dans la perfection. »
M. l'abbé Perreau lui envoya aussi de fortifiantes pa-
roles : « Persévérez, ma fille, dans ce saint abandon
qui vous permet de dire à Dieu, comme les Apôtres :
« Seigneur, voici que nous avons tout quitté pour vous
suivre, que nous donnerez-vous? » Ce qu'il vous don-
nera, ma fille, pour prix de votre renoncement? Ce sera
son divin Cœur pour vous servir d'asile, son esprit pour
vous guider, et aussi quelques gouttes de son calice
d'amertume pour vous purifier, et vous apprendre à
ne vous appuyer que sur Lui ^ »
Mais le plus précieux de ces encouragements fut celui
qu'elle reçut de M""' Barat : « Maintenant, ma chère
fille, lui écrivit cette mère, entrez de plus en plus
dans les desseins que ce Dieu de bonté a sur vous.
Travaillez à vous rendre de plus en plus digne de son
œuvre... Ménagez votre santé : une pénitence bien rude
vous tiendra lieu des autres; je veux dire le fardeau de
cette place de supérieure que vous avez toujours tant
appréhendée. Qu'il me tarde, ma fille, de recevoir de
vos nouvelles! Marquez-nous au juste le jour de votre
embarquement, afin que je puisse ce jour- là commu-
nier pour vous, et vous dire peut-èlre le dernier adieu
de ce monde dans le Cœur de Jésus. Adieu! ah! que ce
mot me coijte à tracer, mais c'est pour Dieu! Serais-je
moins généreuse que vous, qui m'avez donné l'exemple
de tant de courage? »
Avant le départ. M""" Duchesne et ses sœurs allèrent
demandera M^d'Aviau sa bénédiction. Un des prêtres
présents dit à l'archevêque : « J'ai beau regarder et
1 Aulogr. sans date. Petit in-18.
338 HISTOIRE DE MADAME BARAT
scruter ces âmes jusqu'au fond, je n'y vois dans toutes
qu'un calme inaltérable. — Et de la joie ! » reprit vive-
ment U'"" Duchesne^
Enfin, le 21 mars 1818, le vaisseau la Rebecca prit la
mer à Royan. M^"" Dubourg s'était embarqué le 27 juin
1817, sur la flûte la Caravane, que Louis XVIII avait
mise à sa disposition pour son transport et celui de ses
missionnaires. Il avait, en partant, laissé à un de ses
prêtres la mission d'amener la petite colonie des reli-
gieuses du Sacré-Cœur. C'était M. I\Iartial, son vicaire
général, le seul prêtre qui fût à bord de la Rebecca.
La traversée, qui se fait maintenant en moins de
quinze jours, prenait alors près de trois mois. Presque
deux s'écoulèrent sans qu'on sût ce qu'étaient deve-
nues les voyageuses. M""^ Barat, impatiente, adressait
d'avance, à la Nouvelle-Orléans, des lettres pleines
d'inquiétude : « Nous ne cessons de faire des vœux
pour votre heureux voyage, écrivait-elle le 21 avril.
Oh! que nous serons joyeuses d'apprendre que vous
êtes enfin arrivées au terme ! »
La première lettre que reçut la supérieure générale
était datée du 16 mai. C'était à pareil jour qu'un an
auparavant elle avait enfin donné son consentement au
départ de M""** Duchesne. Celle-ci l'en remerciait des
côtes de Cuba, à plus de deux mille lieues de la France !
Elle décrivait le voyage, dans lequel ojle et ses filles
avaient beaucoup soufl'ert. Les mauvais temps, les vents
contraires, d'épouvantables tempêtes, le tropique passé
et repassé cinq fois, d'insupportables chaleurs, riniection
et l'insalubrité du vaisseau, des commencements d'incen-
« M"" Oclnvio Berlhold. 1!} fOviior.
LA TRAVERSÉE 339
die, la rencontre d'un corsaire, leur avaient fait courir
des périls extrêmes et continuels: « Tout cela n'est pas
riant pour qui n'y voit pas Dieu, » disait M""^ Duchesne.
Pour elle, toute à Dieu, elle se plaignait seulement
d'avoir été privée du bonheur de la sainte messe et de la
communion, même le joui: de Pâques! Elle accusait aussi
le mal de mer d'avoir dérangé son union à Jésus-Christ.
« Il rend les pensées toutes courtes, disait-elle. A peine
étais-je capable de petites aspirations pour me tirer du
cœur quelque affection, et encore toute froide. Je ne
savais dire que Vlta, Pater, ou : J'ai tout quitté pour
vous, ô mon Dieu^. »
M""® Duchesne annonçait qu'elle n'était plus mainte-
nant qu'à cent quatre-vingts lieues de la Nouvelle-Or-
léans. C'est là que la mère Barat lui adressait ses lettres.
« Personne, lui disait-elle, personne parmi nous ne
peut atteindre à votre bonheur, puisqu'il vous est
donné de porter la connaissance du Cœur de Jésus à
des peuples qui en sont tout à fait ignorants. Combien
envient votre sort^l »
Une de ces lettres laisse déborder les trésors du cœur
de M™^ Barat. Elle est écrite à Grenoble, où cette
mère passa l'été de 1818 : « Ah! disait-elle à sa fille,
depuis que je suis sur votre montagne chérie, que de
pensées, que de souvenirs doux et déchirants viennent
tour à tour se combattre ! Je crois encore vous voir me
recevant pour la première fois, me remettant cette mai-
son, cette famille; je me rappelle le plaisir que j'éprou-
vais lorsque, revenant de mes voyages, je vous relrou-
1 Côtes de Cuba, près la Havane; entre Cuba et le grand banc de
Bahama, ce 16 mai 1818. Aulogr.
2 Paris, 21 avril 1818.
360 HISTOIRE DE MADAME BARAT
vais dans celte paisible solitude. Qu'il m'a été pénible
cette fois, non-seulement de ne plus vous retrouver,
mais encore de vous savoir si loin de moi! Il est vrai
que la foi vient à mon secours, et je finis, en m'oubliant,
par vous trouver bien heureuse! Qu'importe que nous
souffrions, pourvu que le Seigneur soit glorifié! » — A
la fin, cependant, elle s'inquiète de ce long silence de
ses filles : « Qu'il nie tarde de savoir comment vous
aurez supporté le voyage! si vous approchez de votre
cher Saint-Louis, si vos santés se sont soutenues, enfin,
comment vont vos chères compagnes. Il me faut de la
patience: depuis Pâques, c'est bien long de n'avoir pas
reçu une ligne de vous^ ! »
La mère supérieure était encore à Grenoble, lors-
qu'aux premiers jours d'août elle apprit l'heureuse
arrivée de ses missionnaires. M'"" Duchesne annonçait
que le 25 mai, la Rebecca était enfin entrée dans les
eaux du Mississipi. « Comment, ma chère Philippine,
vous dire le plaisir que vos lettres nous ont causé? lui
répondit aussitôt M™*' Barat. La consolation de vous
voir toutes échappées aux dangers de la mer a fait
couler des larmes de joie, mêlée de quelque tristesse,
de vous savoir séparée de nous par cette énorme dis-
tance. xMais une vue de foi est venue les essuyer, et nos
cœurs, unis aux vôtres, se sont ouverts à l'espérance de
vous revoir un jour-. »
Le débarquement eut lieu le soir du 29 mai. Par une
coïncidence où il était impossible de ne pas reconnaître
un dessein du Ciel, ce jour du 29 mai était, cette
1 GronoMo. C, juill.-l 1818.
- ///iV/., 21 noi"!! t«1«
LE SACUÉ CO:^UR EN AMÉRIQUE 361
année-là, le jour môme de la fêle du sacré Cœur de
Jésus. « Le nrialin, sur le navire, nous renouvelâmes à
Jésus- Christ nos saints engagements, raconte M'"® Du-
chesne; et le soir, à huit heures, je mis le pied sur la
terre ferme, que je n'avais pas touchée depuis le jeudi
saint. Je baisai respectueusement, à la faveur des té-
nèbres, ce sol, objet de vœux dont la vivacité se réveil-
lait en approchante » Ses compagnes ajoutent que « ses
yeux étaient pleins de larmes, et que le feu de son vi-
sage reflétait les sentiments que Jésus peut allumer dans
un cœur brûlant de procurer sa gloire * » .
Dans la même nuit, une voiture, côtoyant le large
fleuve sous un ciel étoile, conduisit les rehgieuses chez
les Dames Ursulines de la Nouvelle-Orléans, où les
attendait une lettre de M"^ Barat. « Cette lettre a été
portée au pied de l'autel avant d'être lue , rapporte
M"*® Duchesne : il fallait bien remercier Dieu de cette
grande faveur ^ »
Il n'est plus de notre sujet de raconter le séjour de la
petite colonie chez les Ursulines , la maladie qui faillit
emporter M""® Duchesne, sur le seuil de la terre pro-
mise, ses beaux sentiments en présence de la mort,
« qui n'avait fait, disait -elle, que lui montrer ses
charmes; » ses rêves héroïques à la vue de ces Grandes
Indes, où elle n'ambitionnait rien moins que le martyre;
ensuite la navigation pittoresque, accidentée, sur le
Mississipi , qui dura plus de cinq semaines : les souf-
frances des sœurs, leur naïf étonnement à la vue de ces
forêts vierges, de cette grande nature, de ces villes
1 Lettre à M'"« Bigeu, 30 mai 1818.
2 Journal de M"- Aude, 23 juin 1818.
^ Nouvclle-Orlcans, 2i juin 1818.
362 HISTOIRE DE MADAME BARAT
naissantes, et des familles de sauvages errantes sur la
rive; enfin, leur arrivée à Saint-Louis-du-Missouri, le
22 août 1818.
Cette arrivée fut solennelle. Avant de quitter le steam-
boat, M""® Duchesne prit sa Bible, et l'ouvrit à ces pa-
roles du Deutéronome : « Écoute, Israël. C'est aujour-
d'hui que tu passeras le Jourdain. Ne dis pas dans ton
cœur : C'est à cause de ma justice que le Seigneur m'a
introduit dans cette terre, afin que j'en prenne posses-
sion. Observe bien et prends garde de n'oublier jamais
le Seigneur ton Dieu et de négliger sa loi, ainsi que les
prescriptions que je te fais en ce jour. » Ayant lu ces
paroles. M""" Duchesne se rappela que c'étaient les
mêmes qu'autrefois, à Sainte -Marie, dans un de ses
jours d'épreuve, elle était allée lire auprès du puits
perdu de son monastère ; et elle leur trouva un sens pro-
phétique, qu'elle se réjouit de voir réalisé en ce jour'.
Les lettres des deux compagnes de M""^ Duchesne,
bien que d'un style moins grand, témoignaient du même
courage et du même attachement pour M""' Barat et la
Société. M""^ Aude lui disait « que jamais elle ne s'était
sentie autant sa petite fille, que c'était sur ce titre que
reposait sa paix, que la Société du Sacré-Cœur de Jésus
avait été pour elle la source de la vraie vie, et qu'elle
était résolue de ne s'en éloigner jamais. » M'"® Oclavie
Berthold faisait ces protestations : « Ma digne mère,
tous les jours, je vois que vous avez fait la volonté de
l>icu en me laissant venir ici. A mesure que j'appro-
chais du terme du voyage, mon cœur s'épanouissait.
IMus il s'éloignait de ce qui lui était cher sur la terre,
( Alànuire cilr. 1" ^, p. '2, et li-llri- do Sainl-Louis, 22 aoùl.
LE SACRÉ COEUR AU MISSOURI 363
plus il devenait grand. » Et quelques lignes après : « Je
vous assure, ma mère, que je préférerais m'en retourner
sans pain et sans argent, que de jamais consentir à
changer un iota dans notre manière de voir sur la So-
ciété, et de faire un seul pas en dehors du sentier que
vous nous avez tracé*. »
On comprend quelle impression devaient produire
ces lettres à Grenoble, à Paris, dans toutes les mai-
sons : on s'en disputait les pages. Le jour même où
M""® Duchesne débarquait à Saint-Louis, M""^ Baratlui
écrivait de la sainte Montagne : « Mon frère se dessèche
de ne pouvoir partager votre sort. Ma sœur Lucile Ma-
thevon brûle du désir d'aller vous rejoindre. Nous vous
enverrons quelques-unes de nos novices. Il me tarde de
savoir le lieu de votre destination. »
Mais déjà, par les lettres de M""^ Duchesne, la mère
Barat pouvait se rendre compte du labeur qui atten-
dait sa petite colonie dans l'immense diocèse de M^ Du-
bourg. Il s'étendait depuis la Nouvelle-Orléans, qui en
était le chef-lieu, jusqu'au-dessus de Saint-Louis, com-
prenant la Louisiane et le Missouri, sur une longueur
d'au moins quatre cents lieues. C'était une terre d'espé-
rance, mais encore inculte et hérissée d'épines. Les
prêtres que M""" Dubourg venait de recruter, le se-
condaient maintenant dans l'apostolat de cette vaste
Eglise ; mais si le courage des ouvriers était grand ,
leur nombre était encore bien petit. Puis, dans quelle
misère profonde M""^ Duchesne trouvait les disciples et
le maître! Pour palais, une grange; pour couchette,
quatre planches; pour cathédrale, une baraque en
1 SainULouis. 29 août 1818.
S61 HISTOIRE DK MADAME BARAT
bois, OÙ l'évêque faisait alternativement l'office de
pontife et de chantre au lutrin : voilà ce qui faisait dire
à M""" Duchesne : « Nous sommes bien au centre de la
pauvreté : il y a grande apparence que nous sèmerons
dans les larmes. Heureux notre sort, s'il procure à
d'autres de moissonner dans la joie, et de voir un jour
les enfants de nos prières les environner avec empres-
sement*. »
A côté de ces souffrances de l'Église primitive,
M"'® Duchesne admirait des héroïsmes antiques qui la
consolaient de tout : « Savez- vous ce qui m'excite?
écrivait-elle en France, c'est l'exemple des saints pas-
teurs de ce pays que le zèle transporte : d'un M^ F\a-
get, évêque de Bardslown; d'un M^' Cheverus, évèque
de Boston; surtout de M^ Dubourg, se faisant tout à
tous, souffrant avec magnanimité, travaillant sans re-
lâche... Les peines ne lui manquent pas : mais qu'il est
grand dans ses peines ^ ! »
La supérieure et ses filles avaient espéré d'être fixées
près de lui, dans sa ville de Saint-Louis, sous sa protec-
tion, et au centre des secours nécessaires à leurs âmes.
Mais l'évêque leur annonça qu'il les destinait, provisoi-
rement du moins, à la petite ville de Saint-Charles, à
douze lieues au delà. Ce fut un cruel mécompte pour
M'"" Duchesne. D'un coup d'œil elle embrassa l'étendue
du sacrifice, comme elle le faisait savoir dans la lettre
suivante : « J'ai été devant l'évêque comme un rocher
(|ui reçoit des coups de poinçon. Je vais les yeux fer-
t Au Père Baral et A la Mère Thérèse. Sainl-Louis, 29 cl 31 août.
- Sainl-Louis, 2 sc|.loml)ro 1SI^<. —V. sur ce sujet, de TJ-lglise d'Amo-
nqui- à cette (époque, Elisabeth Selon, par .M"* de Uarberey, chap. x.\v
et pnssim.
FONDATION A SAINT-CHARLES 365
mes : la Providence ouvrira la voie, s'il lui plaît... Mes
sœurs sont courageuses, et plus ferventes que moi :
elles voient la croix et l'embrassent*. »
Saint-Charles n'était alors qu'un amas de cabanes,
à la limite extrême du parcours de la navigation, en
face de la peuplade sauvage des Sioux , sans nulle faci-
lité de communication avec la mère patrie, dont plus
de deux mille cinq cents lieues séparaient les sœurs dé-
sormais. La population présentait un mélange d'Amé-
ricains émigrés de l'Est, de créoles d'origine canadienne
et française, d'Allemands et d'Irlandais, et enfin de
métis. Quelques indigènes s'y montraient quelquefois,
« plus faciles à attirer par la liqueur que par les ser-
mons, » disait M"'® Duchesne. Elle ajoutait toutefois : « Je
n'en suis pas moins persuadée que Dieu a ses desseins
en nous amenant ici dans leur voisinage. » Le curé de
ce bourg était le célèbre M. Gabriel Richard, qui, cette
année-là même, fut élu représentant au congrès de
l'Union. Il venait de porter aux tribus de l'Illinois et du
Michigan la parole de vérité, que Bossuet, son grand-
oncle maternel , avait portée jadis à la cour du grand
roi. Mais son zèle apostolique échouait contre l'é-
goïsme, l'ignorance et les vices de ce pays. Il appelait
le Sacré-Cœur pour fondre cette glace, dissiper ces té-
nèbres, purifier cette fange.
Aux premiers jours de septembre , l'évêque vint in-
staller lui-même les religieuses. Au sein de deux arpents
d'une terre toute nue, s'élevait une maison où. il y avait
à peine place pour dix personnes. On y disposa une pe-
tite chapelle : c'était toujours la première œuvre dans
1 Saint-Louis, 29 août 1815.
366 HISTOIRE DE MADAME BARAT
les fondalions. M'""' Duchesne avait apporté de Grenoble
une relique de saint François Régis, son protecteur; et
elle avait promis de la faire honorer dans le premier
sanctuaire qu'elle fonderait aux missions : on la mit so-
lennellement au-dessus du tabernacle, comme un tro-
phée de victoire. .
Par acte authentique daté du 14 septembre, l'évêque
revêtit de son approbation l'Institut du Sacré-Cœur,
ajoutant qu'il « croirait le temps de son épiscopat par-
faitement employé , s'il pouvait seulement réussir à le
propager dans son diocèse ». L'allégresse des soeurs au
sein de leur pauvreté le louchait jusqu'aux larmes :
« Voyez ces jeunes personnes qui eussent pu briller
ailleurs, et qui sont si gaies. Regardez ce qu'elles
font!... » — « Nous faisons des métiers nouveaux, écri-
vait M™'= Duchesne; nous bêchons le jardin, nous me-
nons boire les vaches , nous portons le fumier, nous
nettoyons l'étable , la seule de ce pays , où les animaux
errent à l'aventure... Cela me convient à moi... » — Et
dans une autre lettre : « J'étais d'un naturel de ser-
vante, dit-elle; sans doute il faut bien autre chose pour
conduire les âmes : mais Dieu fait tout par Lui-même. »
L'évêque les consolait : « Vous ne serez jamais aussi
mal que j'ai été, » leur répétait-il. — Il leur disait
d'autres fois : « Vous et moi , nous passerons notre vie
dans ce travail ingrat. 11 faut défricher avant de culti-
ver. Un jour, nos successeurs recueilleront dans ce
monde, contentons- nous de l'espoir de recueillir dans
l'autre. »
Un autre encouragement, d'un ordre plus élevé, vint
bientôt bénir le dévouement des sœurs. Il y avait plus
de six mois que M'"" Duchesne n'avait rien reçu de
PIE VII BÉNIT LA MISSION 367
France, lorsque, le 8 octobre, lui furent remises plu-
sieurs lettres de M"'^ Barat. Cette mère lui transmettait
les paroles par lesquelles le Souverain Pontife avait
béni la nouvelle mission du Sacré-Cœur. « Sa Sain-
teté, mandait le cardinal Litla, a vu avec bonheur
comment, abandonnant tout pour Jésus-Christ, et s'éle-
vant au-dessus de la faiblesse de leur sexe, ces reli-
gieuses n'ont pas craint d'affronter les mers lointaines,
afin de transporter leur pieux Institut dans des pays
sauvages, et se consacrer à la plus grande gloire de
Dieu, à l'honneur de l'Eglise, et au salut des âmes. Sa
Sainteté leur souhaite les succès les plus prospères; en
gage de quoi elle donne sa bénédiction, non -seulement
à celles qui sont déjà parties, mais encore à celles qui
se disposeraient à partir un jour'. »
Par cette lettre, M""® Duchesne recevait la plus grande
des consolations que puisse ambitionner une âme ca-
tholique : l'assurance qu'elle travaille et souffre en
union avec l'Eglise romaine. « Que de douces larmes,
répondit-elle , ont coulé de mes yeux en voyant le Sou-
verain Pontife ajouter son autorité et sa bénédiction à
tant d'autres signes de la volonté de Dieu sur notre en-
treprise ! Demain nous chanterons le Te Deum, et on
dira une messe d'action de grâces ^ »
Mais il est temps maintenant de reprendre notre ré-
cit, et de revenir en France, auprès de M"® Barat. Aussi
bien ce serait une autre histoire que celle des pre-
mières origines du Sacré-Cœur en Amérique : histoire
dramatique, toute semée de prodiges, et dont l'héroïne.
i Le cardinal Lilta à M. Perreau, 3 avril 1818.
'■i Sainl-Charles, 8 octobre 1818,
368 HISTOIRE DE MADAME BARAT
pendant trente -quatre ans, serait M""" Duchesne. Nous
ne nous laisserons plus entraîner désormais à la racon-
ter avec autant de détails; mais nous devrons, du moins,
en reprendre de temps en temps la trame, inséparable
du tissu de la vie de la mère Barat. C'est elle, en
effet, c'est celte sainte mère qui est l'âme de ces mis-
sions ; c'est d'elle principalement que partent l'inspira-
tion et l'initiative de ces entreprises. C'est vers elle
aussi que reviennent les prières, les joies et les tris-
tesses de « sa plus chère famille », ainsi qu'elle la
nommait. Mais elle-même ne règne ainsi, doucement,
fortement, universellement, que parce que Dieu règne
en elle. Le sacré Cœur de Jésus est l'astre puissant
dont l'action, toujours présente à l'un et à l'aulre ri-
vage, les relie l'un à l'autre, comme par un flux et re-
flux perpétuel d'obéissance et d'amour.
CHAPITRE III
FONDATIONS ET VISITES. — ALOYSIA JOUVE
1818-1821
Fondation à Chambéry. — M"« Barat à Sainte - Claire. — M"» Barat à
Lyon; elle est inspirée par la sainte Vierge d'y fonder une maison : la
Ferrandière. — Fondation de Bordeaux, M"« de Lalanne. — Installa-
tion du noviciat de la rue de l'Arbalète. — La colonie de Saint-Charles
du Missouri est tranférée à Fleurissant, près de Saint-Louis. — Fré-
quents séjours de M^e Barat à Grenoble. — Histoire de la mère Aloysia
Jouve. — Sa jeunesse , ses vertus. — Ses souffrances croissantes. —
Vœux de M""' Barat. — Lettres et adieux de M"« Duchesne à cette gé-
néreuse nièce. — Les deux séjours de M"« Barat auprès de la malade;
elle baise ses plaies. — Elle la nomme assistante, elle lui envoie sa
dernière bénédiction. — Les adieux admirables d'Aloysia. — Son zèle.
— Son agonie dans le Cœur de Jésus-Christ. — Son sacrifice et sa
précieuse mort.
La mission d'Amérique n'avait pas suspendu le cours
des fondations sur l'ancien continent. « Nous sommes
pressées de toutes parts pour des établissements, » écri-
vait M"'' Barat à M'"'' Duchesne. A quoi celle-ci répon-
dait avec autant d'esprit que d'humilité : « Dieu est
bien bon , de faire croître ainsi cette plante de notre
Société ; vous voyez que la Louisiane ne vous a fait au-
L —24
370 HISTOIRE DE MADAME BARAT
cun tort : nous n'étions bonnes que pour des pays demi-
barbares ^ »
Mentionnons rapidement quelques-uns de ces travaux
de M""' Barat.
Nous venons de la laisser à Sainte-Marie-d'en-Haut,
où elle s'était transportée, au milieu du mois de juin
1818. « 11 me tarde bien, avait-elle dit à la mère Thé-
rèse , d'aller chercher un peu de repos dans vos mon-
tagnes; ah! si je pouvais obtenir qu'on me laissât une
année au fond de quelque solitude 1 Mais, pensée inu-
tile! il ne faut chercher notre repos qu'en Dieu, ici-bas;
puis dans l'éternité, lorsqu'il plaira à notre Créateur de
nous y appeler*. »
Cette fois, en effet, Grenoble ne fut pour elle qu'une
halte rapide sur la route de Chambéry, où elle était
appelée pour une fondation. La Savoie, rendue à ses
anciens souverains, en vertu des traités de 1815, avait
hâte d'effacer, parle bienfait de l'éducation chrétienne,
la trace des maux que la révolution et l'invasion
française avaient faits à ses populations. « Un n'aime
guère les Français dans ce pays , écrivait la mère géné-
rale. Je l'aime néanmoins, à cause de l'esprit de foi qui
y règne. Le clergé est très-bon; et les religieuses qui
en sortiront seront excellentes ^ »
C'était, en effet, le clergé, en tête duquel était M. Tu-
rinaz, depuis évoque de Moutiers, qui avait appelé le
Sacré-Cœur en Savoie. Là lui était offert un ancien cou-
vent de clarisses, qu'on nommait encore le couvent de
Sainte-Claire. « On nous attend en Savoie, écrivait la
> Saiiit-Cliaiics, 10 dccenibre \S\8.
Paris, 20 mai 1817.
3 M'". Giraud, 2 juillet 1«18.
FONDATION A GHAMBÉRY 371
mère générale dès le 11 juillet. Notre maison est déjà
meublée, en partie réparée. Une fontaine d'eau vive
l'arrose et donne de son abondance à la ville. Des jar-
dins immenses l'entourent et la décorent. Que faut-il de
plus, et qu'attendons-nous pour en prendre possession?
Des lettres patentes que l'on n'est pas disposé à donner
à des Françaises, tant on aime notre nation chez les
étrangers ^ ! »
Les lettres patentes royales furent enfin délivrées.
« Le Seigneur en soit béni, écrivit la supérieure, nous
nous en réjouissons, parce que nous croyons qu'il en
reviendra de la gloire au Cœur de notre bon Maître,
voilà quelle doit être notre unique ambition dans ce
mondée » Elle partit deux jours après, pour prendre
possession de l'établissement.
C'était le jour même de sainte Madeleine, sa pa-
tronne. L'aspect des montagnes, les plus hautes qu'elle
eût vues, fut pour elle une fête préférable à toute autre.
« Je ne puis vous dire quelle jouissance j'ai éprouvée
de passer en route ce jour- là, loin des compliments, et
dans l'admiration de la belle naturel » Nous avons déjà
vu comment les grands spectacles de la création pro-
voquaient en elle cette admiration qui est le signe des
belles âmes, et cet élan du cœur qui est le signe des
saints.
La vue de la maison qu'on prêtait au Sacré-Cœur
ne la ravit pas moins. « Quel joli site! écrivait-elle à
M'"° Eugénie de Gramont, je ne le quitterai pas sans
regret. Cependant, ajoute-t-elle, je compte les jours
1 A M. Stanislas Dusaussoy, 11 juillet 1818.
2 A M""^ de Gramont, 18 juillet 1818.
3 Id., 22 juillet.
372 HISTOIRE DE MADAME BARAT
pour le départ, car, liclas ! lorsque je monte sur le pen-
chant de notre montagne, je ne puis espérer, comme la
mère de Tobie, de voir arriver sur la route tout ce que
j'ai de cher à Paris. »
La mère générale et ses premières sœurs reçurent à
Ghambéry une véritable ovation. Mais ce début était
trop beau ; et ce n'est guère ainsi que l'on fonde au Sacré-
Cœur. Il n'y avait pas huit jours que M"""* Barat était
dans cette ville, quand on y vit arriver M""' Baudemont,
qui se rendait en France, afin d'y chercher les moyens
de soutenir sa fondation de Rome. Reçue chez le gou-
verneur, le comte d'Andei^eno, accueillie par l'arche-
vêque, M^ de Solle, et de là agissant à la fois sur le
clergé et sur la classe élevée, elle mit l'alarme au camp,
opposant la prétendue approbation donnée à sa commu-
nauté à la situation irrégulière, disait-elle, des reli-
gieuses de France. Cette opinion s'accrédita. « Les ba-
vardages continuent ici, écrivait la mère Barat à
M""® de Gramont, que Dieu en soit béni! » Et dans une
autre lettre : « Voilà la croix que le Cœur de Jésus ré-
servait à celte maison. Mais ce sont ces secousses qui.
j'en ai la confiance, afl'ermiroiit la marche de notre pe-
tite barque ^ »
La mère Barat fut admirable dans cette occasion.
M""" Baudemont vint la voir, et « fut reçue très -bien. »
Cette dame lui réclama une somme de mille francs, à
je ne sais quel titre ; M""' Barat les lui donna pour le bien
de la paix : « Je ne veux pas que la charité soit blessée
pour de l'argent; Notre- Seigneur, s'il le veut, nous en
procurera d'aulro, puisque c'est pour son amour ijuc
« Cliambcry , 2 aoùl, ^ M— do Cliarbonncl.
FONDATION A LYON 373
nous faisons ce sacrifice ^ » Elle ne s'inquiéta pas de
détromper l'opinion en prenant la défense de sa So-
ciété. Mais M. l'abbé Rendu, M. l'abbé Perreau,
M^ Soyer, M^de Beauregard, M. Gaston de Sambucy
se chargèrent d'éclairer M^ de SoUe. La confiance re-
vint avec la vérité, c'était l'issue qu'attendait la foi
imperturbable de M°' Barat : « Vous croyez, écrivait-
elle, que cette bourrasque m'a tourmentée? Point du
tout; j'étais persuadée, au contraire, qu'il en résulterait
un plus grand bien pour nous. Tout, dit l'Apôtre, con-
court au bien de ceux qui aiment Dieu. Ne voulons-nous
pas l'aimer? Eh bien! ne craignons donc rien. »
Mais, toujours attentive à ce que la charité fraternelle
ne souffrît point de ces dissentiments, la mère générale
prescrivit « de ne parler de ces personnes qu'en bien^».
On raconte que le meilleur moyen de s'assurer les bonnes
grâces de sainte Thérèse était de mal parler d'elle. On
en pourrait dire autant de M""* Barat.
Elle laissa la mère Bigeu au couvent de Sainte-Claire,
en qualité de supérieure, et, à la fin d'août, elle quitta
Chambéry pour se rendre à Lyon.
Il y avait longtemps qu'une fondation du Sacré-Cœur y
était demandée, mais les négociations entamées dans ce
but étant restées sans résultat, la mère générale ne vou-
lait, cette fois, s'arrêter dans cette ville que le temps
de célébrer, dans un de ses sanctuaires, la Nativité de ia
Vierge Marie. Le jour de cette fête, elle alla entendre
la messe à la cathédrale, dans la chapelle de Notre-
Dame, et elle y communia avec une grande ferveur.
1 A la mère de Grarnont, Chambéry, 3 août.
2 Ibid., 12 août 1818.
374 HISTOIRE DE MADAME BARAT
C'est là que Dieu l'attendait, pour lui faire connaître sa
volonté sainte d'une façon surnaturelle, unique dans
l'histoire de ses fondations.
En effet, à peine eut- elle reçu le corps de Notre-Sei-
gneur, qu'il se fit dans son esprit une grande clarté. Il
lui fut montré qu'elle devait fonder, le plus tôt pos-
sible, une maison de son Ordre dans la cité lyonnaise.
Puis, cette lumière croissant pendant son action de
grâces, elle se trouva établie dans une certitude extraor-
dinaire de la volonté de Dieu, qui ne souffrit plus ni
doutes, ni hésitations, ni retards. « Je me sentais telle-
ment pressée, disait-elle ensuite, qu'il m'était devenu
impossible de résister. »
Jamais l'illumination ni l'impulsion divine ne s'étaient
fait sentir aussi directement ni aussi fortement que dans
cette occasion. On le conçoit, car la maison demandée
par Jésus à M"* Barat, dans cette communion, devait
être un jour le second grand foyer du Sacré-Cœur en
France, le second noviciat de la Société.
Au sortir de l'église, M"'^ Barat déclara qu'il fallait im-
médiatement s'occuper de chercher une maison à Lyon
ou dans les alentours. Elle mit aussitôt en campagne,
dans ce but, quelques amis dévoués de la Société, tels
que M. Rusand et M. de Moidière. Elle régla en même
temps qu'en souvenir de la grâce obtenue dans celle
fête de la Nativité, la future maison serait placée sous
le vocable de ce mystère.
Forcée de rentrer à Paris, M"' Barat écrivit à la
mère Bigeu de prendre en mains cet ouvrage, et de
le mener promplemonl et vigoureusement. « Allez à
Lyon, lui dit-elle, faire l'n'uvre du Co?ur de Jésus. Si
c'est Lui (jui vous emploie, comme je n'en puis douter,
FONDATION DE LA FERRANDIÈRE 37o
VOUS n'aurez rien à craindre, tout vous réussira. » —
Elle insista encore : « La volonté de Dieu est si visible-
ment sur cette œuvre, que votre confiance doit être sans
bornes, comme la mienne. Il faut nous attendre à plus
d'une contradiction, à cause même du bien qui en résul-
tera, mais nous sommes aguerries !... » Puis, sa parole
s'éclairant d'une sorte de lueur prophétique : « Je sais,
ajouta-t-elle, qu'on s'est offusqué des progrès de notre
Société, c'est qu'on n'y voit pas encore la main de Dieu
conduisant tout : quand on en sera convaincu, on ne
s'étonnera plus de cette marche rapide , qui doublera
avec le temps, pourvu, hélas ! que je n'y mette point
d'obstacle. C'est mon unique inquiétude. »
La supérieure était de retour à Paris depuis le 14 sep-
tembre, lorsque, aux premiers jours d'octobre, M. de
Moidière lui apprit qu'il venait d'acquérir pour le Sa-
cré-Cœur une demeure et un domaine, situés à Villeur-
bane, dans un faubourg de Lyon.
Cette acquisition était celle de la Ferrandière. Au
sein d'une vallée qui forme le bassin du Pxhône, et que
terminent dans le lointain les sommets neigeux des
Alpes, s'étendait une grande terre, coupée de bois, de
vignes, de jardins, de quinconces et de prairies arro-
sées par la petite rivière de la Rize. Au centre s'élevait
un modeste château, auquel conduisait une belle ave-
nue d'arbres, longue de trois cents mètres. Quelques
mouvements de terrain, un tumulus romain, appelé
alors la Glacière, relevaient le sol çà et là, et ouvraient
sur la ville et les hauteurs de Fourvières de belles
perspectives. Tel était le don que Marie venait de faire,
le jour de sa fête, à la Société.
Le 23 octobre , M™" de Charbonnel vint disposer les
376 HISTOIRE DE MADAME BARAT
lieux. La chapelle fut bénite par Tabbé de Lestrange, et
la maison confiée au gouvernement de M"** de Portes,
qui y fut envoyée dans le printemps suivant. M""" Barat
lui dit en la nommant supérieure : « Souvenez-vous, ma
chère Laure, que c'est l'cêuvre de la sainte Vierge que
vous allez faire là; vous commencerez donc par aller
entendre trois messes à Fourvières , en l'honneur de
Notre-Dame, et vous lui renouvellerez la consécration
que je lui ai faite dé cette maison, qui est la sienne. »
M""^ Barat eût bien voulu suspendre maintenant le
cours de ses fondations : « Il faut nous arrêter quel-
ques années, écrivait- elle à M""® Duchesne, et tâcher,
dans cet intervalle, de nous sanctifier, afin de nous
préparer ainsi à remplir les desseins du Seigneur. »
Elle ne le pouvait plus.
Dans ce même printemps de 1819, le 2o avril, di-
manche du Bon -Pasteur, une lettre de M^' d'Aviau lui
proposa un établissement à Bordeaux. Il lui faisait con-
naître les religieux projets d'une sainte femme de cette
ville. M"'" de Lalanne, et il lui disait: « l{endez-vous.
Madame, à son pieux em[>ressement; je le partage dé-
sormais. Si elle craint de mourir sans avoir consolidé
son intéressante institution, combien plus, vieux comme
je suis, et touchant à la caducité, n'ai-je pas lieu de
craindre de mourir sans avoir procuré à mon diocèse
les avantages qu'il avait à espérer de votre sainte com-
pagnie ' ! »
La mère Barat connaissait déjà M"'"" de Lalanne. Celle
femme, qu'une grande foi poussait, à plus de soixante
ans, dans l'asile du Sacré-Coi'ur, était de son non» Ca-
' I?onlcaiix, 2.'i avril. Aul'^iir.
MADAME DE LALANNE 377
therine-Félicité Dudevant. Élevée d'abord pieusement
par les religieuses de la Visitation, elle avait connu en-
suite tous les succès que la jeunesse, la beauté, la for-
lune, peuvent donner dans le monde. Elle se souvenait
particulièrement de quelle ivresse son cœur avait été
transporté, lorsque, dans un grand bal donné par la
ville de Bordeaux, à l'occasion du mariage du Dauphin,
qui fut Louis XVI, elle s'était sentie entraînée dans le
tourbillon, avec l'impétuosité de sa vive nature. Mais de
retour chez elle, seule et dans le silence, elle s'était
senti l'esprit si agité, le cœur si vide, la conscience si
tremblante, que, se jetant à genoux, elle avait promis à
Dieu de ne plus danser de sa vie.
M"® Dudevant dut encore se prêter au monde, mais
elle ne s'y donna plus. Sous les plus riches parures,
elle rêvait à la robe de bure des filles du Carmel.
Elle épousa cependant, à l'âge de vingt ans, M. de
Lalanne, noble et riche chrétien, tout à fait digne
d'elle. Au retour de cette splendide solennité nuptiale,
qui avait attiré à l'église la ville entière, la mariée,
rentrée seule dans son oratoire, avait fait à Dieu cette
prière et celte promesse : « Mon Dieu , bénissez le lien
que vous venez de former; mais si, par votre volonté, il
venait à se briser, je n'en veux plus contracter d'autre
qu'avec vous ! »
Tout entière à son mari, et, à cause de lui, se prêtant
sans contrainte à la société, aux voyages, à la magnifi-
cence, la jeune épouse n'en fut pas moins la plus géné-
reuse chrétienne de Bordeaux. Elle se voua aux bonnes
œuvres. Elle allait trois fois la semaine dans les hôpi-
taux, y panser les maux les plus rebutants, sans être
reconnue ; elle donnait, à certaines fêtes, un repas à deux
378 HISTOIRE DE MADAME BARAT
cents pauvres, et les servait de ses mains; elle retirait
de l'abîme du vice les filles perdues, et commençait, à
Bordeaux, l'œuvre du Bon -Pasteur. Elle se consacra
surtout à la préservation et à l'éducation des jeunes
filles du peuple, construisant et dotant, de concert
avec son mari, un orphelinat qu'elle gouvernait elle-
même. Telle était sa vie , quand la Révolution , ve-
nant à éclater, força le bienfaiteur et la bienfaitrice de
tant de malheureux de quitter leur patrie et d'émigrer
en Espagne.
Ce fut le commencement des épreuves de M""" de La-
lanne, mais aussi le principe de sa perfection. Retirée à
Saragosse, elle y faisait encore le bien, mais à la fin
tout lui manqua. Elle avait un frère avec lequel elle était,
depuis leur première jeunesse, dans une union d'âme
qui rappelle celle de sainte Thérèse et de son frère
Rodrigue. Ce frère, devenu prêtre, s'embarqua pour
les missions; son vaisseau se perdit, et on ne sut ja-
mais ce qu'il était devenu. Sa mère la quitta, sa for-
tune lui échappa en très-grande partie; elle ne retrouva
la France qu'en 1803, après onze ans d'exil. Du moins
son mari lui restait encore ; elle eut, en 1816, la douleur
de le voir expirer dans ses bras. C'était l'heure de se
rappeler sa promesse d'autrefois : « Dieu seul!... » telle
fut sa réponse à ce coup de la mort Elle se fit religieuse
• dans la communauté des sœurs de la Providence, qu'elle
avait établie pour la direction de ses jeunes orphelines;
mais l'humble congrégation, qui se recrutait avec peine,
aspirait à se « jeter dans le Cœur de Jésus » : c'est
rexpre>;sion même de M™" de Lalanne. Une visite qu'elle
lit à la maison des l^'euillants lui insj)ira un irraïui
désir de se réunir à la société de M"" Barat. Mais elle si
FONDATION A BORDEAUX 3'9
vieille, ses sœurs si simples, ses orphelines si pauvres,
seraient-elles trouvées dignes d'une aussi glorieuse affi-
liation?...
C'était son doute et celui de M^ d'Aviau. La réponse de
]^jme Parât à l'archevêque dissipa leurs craintes : « J'avais
résolu de rester au moins deux ans sans commencer de
nouvelles entreprises, lui écrivit-elle; mais j'ose assurer
à Votre Grandeur que l'établissement de M"*® de Lalanne
m'inspire quelque attrait, de préférence à des fondations
plus brillantes, précisément à cause de l'esprit d'humilité,
de pauvreté et de simplicité qui y règne. Il me semble
que cette œuvre nous rapprochera davantage du Cœur
de notre divin Maître, et qu'elle attirera ses bénédic-
tions sur notre Société. » — En même temps elle en-
voyait à M""^ de Lalanne cette franche réponse, toute
cordiale et toute chrétienne : « J'accepte pour notre
Société votre établissement. Votre œuvre plaît tant à
Notre- Seigneur, que je n'ai pu la refuser; elle attirera
ses bénédictions sur notre Société, et votre maison sera
bientôt celle que nous chérirons davantage'. »
Deux mois après environ , M"*® de Lalanne fit profes-
sion dans l'Ordre du Sacré-Cœur, devant la mère Geof-
froy et entre les mains de M^ d'Aviau. Elle avait
soixante-deux ans. M"® Barat lui conserva son titre de
supérieure et mit son attention à lui procurer tous les
allégements que demandait son âge, mais que refusait
sa ferveur : « Prenez par obéissance tous les adoucisse-
ments qui vous sont nécessaires; ne changez rien à
l'extérieur de votre manière de vivre. Je loue votre
délicatesse sur le vœu de pauvreté, mais tenez compte
1 Paris, 13 mai 1819. — V. Vie manusc. de Jf™" de Lalanne.
380 HISTOIRE DE MADAMK BAKAT
aussi de votre position; continuez à faire à votre neveu
le petit présent que vous lui offriez tous les ans, le jour
de sa fête; maintenez vos dispositions testamentaires à
regard de votre nièce et de votre filleule... » La même
condescendance et le même désintéressement dictaient
les autres conseils de la Supérieure à M"'" de Lalanne :
le Sacré-Cœur ne voulait rien d'elle que son cœur.
Cependant M"*® Barat achevait à Paris de nouveaux
travaux. La maison de la rue des Postes se trouvant
trop petite pour contenir à la fois les novices et les
pensionnaires, elle en loua une seconde, qui lui était
contiguë, dans la rue de l'Arbalète, et on la réserva
pour le noviciat. « Là avait habité le trop fameux
Santerre, raconte la mère Deshayes, et sur les murs
d'une salle qui devint notre salle d'étude, était écrit
en divers endroits le mot Temple, qu'aucune pein-
turé ne pouvait effacer *. La chapelle fut bénite
le 24 août, par M^ de Quélen, coadjuteur de Paris; et
la mère Deshayes nommée maîtresse des novices.
Il y avait peu de maisons où l'on ne fût contraint
de faire, comme à Paris, des agrandissements. La Su-
périeure générale se plaignait bien un peu de ce que
ces dépenses « mettaient la Société à sec » : « Du moins,
ajoutait-elle, que nos âmes ne le soient pas, mais qu'elles
se nourrissent de la rosée du Ciel. Toutes les demeures
que nous élevons, que nous embellissons, subsistent
quelques siècles; et nous, nous allons passer comme
l'ombre! Détachons-nous donc de tous les objets ter-
restres: oh! ([u'ils sont peu de chose pour une àme qui
a la fui- ! »
• Molcii sur 1rs commerwfmfnts Hc la Sociflé, p. -49.
' A la ini>re Tlicrèsc. Pari*, 18 mai iNl'.t.
FONDATION A FLEURISSANT 381
En même temps l'Amérique appelait aussi raclion
de M"",® Barat. La colonie de Saint-Charles était menacée
d'y périr d'inanition. Point de secours, point de pen-
sionnaires, point d'argent, point de crédit! Ce poste
n'était plus tenable. M""^ Duchesne avait beau protester
de son courage et de celui de ses filles. M™® Barat lui
répondait des lettres désolées. Tourmentée de leur
position, et en devinant encore plus qu'on ne lui en
montrait , craignant même de les voir succomber à
tant de fatigues, elle leur répétait dans chacune de ses
lettres : « Je désire vivement que vous sortiez de Saint-
Charles, mais pour habiter un endroit plus favorable à
votre vocation, et surtout pour fonder une maison de
noviciats »
La mère générale écrivit dans le même sens à M^"" Du-
bourg. Elle fut entendue, et le 9 septembre 1819, la pe-
tite colonie se rapprocha de Saint-Louis. Ce ne fut pas
sans peine que la communauté s'arracha au premier et
douloureux berceau de son apostolat. M""® Aude fut suivie
jusqu'aux bords du fleuve par ses pauvres écolières,
et « là, dit M""" Duchesne, elle leur fit en pleurant les
adieux de saint Paul ». La nouvelle résidence destinée
aux rehgieuses était Saint- Ferdinand, appelée d'ordi-
naire Fleurissant ou Florissant , aux environs de Saint-
Louis. On en prit possession le 24 décembre, en la
veille de Noël. La neige était partout; on commença, en
arrivant, par improviser un autel à l'Enfant-Dieu , dans
une chambre nue; puis chacune se confessa. A minuit,
un missionnaire, M . l'abbé Delacroix, y célébra la messe,
à laquelle communièrent les religieuses et leurs cinq
1 Paris , 18 avril , 19 juillet 1819.
382 HISTOIRE DE MADAME BARAT
pensionnaires amenées de Saint- Charles. Les pauvres
ouvriers irlandais et allemands, employés alors à la
construction de l'école, communièrent aussi. Ce fut
inoubliable; il semblait que Belhléhem revivait là tout
entier, avec sa simplicité, sa nudité et sa ferveur.
Cependant M""® Barat s'était rendue en Savoie « pour
y recueillir, disait-elle, les épines à pleines mains ». La
dame donatrice du couvent de Sainte-Claire et le plus
dévoué bienfaiteur de la maison avaient fait succéder à
leur première bienveillance une ingérence tracassière.
Un jour, celui-ci voulut même inculper la digne mère
Bigeu devant M"'® Barat : « Non, Monsieur, lui dit celle-
ci , en appuyant la main sur le bras de son amie, non ,
jamais personne ne nous désunira. » On dut se séparer.
Le Sacré-Cœur quitta sa première maison; et, après
un an passé dans le château de Montjex , il s'établit à
Lescheraine, proche de Chambéry, où M"" Barat plaça
comme supérieure la mère Angélique Lavauden, une
de ses plus dignes filles.
A ces divers voyages, la mère générale ne manquait
pas de s'arrêter quelque temps à Grenoble , qu'elle-
même appelait d'ordinaire le lieu de son repos. Elle le
trouvait surtout, ce repos de son âme, dans l'entretien
spirituel de la mère Thérèse, avec laquelle elle célébra,
le 21 novembre 1819, la fête de la Présentation et l'an-
niversaire de la fondation de sa Société. « Je puis tout
dire à vous, lui écrivait -elle, tandis qu'à Paris, je ne
peux parler de mes misères à i)crsonne ! » Elle-même,
à son lour, entrant dans Tàme de sa fille, y faisait péné-
trer ces fortes maximes que l'on trouve semées partout
dans ses lettres : « Prions plus par nos vertus que par
nos longues oraisons. — Soyons humbles et patientes
SES MAXIMES SPIRITUELLES 883
pour gouverner les autres. Oh ! que les imparfaits exi-
gent de perfection 1 — La croix est-elle avec vous ? trai-
tez-la en amie. Elle est la corne d'abondance des grâces
spirituelles. — Voulez -vous gagner une âme qui vous
est chère? il faut souffrir pour elle. — Oh! que les tra-
vaux de l'enfantement spirituel sont rudes à la na-
ture M » Puis, comme la mère Thérèse tremblait tou-
jours de ne pas plaire aux regards de l'Époux, sa mère
la jetait dans la confiance et la sereine liberté de l'a-
mour: « Vous vous regardez trop vous-même, il fau-
drait plus d'élan et de générosité. Soyez fidèle à la
lumière que Dieu fait luire en vous, et bannissez la
crainte. Quand votre volonté d'être à Dieu est ferme,
pourquoi craindre d'être mal avec Lui^? »
Il est temps de l'ajouter : une autre fille, une autre
âme, non moins avancée en vertu que celle de la mère
Thérèse, malgré sa grande jeunesse, attirait à Grenoble
le cœur de M""® Barat. C'était Euphrosine Jouve, sur la-
quelle, encore enfant, la mère générale avait fondé tant
d'espoir. On ne l'appelait plus maintenant que Aloysia,
du nom qu'elle avait emprunté à saint Louis de Gon-
zague, le jour de son entrée au noviciat de Grenoble.
Mais cette appellation était plus qu'un nom pour elle,
c'était devenu le programme de toute sa conduite. Les
yeux sans cesse tournés vers ce jeune modèle de la vie
religieuse , honorée de communications extraordinaires
avec lui, Aloysia Jouve devait le reproduire dans sa vie
et dans sa mort, comme par une transmission d'âme et
de destinée, qui fait la merveilleuse singularité de cette
existence. Nous en détacherons ici le tableau abrégé,
1 Paris, 8 décembre 1817, 7 février 1818.
2 Paris, 17 juin 1819.
38^ HISTOIRE DE MADAME BARAT
moins comme un épisode inséparable de l'histoire de
^jme Barat, que comme un type excellent, sur lequel
devaient bientôt se modeler les jeunes générations du
Sacré-Cœur. Nous avons déjà vu comment la Société
avait trouvé dans M"® Duchesne son François Xavier,
nous allons voir comment Dieu lui avait suscité dans
Euphrosine Jouve son Louis de Gonzague.
L'adolescence de la jeune fille avait tenu toutes les
promesses do son aimable et brillante enfance. Après
avoir terminé le cours de ses études auprès de M*"^ Du-
chesne, elle avait dû passer un peu de temps à Lyon au
sein de sa famille. Là, plusieurs riches mariages lui
avaient été offerts; mais, s'arrachant au monde, qui
déjà avait pour elle des caresses choisies, elle était
revenue, en 1814, demander comme postulante une
place au Sacré-Cœur, dans sa chère maison de Sainte-
Marie-d'en-Haut.
A partir de ce moment, son holocauste fut complet.
Aloysia possédait les plus riches dons de l'esprit et du
corps : une instruction distinguée, un rare agrément de
conversation, une activité d'intelligence prodigieuse , un
talent musical porté à un haut degré: elle chantait, elle
jouait de l'orgue; elle versait dans de remarquables
compositions mélodiques l'exubérance de son amour
pour Jésus-Christ. Mais en quittant l'habit du monde,
la novice se quitta entièrement elle-même, « L'orgueil
a fait en moi les plus graves blessures, disait cette âme
forte, il faut que la pénitence et l'humiliation les gué-
rissent. » Dès lors, tout ce que les hommes rebutent,
mais tout ce que Dieu préfère, les pauvres, les ma-
lades, les i)ctits, étaient devenus l'objet de sa prédi-
lection. Elle eût souhait»' un emploi do sinqile sœur
SA FILLE ALOYSIA JOUVE 385
converse; on la chargea, encore novice, d'une petite
classe de pauvres. Elle s'y consacra tout entière; rien
ne lui parut difficile à supporter pour le salut de ces
chères âmes, excepté toutefois leur reconnaissance.
S'entendre appeler « madame » était pour elle le sujet
d'un étonnement toujours nouveau voir des personnes
honorables l'entourer de respect, la confondait. L'hu-
milité l'enveloppait d'un voile de douce modestie. Il n'y
avait que les yeux dont la vivacité triomphait de ses
efforts, trahissant ainsi involontairement le feu et l'éclat
de son âme. Tout le reste était dompté; et quand, à dix-
neuf ans et demi, la jeune novice prononça ses premiers
vœux, depuis longtemps son être était passé sans ré-
serve dans le domaine de Dieu.
j^jrae gapqt connaissait bien le prix de ce trésor :
« Ayez grand soin de cette enfant, écrivait-elle en par-
lant de la jeune religieuse, vous savez qu'elle est l'espé-
rance de la Société : nous en avons peu de ce mérite. »
Elle trouvait en elle ce qu'elle aimait et admirait le
plus au monde : l'innocence d'une enfant, l'énergie
d'un apôtre. C'était comme la fusion des deux saintes
maîtresses qui l'avaient formée : l'ardente charité et
la douce simplicité de la mère Thérèse, sa supérieure,
avec tous les courages de M™® Duchesne, sa tante.
On se souvenait qu'aux Cent- Jours, lorsque les balles
sifflaient sur la terrasse de Sainte -Marie, et que
toutes les sœurs tremblaient, pressées autour de l'au-
tel : « J'aime le bruit des armes, disait Aloysia sou-
riant de ces terreurs; il me rappelle que je suis sol-
dat de Jésus- Christ. » Et à d'autres, qu'elle voyait
en larmes : « Ne pleurez pas, sinon de ce que Dieu
est offensé. »
l. — 25*
386 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Cette intrépidité se tournait en rigueurs pénitentes
contre elle-même : elle éprouvait une soif d'immolation
que rien ne pouvait désaltérer, « Il me prend de tels
désirs de souffrir, disait-elle à sa plus chère compagne,
que, si je me croyais, j'achèterais tout le magasin de
M. de Féruse^ : » c'était le nom du fournisseur de ses
instruments de pénitence. La règle modéra ses austé-
rités, mais Aloysia s'en dédommagea en espérance : elle
demanda des missions, et rêva le martyre.
M'"® Duchesne triomphait de voir ces dispositions
dans cette nièce digne d'elle. Elle comptait déjà sur
elle pour l'Amérique, et quand la mère Thérèse se plai-
gnait de ne pouvoir y suivre son amie, celle-ci lui ré-
pondait : « Formez Aloysia. C'est elle qui y viendra un
jour à votre place, et qui vous dédommagera par ses
conquêtes-. »
La jeune religieuse était pleine de cet espoir, quand
un jour elle entrevit que Dieu lui réservait un mar-
tyre d'un autre genre que celui qu'elle rêvait, un mar-
tyre de choix : « Je ne sais ce qui se passera, avait-
1 M'"« Barat connaissait aussi M. de Féruse. « C'élail, raconlait-elle, un
zélé chrétien qui habitait Lyon , et qui , bien que fort aisé, se livrait, par
le seul amour de la religion, à ce commerce où il ne faisait pas grand
profit pour ce monde, comme vous le pensez bien. J'allai le voir à l'époque
de la fondation de Grenoble. 11 me donna une très-belle discipline garnie
d'étoiles de fer, qui, quoique très-fines, ne laissaient pas de se faire sentir.
Il me la présenta avec beaucoup d'amabilité, ajoutant qu'elle avait été à
l'usage d'une religieuse très- sainte, et qu'il ne croyait pas pouvoir mieux
la remettre qu'en mes mains. J'aimais beaucoup ma discipline; mais, hélas!
on me l'a volée, et je ne l'ai pas retrouvée. — (Juant à M. de Féruse, il
finit par se faire chartreux. 11 l'annonça à sa famille par une lettre admi-
rable que terminaient ces mots : Le plaisir de mourir sans peine vaut bien
la peine de vivre sans plaisir. ■■ — {Journ il du noviciat de Conpans.
Jeudi 11 avril 18ii.)
2 V. Lrtlrr de Iii>nlr,ui.r , 2 mars 1H18.
LES SOUFFRANCES D'ALOYSIA 387
elle dit à l'amie confidente de ses desseins', mais il est
certain que Dieu nous ménage quelque sacrifice; car,
depuis quelque temps, mon bon Saint me dit qu'il faut
avoir du courage. — Vous quitterez peut-être cette
maison, dit son amie. — Oh! non, c'est vous qui la
quitterez, moi je mourrai ici ! — Mais quoi ! et les sau-
vages? et le Canada? et le martyre? y avez- vous re-
noncé? — Non, je n'ai jamais tant désiré le martyre,
mais on peut le souffrir en France, et je sens qu'il s'en
prépare un petit pour moi. »
]y|me garât avait des appréhensions qui ne répon-
daient que trop à ce pressentiment : « Je vous recom-
mande Aloysia, écrivait-elle le 12 mars 1817 à la mère
Thérèse ; sa santé m'inquiète. Ne la faites plus chanter,
donnez -lui du sommeil, modérez son travail. Cette
chère enfant demande à être ménagée : si vous saviez
combien les sujets qui lui ressemblent sont rares, et dif-
ficiles à former ! »
Trois mois après ses premiers vœux, Aloysia se vit
atteinte d'un mal au pied qui d'abord parut peu grave.
Mais une retraite qu'elle fit à cette raêr^ie époque, lui
donna la révélation que sa passion approchait : « Je suis
bien tourmentée, disait-elle à la mère Thérèse, Dieu
demande de moi un grand sacrifice, et je ne puis com-
prendre lequel. Il doit s'opérer en moi un dépouillement
qui sera universel. » Un jour qu'une des novices lui de-
mandait laquelle des vertus de saint Louis de Gonzague
avait sa préférence : « Hélas! dit-elle, je ne sais, car je
ne lui resseniBle en rien. Du moins, ai-je toujours été
persuadée que je mourrais à son âge. »
1 M""2 Olympio Hombaud , ruligieuse du Sacré-Cœur, morte à Orléanâ
en janvier 1874.
388 HISTOIRE DE MADAME BARAT
Le mal d'Aloysia s'aggrava de plus en plus. Une dé-
composition, dès lors déclarée mortelle, s'opérant dans
cet être naguère si florissant, cinq plaies se formèrent,
qui donnaient à l'infirme une ressemblance de plus avec
Jésus-Christ en croix. Une agonie de cinq ans commen-
çait pour elle : les appréhensions de M""' Barat n'étaient
que trop justifiées.
Ce fut alors pour cette mère une désolation dont les
cris remplissent sa correspondance. Mais le premier
mouvement de M™" Barat n'était pas de se lamenter,
c'était d'agir : « Il faut, ordonna-t-elle à la mère Thé-
rèse, prendre tous les moyens de prolonger son exis-
tence. » Elle proposa d'abord de la faire venir auprès
d'elle : l'air de Paris serait plus doux que celui de la
montagne; elle la soignerait de ses mains, elle la con-
fierait aux soins des meilleurs médecins. Puis, si elle
guérissait, quel secours pour sa maison! Elle disait :
« Je serais assez riche d'une comme elle, je n'en de-
manderais pas deux! » La famille Jouve, d'autre part,
réclama la malade pendant quelques semaines, pour la
faire traiter à Lyon. M"'° Barat ne refusa point; mais,
elle en faisait l'aveu , elle avait peu de confiance dans
les moyens humains.
Elle aimait mieux espérer en l'intercession de la Mère
de douleurs : « Faites faire une neuvainc à Aloysia;
puisqu'elle va à Lyon, qu'elle se rende à Fourvières.
La sainte Vierge opérera un miracle en sa faveur, si
elle a de la foi', » Puis, recourant à une puissance su-
périeure encore à celle de la prière, cellt du sacrifice,
elle pressait son enfant de se vouera Jésus-Christ pour
i Paris, /i juillol 1817.
SES VOEUX POUR ALOYSIA 389
travailler à ses œuvres les plus laborieuses, afin qu'il
ne se hâtât pas de la prendre pour le ciel. « Qu'elle
promette à Dieu , si elle recouvre la santé , de se mettre
dans la disposition d'aller partout oii ses supérieurs
l'enverront. Peut-être le Seigneur a-t-il quelque des-
sein particulier sur cette enfant. Il ne faut pas toutefois
qu'elle s'en doute elle-même. Il est certain que si elle
guérit, Dieu la destinera à de grandes choses*. »
Dans cette intention, tantôt la mère générale pensait
à lui confier certaines fondations qu'on lui proposait dans
les royaumes du Nord: « Croiriez -vous, écrivait-elle,
qu'on nous demande en Pologne avec instance? Eh
bien ! ma chère Thérèse, vouez Aloysia à saint Stanislas.
Promettez -lui que, si elle guérit, nous la donnerons à
son pays ^ » Tantôt elle la destinait aux missions d'Amé-
rique, et elle écrivait : « Si le Cœur de Jésus nous la
rend , il faudra bien se décider à la voir partir loin de
nous. Puisse-t-elle être, en petit, l'émule de saint Fran-
çois Xavier! Peut-être le Seigneur la destine-t-il à de-
venir son imitatrice dans les contrées lointaines, où sa
tante va conduire la première colonie ^ »
La foi des supérieures crut qu'une ressource suprême
était de la consacrer définitivement à Jésus -Christ, en
anticipant l'époque de sa profession. Dieu ne se con-
tenterait-il pas de la posséder ainsi, par le serment de
l'amour? M'"'' Barat écrivit : « Qu'elle s'unisse prompte-
mentà Jésus par des vœux perpétuels. Peut-être attend-
il ce dernier sacrifice pour nous rendre une santé qui
1 Paris, 4 juillet 1817.
2 Hem, 6 août 1817.
3 Ilem, 16 sept. 1817.
390 HISTOIRE DE MADAME BARAT
nous est si chère. Qu'elle promette, si elle la recouvre,
de la consacrer à la plus grande gloire de Dieu. »
M""' Duchesne se partageait, avec la mère Barat, la
mission d'exhorter sa généreuse nièce. De la maison de
Paris, où elle était alors, elle lui adressait des lettres
incomparables, où la nature et la grâce, la tendresse, la
force, la résignation, la crainte, la confiance se livraient
les plus émouvants combats. Elle lui exprimait son re-
gret de n'être pas auprès d'elle afin de la soigner. Elle
lui demandait « comment elle avait eu la force de lui ca-
cher son mal. » Elle lui disait que, « plus on souffre,
plus on est religieux. » Elle avait fait vœu à saint François
Régis de la consacrer aux missions, si elle guérissait.
Elle la conjurait au nom de la Société, au nom de tant
d'àmes qui l'appelaient, de ne pas refuser de prolonger
ses jours. Enfin elle lui donnait rendez-vous en Amé-
rique, où elle l'attendait. La veille de son départ, elle
lui écrivait encore : « Je quitte bientôt la France, ma
bonne Aloysia; nous nous reverrons, je l'espère,.., au
moins dans le ciel! Offre tes souffrances pour nous, et
nous prierons pour toi : que tes maux soient tes prières
pour nous et pour nos abandonnées. J'offrirai pour toi
les vœux éloquents de nos pauvres. Envie mon bon-
heur et goûte le tien! Dieu va nous séparer; il nous
réunira dnns son Cœur. Adieu, chère et bonne sœur,
adieu '. »
Pourquoi donc tant d'oblations, de vœux, de sacri-
fices, ne punvait.'iil-ils racheter des jours si précieux?
M"" Baial jml Itienlut s'en rendre compte par elle-
même.
I l'ic manuscrite. :i" |iailio,cli. iv, |.. n> a Idl.
ALOYSIA ASPIRE A MOURIR 391
Nous l'avons vue précédemment s'arrêter à Grenoble
dans le courant de juin 1818, en se rendant en Savoie.
Après plus de trois ans d'absence , elle fut doulou-
reusement surprise de l'état cruel dans lequel elle
retrouvait celte fille chérie. Elle la voyait aujourd'hui
pâle, haletante, se traînant avec peine sur des bé-
quilles, ou clouée sur un Ht, et ne conservant plus,
de son ancienne vie, que son ardeur de parole, son
angélique sourire, et le feu de plus en plus péné-
trant de ses yeux. « La pauvre enfant est bien in-
firme, écrivit-elle dès le lendemain de son arrivée, hors
d'état de travailler : elle a plusieurs plaies ouvertes.
C'est le seul sujet qui ait des talents transcendants : elle
nous serait si utile pour nos fondations! Mais le bon
Dieu voit autrement que nous. Nous n'avons pas à lui
demander raison de sa conduite. Espérons, ma fille,
contre toute espérance : le bon Dieu nous aidera*. »
Dans cet espoir, M"® Barat demanda que des prières
et des communions fussent offertes dans toutes les com-
munautés. Elle écrivit de Grenoble à M™® Duchesne :
« Thérèse vous parlera de notre chère Aloysia. Quel ad-
mirable enfant! J'ai désiré, en la voyant, avoir le don des
miracles. Obtenez donc, ma chère, le miracle de sa gué-
rison. Qu'elle ferait de bien dans la Société^ ! » Du fond
de l'Amérique, sa tante la vouait encore aux missions
les plus lointaines. « Je lui souhaite la Chine : elle est
assez jeune pour apprendre la langues. »
Mais à rencontre de ces vœux qui demandaient sa
santé , la malade en faisait d'autres pour être rappelée
1 X M™" de Gramoiit, Grenoble, 19 juin 1818.
2 Grenoble, 21 août 1818.
3 Saint-Louis , 29 août 1818.
292 HISTOIRE DE MADAME BARAT
à Dieu : « Pourquoi, disait-elle, prier pour ma gué-
rison? Je sens au dedans de moi quelque chose qui
m'assure que je mourrai de cette maladie. Qu'on de-
mande plutôt à Dieu qu'il m'accorde une bonne mort. ■»
Voilà l'obstacle qui rendait vaines tant de supplica-
tions : elle souhaitait de mourir; et ce vœu était celui
que le Seigneur semblait vouloir exaucer de préfé-
rence. On remarquait que chaque neuvaine, chaque
pèlerinage aux reliques des saints, amenait invariable-
ment une aggravation dans son état. Cet heureux in-
succès la faisait sourire : « Je savais bien, disait- elle,
que vous alliez me tuer par vos prières! Cette conduite
de Dieu sur moi me fait de plus en plus connaître sa
volonté et son amour. Que mon sort est digne d'envie ! »
Comme sa supérieure lui demandait de prier pour son
rétablissement : « Ah! ma mère , répondit-elle, je ferai
ce que vous voudrez, mais laissez-moi me livrer à l'es-
pérance de mourir; je crois qu'elle vient de Dieu. »
Parfois elle pleurait de ce qu'on s'obstinait à la vouloir
retenir dans l'exil. « Ah! de grâce, s'écriait-elle, de-
mandez (ju'on ne prie plus tant pour me faire rester
ici-bas M »
Durant le séjour qu'elle fit à Grenoble en 1818,
M™" Barat s'installa auprès de son enfant. Elle ne pou-
vait se lasser d'admirer, en secret, un amour du sacri-
fice qui la ravissait d'allégresse, tout en la navrant de
douleur. La malade, toujours souriante, ne voulait j)as
être plainte. « VA pourquoi m'inquiéterais- je? l'enten-
dait-on répéter. Croyez-vous que je céderais ma place à
(jui me la demanderait? » M"'° Barat se gardait bien de
1 l'iV uinnusr., p. '.iPi. ".IK , '.i'.(. — 2'" p.'irli»'.
ELLE ASSISTE ALOYSL\ 393
laisser rien paraître de son admiration devant la jeune
religieuse; mais souvent elle la contemplait en silence,
avec une sorte de vénération. Elle pansait elle-même
ses plaies. Quelquefois, quand elle était toute seule
avec elle, elle en approchait ses lèvres, et les baisait. La
jeune fille, émue et confuse, ne savait comment s'expli-
quer tant d'abaissement et de bonté : « Si ma mère restait
ici, je craindrais de trop l'airner, » disait-elle.
^|me Barat ne pouvait rester; mais avant son départ,
elle eut une nouvelle inspiration de foi. Ce fut celle de
nommer Aloysia sous-assistante de Grenoble, sous-rnaî-
tresse des novices, consoillère et secrétaire de la supé-
rieure. Elle ne se faisait pas d'illusion sur l'état de sa
fille, mais elle voulait mettre Dieu en demeure d'inter-
venir, et faire violence au Ciel à force de confiance. Quant
à l'appeler auprès d'elle, elle y avait enfin renoncé; mais
ce n'était pas sans regret, comme elle l'exprimait à la
mère Thérèse : « Je sens que le bon Dieu la voulait près
de vous. Je ne la cède qu'à vous. Elle sera votre bonne
croix celle-là : 0 bona cnix\' s>
Les années se succédaient sans amener de progrès,
excepté dans la sainteté de celte âme généreuse, dont je
ne puis raconter ici toute l'histoire. A l'automne de
l'année suivante, 1819, M™^ Barat, revenue une seconde
fois à Grenoble, trouva la jeune victime déjà toute
consumée, pour ainsi dire, par la joie de son sacri-
fice. Elle n'arrêta plus l'élan de ses désirs; elle lui
disait seulement : « Mon enfant, faites-vous bien petite
dans la main du bon Dieu. Tenez-vous bien passive sous
le poids de la croix, c'est la croix de votre Père. » Puis,
1 Paris, 10 juillet 1819.
394 HISTOIRE DE MADAME BARAT
leur entretien s'en allant à perte de vue sur ce sujet de
la croix et de l'amour, la mère finissait par avouer à sa
fille qu'elle la trouvait bien heureuse , et qu'elle enviait
son sort^
Cependant elle voulut frapper un dernier coup, plus
fort que le premier, au Cœur du Tout- Puissant, et res-
serrer encore les liens qui devaient retenir son enfant en
ce monde. Avant son départ, ayant rassemblé ses filles,
Aloysia exceptée, elle leur annonça que, devant prendre
la mère Thérèse pendant quelque temps, pour consolider
la fondation de Lyon, elle laissait à Grenoble, pour la
suppléer, leur plus jeune sœur, il est vrai, et la plus
infirme, mais aussi, croyait-elle, la plus proche de Dieu.
« Plus je la vois, leur dit-elle, plus je découvre en elle
une sagesse rare. J'ai donc cru juste, devant Dieu, de
confier le gouvernement de la maison à celle qui en est
déjà l'édification et la bénédiction. » Elle la nomma
assistante et admonitrice de la mère Thérèse. On alla
aussitôt fa're connaître cet arrêt à Aloysia, qui d'abord
se mit à pleurer et à trembler. Puis, n'envisageant
que la croix : « Que Dieu me soit toute chose, » dit-elle.
On l'amena alors à M™" Baral, devant laquelle elle essaya
de se mettre à genoux. Mais celle-ci la releva, la con-
sola, la bénit; puis, soutenant ses pas, elle la présenta
comme mère assistante à la communauté, qu'Aloysia
embrassa tour à tour-.
jyjmc ijapat n'avait fait que couronner la viclime. Mais
si ces nouvelles charges ne pouvaient rallacher la jeune
mère à la vie, ils la contraignaient du moins à une activité
' Vie manusc, rh. v, y. I(i;j.
2 ricm, p. 107.
NOUVELLES CHARGES D'ALOYSIA 39S
qui tenait du prodige : « Je ne suis jamais sans souf-
france, l'entendait-on dire, mais le travail me distrait. »
Se traînant sur ses béquilles , elle se portait partout où
l'appelait son devoir; elle écrivait, elle dictait, elle don-
nait ses leçons, elle faisait venir ses élèves auprès de
son lit de douleurs pour leur faire la classe; et que de
fois nel'a-t-on pas vue, parcourant les dortoirs, se traî-
ner de lit en lit pour porter quelques potions à des en-
fants malades! La mère générale activait encore son
zèle , dans une correspondance dont malheureuse-
ment il ne reste presque rien. Mais l'œuvre pour la-
quelle Dieu semblait spécialement vouloir prolonger
ses jours, était la conversion de son jeune frère Henri,
alors étudiant à l'école de droit de Grenoble , dont
l'âme s'égarait dans les mensonges du monde et l'oubli
de Dieu. Elle le recevait, l'exhortait, l'entourait d'ami-
tié et d'édification; son exemple commençait l'œuvre
que son intercession devait achever bientôt après.
Au printemps de 1820, tout espoir s'évanouit. La ma-
lade ne quittait pîus le lit, et le médecin annonça que le
terme fatal n'était pas éloigné. Ce fut une grande dou-
leur pour M"*" Barat. « Nous allons donc la perdre, cette
pauvre petite qui nous est chère à tant de titres!... Ah!
que nous sommes mauvaises et in parfaites, puisque,
par nos péchés, nous rendons inutiles nos prières pour
celte fille chérie! Hélas! combien de mères, à ma place,
auraient obtenu la guérison de leur enfant M » Aloysia,
au contraire, heureuse de cette annonce, pria le mé-
decin de la lui redire plusieurs fois, et, dès lors, elle ne
voulut plus c( entendre parler que de sa mort et du
i A la mère Thérèse, Paris , 27 avril 1&20.
396 HISTOIRE DE MADAME BARAT
ciel. » La première personne à qui elle adressa ses
adieux fut la mère générale. Elle le fit, après plusieurs
jours de recueillement, dans une admirable lettre qui
se termine ainsi : « Je ne vous parle pas du désir que
j'aurais de vous revoir, et de recevoir votre bénédic-
tion avant que je meure. Je l'abandonne au sacré Cœur
de notre bon Maître. Le Dieu des consolations saura
bien en répandre d'abondantes sur vous. »
Elle consolait de même ses amies et ses compagnes :
« Jetons un voile sur le chagrin que je vais vous causer,
leur disait-elle, cet article est trop délicat. Mais Dieu
fera tout pour vous : espérons en sa bonté. » La pensée
de sa famille ne la trouva ni moins tendre ni moins
généreuse. On venait de faire revenir à la maison pa-
ternelle sa sœur Amélie, afin d'éprouver et, s'il était
possible, de vaincre une vocation qu'elle semblait avoir
puisée au chevet de la malade. Aloysia, qui ne voyait,
au contraire, de bonheur qu'en religion, lui écrivit ces
lignes, où l'amour de sa mère s'unit si délicatement à
celui de son Dieu : « Ah! que l'on est heureux lors-
qu'on est arrivé au moment où je suis, de n'avoir bâti
de châteaux en Espagne que dans le Cœur de Jésus !
Je puis bien t'assurer que la mort que l'on craint tant,
loin de m'effrayer, me semble une miséricorde du bon
Dieu sur moi : je l'attends tous les jours. Mais que cela
soit pour toi seule : je ne voudrais pas affliger notre
mère à l'avance; quant à toi, j'espère que tu envieras
mon sort. »
Lorsqu'elle crut avoir dénoué toutes ses attaches
terrestres, elle se mit 'Mi retraite : elle faisait le Che-
min de la croix, elle méditait le Mémoire de la véné-
rable Marguerite-Marie, l't s'(Millammait . à cette lec-
DERNIERS JOURS D'ALOYSIA 397
lure, d'une indicible ardeur pour le Cœur de Jésus-
Christ. Elle s'attendait à mourir en la fête de saint
Louis de Gonzague, le 21 juin 1820. Ce jour l'ayant
trouvée encore ici-bas, elle s'en plaignit en larmes à
Notre -Seigneur, quand elle le reçut dans la commu-
nion. Ce même jour, les élèves lui ayant présenté un
lis pour bouquet de fête : « Tant que je serai sur la
terre, il n'y aura plus de fête pour moi, » répondit-
elle tristement; et elle fit porter cet emblème d'inno-
cence devant la statue de saint Louis de Gonzague. Elle
passa la fin de l'année dans cette attente quotidienne
de sa délivrance, s'étonnant chaque malin de se re-
trouver vivante. Une fois qu'elle avait souffert plus
que d'habitude : « J'ai cru deux ou trois fois que j'al-
lais partir cette nuit, dit-elle, et je me vois encore ici.
Ah! mourir, mourir ferait tout mon bonheur! »
Au milieu de janvier 1821 , elle entra dans, ce bon-
heur par une agonie de plusieurs jours. Ce fut une
lutte cruelle entre la jeunesse et la mort. Dans une
de ces heures d'angoisse, entendant monter à elle le
tintement des cloches qu'il était d'usage, à Grenoble,
de sonner pour les mourants : « Quand sera-ce mon
tour? » demanda-t-elle. Elle fit ses adieux à la mère
Thérèse : « Nos cœurs seront toujours unis! » lui dit-
elle en levant les yeux. Elle reçut la bénédiction de
M^ l'évêque, que ravissait le spectacle d'une si belle
fin. « Ce n'est pas une sainte, c'est un ange! » di-
sait-il.
Cependant la mère générale, partagée entre la dou-
leur, l'admiration et l'espérance, suivait de loin les
phases de ce dernier combat. Elle chargea la mère Thé-
rèse de porter à sa fille sa bénédiction. Elle lui écrivit :
398 HISTOIRE DE MADAME BARAT
« Ma peine est adoucie par l'espoir de son bonheur !
Fiat! Dieu s'est choisi celte victime innocente pour
expier nos misères. 11 est le maître. Il nous faut des
exemples pareils : profilons de ces leçons! Ah! s'il
m'était perniis d'exprimer un désir, ce serait de la
revoir avant qu'elle meure. Du moins, embrassez-la
pour moi; dites-lui que je la bénis de toute l'étendue
de mon co?ur. Qu'elle prie un peu pour sa mère '. »
Lorsque M""" Barat écrivait cette lettre , Aloysia
n'était plus. La veille, 21 janvier 1821, à six heures du
matin, la mère Thérèse s'était retirée dans sa chambre,
quand elle crut entendre, par deux fois, une voix qui
l'appelait en disant : « Ma mère ! ma mère ! » Ne
voyant personne autour d'elle , et ne pouvant com-
prendre d'où venait cette voix, elle songea qu'elle était
peut-être demandée à l'infirmerie, située à l'autre extré-
mité de la maison. Lorsqu'elle y arriva, elle trouva sa
fille près de rendre le dernier soupir : « Vous m'avez
appelée, mon enfant, me voici! » La mourante la re-
mercia d'un signe et d'un regard. C'était un dimanche
matin ; la cloche du monastère sonna la messe ; la
victime l'entendit : « 0 Jésus, dit-elle, agréez mon
sacrifice; je l'unis à celui de votre sang, que l'on
offre à cette heure ! » On tinta pour annoncer la bé-
nédiction : « 0 Jésus, bénissez-moi! » Puis ce ne
furent plus que des élans rapides et entrecoupés :
« Mon Dieu, je suis sans force. Mon Dieu, je ne puis
rien, mais je puis vous aimer. Prenez tous les batte-
ments de mon cœur, ils sont à vous. — 0 mon bon
saint Louis, priez pour moi. — 0 Marie! U ma mère!
; 1 l';iiis, 'J2 jaiivii r \>,1\.
MORT D'ALOYSIA JOUVE 399
— 0 Joseph, obtenez-moi une bonne mort, priez pour
tous. »
Sentant expirer sa voix, elle demanda qu'on dît le
Salve regina; puh elle cessa de parler; c'était le com-
mencement du silence éternel. — Arrivée à ces mots du
Salve : « Et après l'exil de cette vie, montrez-nous votre
fils Jésus , » la mère Thérèse regarda sa fille qui finis-
sait : « Courage, lui dit-elle, voici que le combat s'a-
chève, vous allez voir Jésus. » Âloysia jeta sur le cru-
cifix un regard joyeux, l'approcha de ses lèvres, le
baisa, et mourut dans ce baiser. C'était le jour de la fête
de sainte Agnès, vierge et martyre. Aloysia n'avait pas
accompli encore ses vingt-cinq ans '.
Voilà quelle fut cette fin. C'est ainsi qu'on peut souf-
frir, c'est ainsi qu'on peut mourir, quand on a tout
donné. C'est ainsi que l'amour a le don de transformer,
de défier toute chose. Par lui « la souffrance n'est plus,
dit Pierre de Blois, que la bague précieuse que Dieu
donne à l'âme qu'il veut unir à Lui. » Et la mort est la
venue de l'Époux, dit le Seigneur ^
En apprenant cette mort, le premier mouvement de
j^jme ]3ap£^t fui^ (Je gg tourner vers le ciel , pour y re-
trouver l'âme de son enfant : « Une âme si pure
pourrait-elle être ailleurs? » se demandait- elle dans
une lettre. Ce qui accrut en elle celte assurance, ce
furent les prodiges que l'on attribua dès lors à l'interces-
sion d'Aloysia, et surtout les effets de sa protection sur
ceux de sa famille. « J'attends après Pâques, au novi-
1 Vie manuscrite d'Aloysia, p. liJO et suivantes.
2 (I Et vos similes hominibus exspectanlibus dominum suum, quando
revertatur a nupliis": ut cum venerit et pulsaverit, confestim aperiant ei.
(S. Luc, XII, 30.)
400 HISTOIRE DE MADAME I5AHAT
ciat, vos deux nièces Amélie el Constance, écrivait le
24 mars la supérieure générale à M"*" Duchesne ; elles
persévèrent dans leur vocation. Leur frère Henri veut
être jésuite. C'est un vrai coup de la grâce, car avant
la mort de sa sœur il en était bien loin. Nos dames
vous porteront la relation des prodiges qui s'opèrent
par son entremise. Quelle consolation pour vous ! »
Nous n'avons pas ici à citer les réponses de M'"^ Du-
chesne, ses regrets, ses actions de grâces, ses admira-
tions, et aussi sa profonde humiliation de se voir dépas-
sée de si loin par une enfant! Aussi bien, d'autres
événements nous rappellent à Paris.
Vers cette époque, en effet, une plus grande exi-
stence est faite au Sacré-Cœur : ses œuvres de zèle
s'organisent, son action se dilate. Le livre suivant nous
fera voir M""® Barat dirigeant et exerçant elle-même
cette action du zèle dans l'éducation de la jeunesse.
Cependant de ce progrès môme sort un péril : le péril
de l'éclat, de la grandeur humaine, de la haute faveur.
C'est une épreuve nouvelle à laquelle le Seigneur va
soumettre ses filles; et pour combien d'autres ne fut-
elle pas fatale ! Mais le Cœur de Jésus veille sur ses
épouses; la contagion mondaine ne les louchera pas;
M""" Barat y pourvoira; et nous verrons comment la
servante de Dieu, conjurant ce péril, sut maintenir,
l)ar son exemple et ses fortes leçons, l'espiil triiumi-
lité, de simplicité et de pauvreté religieuse dans son
Institut.
LIVRE V
L'ŒUVRE DE L'ÉDUCATION
L'ÉPREUVE DE LA GRANDEUR
1. - 2C
LIVRE V
CHAPITRE. PREMIER
le troisieme conseil general l education
l'esprit de pauvreté — l'hôtel BIRON
1820
La situation générale en 1820. — L'Église et Téducation des femmes. —
Les conseillères, le conseil. — L'éducation selon le Sacré-Cœur. —
Elévation des principes. — Tout en Dieu, tout pour Dieu. — Solidité
de -l'œuvre, son but et son caractère; piété §olide, instruction pra-
tique. — Les instruments de l'œuvre: les maîtresses, intelligence,
dévouement, sainteté. — L'amour des pauvres et de la pauvreté au
Sacré-Cœur. — Achat de Thôtel Biron. — M™= de Marbeuf. — Humilité
de la mère Barat. — Installation à l'hôtel Bvron. — Fin du conseil.
S'il y eut, en notre temps, une heure de grande lutte
entre le bien et le mal, ce fut certainement celle que
marque l'année 1820. Il y avait, de part et d'aulrè, tant
de forces vives dans cette première partie de notre dix-
neuvième siècle! D'un côté, la Religion, délivrée de ses
entraves, essayait de reprendre son salutaire empire sur
404 HISTOIRE DE MADAME DAUAT
les âmes : Frayssinous prêchait, la Mennais écrivait,
de Donald pensait. Chateaubriand chantait, et déjà la
patrie sentait couler sur son sein, meurtri par tant de
blessures, un baume qui la vivifiait. Mais d'un autre
côté, ni l'impiété ni la révolution ne se tenaient pour
vaincues, et de Maistrc, près de mourir, dictait ces
lignes sinistres : « Je m'en vais avec l'Europe ; c'est
s'en aller en bonne compagnie ^ » La France retour-
nait à ses égarements. Il n'y avait que cinq ans que la
restauration des institutions publiques semblait inau-
gurer une ère de stabilité, lorsque l'assassinat du duc
de Berry, éclatant comme un coup de foudre , éclaira
les abîmes dans lesquels nous n'avons cessé de rouler
depuis ce temps -là. « Les suites de cet événement se-
ront incalculables, écrivait M""® Barat le 19 février,
nous voici réservés encore à bien des orages; » et
quelques jours après : « Désirons la vraie patrie : celle-
ci n'est plus que l'empire du crime et des forfaits-. »
Le dirai-je? quelquefois la défense de la vérité ne lui
créait pas moins de périls que l'attaque elle-même. Cha-
teaubriand ornait des fleurs magiques de son style le
portique de l'Évangile, mais il en cachait la croix;
et ce grand poëte, sans le savoir, conduisait les âmes
sur des pentes dangereuses. Dans un grand nombre
d'esprits, surtout parmi les femmes, le beau prima le
vrai; l'imagination prit la place de la foi, et le Chri-
stianisme de Chateaubriand, bientôt énervé encore
par celui de Lamartine, supplanta pour longtemps la
solide religion de Bourdaloue, de Bossuet et du
xvii' siècle.
1 I.ellP' ;i M. <l' Miurrllus.
•.! A M"'- liinli.JMic, l'.i livri.r. A M"" du l■.ll;l^laigllil■|■, 11 mars.
SITUATION DES ESPRITS 405
A cette séduction des livres se joignait celle des
exemples. M™^ de Staël venait de mourir, mais l'éclat
croissant qui entourait sa mémoire, montrait aux
femmes comment on peut se faire un nom, sans beau-
coup de religion, ni beaucoup de vertu. Au-dessous
d'elle, une autre femme, M""^ de Genlis, quoique fort
âgée alors, continuait par l'autorité de ses écrits, la
vogue de ses romans, le haut rang de ses élèves, les
ravages que l'éducation à la grecque et à la romaine,
l'éducation à la Jean- Jacques, avaient faits dans la so-
ciété du xviii® siècle. N'était-il pas temps de réparer ces
maux, de prévenir ces périls, d'arrêter cet énerve-
ment? et le sacré Cœur de Jésus n'allait-il pas s'em-
parer définitivement de ces jeunes générations de
femmes et de filles, pour sanctifier les sources d'oi!i
tout bien comme tout mal découle sur un pays?
L'éducation des femmes a été de tout temps une des
sollicitudes de l'Eglise catholique. Elle l'était devenue
^surtout depuis le xvi® siècle, lorsque, à la suite de la
Pxéforme et de la Renaissance, l'esprit de foi fut menacé
de s'éteindre au foyer, qui est naturellement l'école de la
jeune fille. Depuis lors, combien d'Ordres et de Congré-
gations avaient ouvert à l'enfant ces asiles monastiques
recommandés par Fénelon, et dont Bossuet célébrait la
religion elle bonheur^ C'étaient les Ursulines, les Béné-
dictines, les Visitandines, et beaucoup d'autres sociétés
1 Bossuet. Oraison funèbre de la princesse palatine, 1"= partie. —
Féxelon. Avis à une clame de qualité sur l'éducation de mademoiselle sa
fille : « Vous pourriez choisir quelque bon couvent où réducation des
pensionnaires serait exacte... Les yeux d'une mère sage, tendre et chré-
tienne découvrent sans doute ce que d'autres ne peuvent découvrir;
mais comme ces qualités sont très-rares, le plus sur parti pour les mères
est de confier aux couvents le soin d'élever leurs filles, etc. »
406 HISTOIRE DE MADAME DARAT
dont M""" Barat ne manquait jamais, à chaque occasion,
de préconiser le mérite et les travaux. Le Sacré-Cœur ne
venait ni les remplacer, ni les supplanter. Il venait, à
son heure, et le dernier de tous, travailler à la même
œuvre, en lui imprimant le caractère spécial d'un Ins-
titut consacré à l'amour de Jésus -Christ, et mettant à
son service l'expérience consommée que les Jésuites,
ses premiers Pères, avaient acquise dans leurs collèges.
Établir pour les filles un ordre de choses analogue,
mais avec le tempérament nécessairement demandé
par les facultés et la vocation de la femme : tel avait
été, dès l'origine, le dessein du Père de Tournély et de
son successeur. Le Conseil de 181 o en avait commencé
l'organisation : ce fut principalement en vue de l'ache-
ver que M""* Barat convoqua le Conseil de 1820.
Toutes les supérieures des maisons s'y rendirent; et
quand on jette les yeux sur la liste de leurs noms, on
admire combien toutes , à différents titres , étaient
propres à cet ouvrage. Les unes, comme M"" de Char-
bonnel, avaient, dès leur enfance, recueilli les tradi-
tions de ces vieilles familles françaises, si chrétiennes,
si loyales, si nobles dans la simplicité de leur vie de
province. D'autres, comme M""' de Gramont d'Aster,
avaient connu successivement la noblesse de la cour et
celle de l'émigration, et élevé dans l'exil les enfants de
cette société plutôt éprouvée qu'instruite par ses re-
vers. Les mères Geoffroy, Desmarquest connaissaient
mieux les filles de la classe moyenne, qui allait bien-
tôt devenir la maîtresse des choses. Les pauvres, les
orphelines n'avaient cessé d'être la prédileclion et l'oc-
cupation (le .M'"" (le Lalanne, à laquelle la mère Barat
adressa i)crsonncllemont cet appel amical : « J'ai le jilus
LE TROISIÈME CONSEIL GÉNÉRAL 407
grand désir de vous connaître, ainsi que votre petite
famille, que je porte bien avant dans mon cœur. Nous
comptons donc sur vous à Paris. Toute la Société sera
empressée de vous connaître. Elle sait déjà la grandeur
de votre zèle et de votre dévouement*. »
Le Conseil se réunit le 12 août. Il fut précédé par un
Triduum mémorable, dans lequel le Père Varin pré-
senta éloquemment le côté divin de l'Institut dans sa
mission, son histoire, son esprit, ses devoirs. Ce fut le
lo août, fête de l'Assomption, que les séances s'ouvri-
rent en présence de ce Père, et sous la présidence de
M. l'abbé Perreau, supérieur général de la Société.
M. l'abbé Frayssinous, nommé, vers ce temps-là, supé-
rieur ecclésiastique de la maison de Paris, y vint aussi
quelquefois apporter des lumières qui étaient moins
celles d'un membre éminent du conseil royal de l'In-
struction publique, que celles d'un prêtre rempli de
piété et de zèle. Le Père Loriquet y fut appelé d'A-
miens, pour le plan des études. C'est avec le secours
de ces graves esprits que l'œuvre des pensionnats reçut
le complément de sa législation, déjà formulée dans la
seconde partie des Constitutions, et que nous présen-
tons ici dans un même tableau.
Piien d'extraordinaire ne distingue, à première vue,
cette pédagogie sacrée. A s'en tenir à la lettre, il n'y a
guère là que ce qui s'enseigne et se pratique à peu près
partout. Une grande chose cependant la particularise :
c'est l'esprit qui l'anime, et qui n'est autre que l'es-
prit de l'Institut lui-môme. L'éducation donnée par
la Société peut se défmir d'un seul mot qui dit tout :
1 Paris, 20 juillet 1820,
408 HISTOIRE DE MADAME BARAT
c'est réducalion du sacre Cœur de Jésus. Ce divin
Cœur enseigné, aimé, servi, imité, est le centre d'où
tout part et où tout aboutit, et les règles particulières
ne sont que les déductions de ce principe divin.
Do là, le premier caractère que nous y remarquons :
son élévation; Télëvation surnaturelle de sa fin et de
ses vues. Certes, cette fin ne fût-elle que la formation
de l'âme des enfants, ce serait déjà là un objet sublime;
cependant, c'est plus haut que les religieuses du Sacré-
Co3ur doivent se placer pour trouver le principe pre-
mier et comprendre la vraie fin de leur Institution.
Épouses avant d'être mères, par leur vocation et leur
consécration , elles ne sont pas premièrement aux en-
fants et aux âmes, elles sont à leur Epoux, elles sont à
Jésus-Christ. « Vous vous tromperiez, disait le Père
Varin aux mères du Conseil ; vous vous tromperiez, mes
sœurs, si vous croyiez que la première fin de votre Insti-
tut, c'est l'éducation; non, c'est la dévotion au sacré
Cœur de Jésus. » Les instructions, les lettres, soit du
fondateur, soit de la fondatrice, n'ont pas de déclaration
plus fréquente et plus formelle que celle-là.
En vertu de cette vue unique de Jésus qui divinise
tout, ce que les maîtresses considéreront, respecteront,
vénéreront, adoreront dans leurs élèves, ce sera « le
sang de Jésus- Christ, qui les a rachetées, qui les a
baptisées, qui les communiera, qui les couronnera. »
Ce qu'elles s'efforceront de mettre dans leurs âmes, ce
sera la lumière, la grâce, l'âme, la vie do Jésus, « tour-
nant leurs jeunes coeurs vers son Cœur adorable, et leur
faisant reconnaître, dans cet aimable Cceur, le cenlic
et le foyer de Cct amour ardent dont il a brûlé pour
les hommes. » Si elles cherchent à « gagner le cœur
L'ÉDUCATION DU SACRÉ-COEUR 409
de leurs enfants, ce sera en se proposant de les attacher
à Lui. » Si l'amour qu'elles leur portent est « tendre,
mais sans faiblesse, sans familiarité, sans acception
de personne, pur, désintéressé, noble, comme le veu-
lent les règles, c'est qu'elles le puiseront en Lui. »
S'il leur est permis, toutefois, de préférer les pauvres,
qui sont, comme il est dit, l'œuvre par excellence du
sacré Cœur de Jésus, c'est parce que le grand pauvre,
le premier pauvre, c'est Lui. Si, ayant à travailler,
à combattre et à souffrir, elles veulent cependant ne
trouver que douceur au sein de leurs travaux, ce sera
en se rappelant « qu'elles sont les instruments de sa
miséricorde à l'égard de ces âmes pour lesquelles II a
voulu mourir sur une croix, et qui sont la portion chérie
de son troupeau; et, dès lors, qui ne trouvera doux de
souffrir pour Lui' ? »
Premier principe de leurs travaux, Jésus-Christ en
est aussi la dernière fm. Ce qu'elles veulent faire fleurir
dans le monde, par ces enfants qui seront les femmes, les
épouses, les mères de l'avenir, c'est sa religion, sa foi,
son règne , toujours Lui ! Enfin leur espérance , est-il dit
encore, sera de pouvoir, un jour, « lui présenter les
cœurs d'une multitude innombrable d'enfants qu'elles
auront formées sur son modèle, et qui propageront
son culte, son amour, sa gloire. » En somme, comme
l'a écrit un excellent auteur, « tout, dans l'œuvre des
enfants, se réduit à deux choses: montrer Jésus, former
1 C'est presque la Iraduclion de ces admirables paroles de saint Charles
à ses prêtres: « Si animas régis, medilare quo sanguine sint lavatae, et
omnia vestra in caritale liant. Sic difficullates omncs quas innumeras in
dies experiamur necesse est, in hoc siquidem posili sumus, facile vincere
poterimus. Sic vires habebimus parturiendi Chrislum in nobis et in aliis.
{Ex sancli Caroli concionc 2, in synodo \i, ad clerum.)
410 HISTOIIIE DE MADAMF: lîAFlAT
Jésus. ]\Ionlrcr Jésus c'est loulc l'inslruclion , former
Jésus c'est toute l'éducation. II faut faire voir Jésus
partout, il faut montrer Jésus toujours'. » Entendue de
celte sorte, l'éducation se transfigure; ce n'est plus
seulement une œuvre de maternité, c'est l'exercice d'un
sacerdoce; et l'école, cessant d'être le simple supplé-
ment du foyer domestique, se change en un sanctuaire,
oiJ, de quelque côté qu'on se tourne, on est, [)0ur ainsi
dire, enveloppé de Dieu.
Un autre caractère, — car ici nous ne pouvons que
tracer les grandes lignes, — un autre caractère, bien
fortement prononcé, de ce plan d'éducation, c'est sa
solidité. L'éducation religieuse, l'éducation intellec-
tuelle et professionnelle sont marquées à ce coin. En
religion, rien de mou, de vague, de raffiné, de super-
ficiel. La piété de surface, la piété de sentiments et
d'imagination sont un si grand péril chez les femmes
dans ce siècle! « On voit tant de jeunes personnes,
disent les Constitutions, après les démonstrations de la
plus tendre piété, se laisser entraîner aux plaisirs du
monde, pour avoir préféré se nourrir de tendres senti-
ments, plutôt que de s'enraciner dans la foi, la crainte
de Dieu et l'horreur du péché, dont les suites sont
l'éternelle séparation de Dieu et les supplices de l'en-
fer. »
Loin de bâtir la vertu et la piété des jeunes filles sur
ce sable mouvant, le Sacré-Cœur ne veut \v*uv elles
que ce (pie Bossuet nomme « l'incompréhensible sé-
rieux de la vertu chrétienne ». On leur fera donc une
])iét(! si»li(l(i (j.iiis SCS principes, et voilà pourquoi la
' M. l'iibbô Gay. De la ri<' cl des vertus chrétiennes, I. 11, p. ■■>t)i.
L\ PIÉTÉ DES ENFAÎSTS 411
doctrine chrétienne « sera l'étude principale des enfants
et le premier objet de renseignement ». On leur fera
une piété solide dans ses motifs, « affermissant en elles
la foi et la crainte de Dieu, commencement de la sa-
gesse; tournant ensuite, il est vrai, leurs cœurs natu-
rellement sensibles vers le Cœur aimable de Jésus-
Christ, mais en les modérant, leur laissant même tou-
jours quelque chose à désirer, remettant sous leurs yeux
l'austère mystère de la croix, et, par la vue de ce que
Jésus-Christ a souffert, les animant à travailler et à
s'immoler pour Lui. » — On leur donnera surtout une
piété solide dans ses résultats, « en leur faisant sentir
que la véritable vertu consiste dans l'accomplissement
des devoirs de son état, et que toute piété non fondée
sur ce principe n'est que vaine chimère et illusion fu-
neste. » On leur proposera enfin une piété aussi solide
que haute dans son modèle, « les formant, est-il dit en-
core, à la connaissance et à l'amour de Jésus-Christ, qui
présente dans sa personne, d'une manière si aimable,
l'exemple et la pratique de toutes les vertus. » Ainsi,
prévenant les défauts les plus ordinaires de la piété des
femmes, l'éducation du Sacré-Cœur doit tendre à oppo-
ser une foi positive aux vagues rêveries, la raison au
sentiment, la sagesse à l'exaltation, et aux langueurs
amollissantes une généreuse force.
La même solidité fera le fond de l'instruction. Quel
en sera l'objet? Les Constitutions se contentent d'indi-
quer la grammaire, les lettres, le calcul, l'histoire, la
géographie; mais en ajoutant ces lignes qui ouvrent un
large champ aux études des femmes : « Il faudra leur faire
apprendre tout ce qu'il leur importe le plus de savoir
412 HISTOIRE DE MADAME BARAT
pour la conduite de la vie et ragrément de la bonne
société. » — « La science des femmes, dit Fénelon,
comme celle des hommes, doit se borner à s'instruire
par rapport à leurs fonctions. La difTcrence de leurs
emplois doit faire celle de leurs éludes ^ »
Mais pour remplir ces fonctions de femme, d'épouse
et (le mère , que de choses sont requises ! — Première-
ment: posséder une culture d'esprit sérieuse et délicate,
et avoir le moyen de se procurer ainsi la plus haute des
distinctions, la plus précieuse des ressources , et le plus
noble des plaisirs; savoir lire et penser avec discerne-
ment, apprécier avec goût, écrire avec correction, et,
s'il se peut, avec charme; posséder, pratiquer cet art de
bien dire par où régnent les femmes, et, pour cela, être
riche de ces connaissances variées qui tirent l'entretien
de la vulgarité ou de la frivolité dans laquelle il se traîne
le plus ordinairement; — puis, être pour son mari une
compagne d'intelligence en même temps que d'dme et
de cœur, lui servir au besoin de conseil comme d'ap-
pui, pouvoir mettre en commun le trésor des lumières
comme celui des aflections, partager avec lui les jouis-
sances de l'esprit si préservatrices, et même l'y initier
s'il ne les connaît pas; — enfin être capable de guider
les premiers pas de ses fils et de ses filles dans la
science comme dans la vie, et, par ce côté encore, con-
server longtemps le respect et l'influence pour la vérité
et la vertu : que de trésors d'instruction une pareille
tache ne suppose-t-elle pas !
Mais si là est le but des études de la femme, là en est
aussi la mesure; cl il faut liie dans le texte des Conslilu-
I lùluidliou lies / illcs, lll. M.
L'OEUVllE DE L'INSTRUCTION 413
lions les précautions que prend l'Institut contre le vide^
le frivole, le superflu dans ce genre : c'est vraiment admi-
rable! S'il commence par demander qu'on rédige un
plan d'études, la première chose qu'il stipule, c'est
« qu'on en bannira entièrement tout ce qui n'est propre
qu'à nourrir la vanité, et qu'il sera basé sur l'esprit
d'humilité et de simplicité qui fait le caractère de la
religion de Jésus-Christ. » — « Je crains pour la femme
le goût du bel esprit, » écrivait Fénelon avant le comte
de Maistre; la science éclatante est-elle dans les attri-
butions de la mission de la femme? serait-elle même
sans danger pour l'exercice de son devoir, la fleur de
sa vertu, et la délicatesse de sa distinction? N'y a-t-il
pas pour elle une réserve de savoir, une certaine pu-
deur d'esprit qui est une de ses grâces?
C'est pour la protection de celte modestie que le
Sacré-Cœur proscrit de l'enceinte de ses pensionnats
le déploiement de ces pompes publiques qui, d'un sanc-
tuaire de jeunes filles, feraient un gymnase et une aca-
démie. C'est en considération de cette solidité de leur
instruction, qu'il prend garde d'exciter ce qui ne ten-
drait qu'à développer chez elles la sensibilité ou l'ima-
gination. Ainsi ne fait- il que se prêter, — et encore en
toute réserve, — à la culture dissipante des arts d'agré-
ment. Leur envahissement est tellement à craindre! Ils
peuvent tant surexciter les facultés inférieures au détri-
ment des plus hautes! Il est même si facile « d'excéder,
dans cette partie délicate, ce que permet la morale de
Jésus- Christ «!
Mais il n'en est pas de même du devoir profes-
sionnel, de l'économie domestique, du travail manuel,
qu'il regarde comme un trésor, une préservation, un
414 HISTOIHK 1)1-: MADAME BARAT
besoin pour beaucoup, une ressource pour d'autres, un
mérite et un ornement pour toutes. Même il prescrit
que , dans le choix des travaux ens'eignés dans ses
écoles, on préfère, d'ordinaire, l'utile à l'agréable. Evi-
demment il s'est souvenu de la femme forte des saintes
Écritures, qui tourne le fuseau, file la laine et le lin, et
met la main à de rudes ouvrages.
Voilà l'œuvre dans son but, voilà l'œuvre dans son
fond; maintenant, les ouvrières elles-mêmes, que se-
ront-elles? C'est la dernière question, et îa réponse dé-
coule de ce que nous venons de voir.
Œuvre d'intelligence, l'éducation demande des maî-
tresses instruises. C'est à quoi l'Institut pourvoit en
organisant dans son noviciat un cours d'études, que
l'on devra, au besoin, prolonger au delà. Toutefois, s'il
croit devoir appliquer les novices à leur instruction, ce
n'est pas sans entourer de précautions jalouses cet arbre
de la science, dont les fruits sont si divers. Il y a la science
qui dessèche, et l'Institut prend garde que « l'applica-
tion au travail n'affaiblisse l'esprit de recueillement et de
ferveur ». 11 y a la science qui enfle; et l'Institut, met-
tant au-dessus de tout le reste « l'esprit d'humilité et
de simplicité », avertit les maîtresses « de se tenir en
garde contre la prétention de devenir des femmes sa-
vantes ». — « Surtout, disait le Père \'arin aux mères
du conseil, gardez- vous du ridicule d'être des femme§
savantes. » De même M*"" Barat en écrivait ainsi à une
de ses filles : « Il est essentiel que vous soyez instruites
pour instruire vos enfants, mais modérez-vous dans
r»Hude. l!li 1 tnun l)i('u, ma fille, à ii'uui nous servira
d'avoir enseigné les sciences, et d'avoir perdu tant de
tcnii)s à les approndi'e, si, en nièmo temps, nous no
LE DÉVOUEMEM' DES MAITRESSES 415
pouvons toucher les cœurs, vivifier les consciences, et
enseigner aux âmes ia parole de vie^? »
Œuvre de dévouement, l'éducalion demande, non
plus seulement des maîtresses qui sachent, mais des
mères qui se donnent. C'est sous ce nom que les Consti-
tutions les désignent. Elles veulent que « la maîtresse gé-
nérale du pensionnat, en particulier, se regarde comme
tenant lieu de mère à toutes les enfants qui lui sont con-
fiées »; qu'elle ait pour elles « un cœur de mère », —
un cœur de mère tendre qui veille sur leur corps et sur
leur santé, mais, par-dessus tout, un cœur de mère chré-
tienne qui ait perpétuellement ouvert sur leurs âmes
le regard vigilant et tremblant d'une vierge. — Puis,
comme le dévouement exige des forces , de grandes
forces, on recommande à ces mères de ménager les
leurs, de les respecter comme un don du Ciel, non
certes pour elles-mêmes, mais afin de les consacrer
tout entières , sans réserve , à leur chère famille :
« Pour l'amour de Jésus, mangez et dormez bien, écri-
vait M"'^ Barat un jour à M""" Prévost; vous êtes nour-
rice d'un grand nombre d'enfants. 11 faut des forces
corporelles et spirituelles, ma fille, pour allaiter et soi-
gner tout ce monde - : Tanquam si nutrix foveat filios,
disait le grand Apôtre en parlant de lui-même. »
La Règle a un chapitre entier sur ce devoir de mé-
nager sa santé pour l'éducation. « C'est pour cela, est-il
écrit, que, dans la Société, la manière de vivre est com-
mune et ordinaire, la nourriture saine et en quantité
suffisante, les récréations obligatoires, et la durée du
> A M'"e du Chaslaignier, 30 octobre 1813.
2 Paris, 26 avril 1818.
416 HISTOIRE DE MADAME BAUAT
sommeil de sept heures et demie. C'est encore pour cela
qu'on n'y établit ni veilles, ni austérités de règle, ni
jeûnes, en dehors de ceux que l'Eglise prescrit. » —
« La garde de vos enfants, le travail de vos élèves, voilà
votre lit de paille, voire pain noir et vos ciliccs, » disait
M""^ de Maintcnon aux Dames de Saint-Cyr. « Est-ce à
dire cependant que toute pénitence libre soit interdite
ici? Serait-ce aimer Jésus que de ne pas courir au-de-
vant de sa croix? Et qui pourrait comprendre la reli-
gion du Sacré-Cœur sans mortification, son culte sans
sacrifice, son apostolat sans immolation? Quelle maî-
tresse ne sait d'ailleurs que souvent le suprême moyen
de sauver une enfant est de souffrir pour elle, et qu'il
y a des heures où, selon la parole de l'Ecriture, c'est
« faire négligemment l'œuvre de Dieu que de lui re-
fuser le témoignage du sang*»? — « C'est pourquoi,
disent les règles, si personne ne doit, de soi-même, se
livrer à ces actes de pénitence extraordinaires, on
pourra néanmoins les pratiquer d'une manière louable
avec la permission de la supérieure. » C'est elle qui,
consultant les obligations, le tempérament, les foi', es
de chacune en particulier, accordera prudemment ce
qu'elle croira utile à l'avancement de ses filles, sans
jamais leur permettre des indiscrétions qui, en les épui-
sant, seraient un larcin fait à ce qu'elles doivent aux
âmes.
Élevée dans ses vues, solide dans son fond, intelli-
gente et dévouée dans son exercice : telle est donc, en
résumé*, Téducation, je n'ose dire telle que le Sacré-
I M.ilrdictus (|iii racilopus Uomiiii IVaudiilonliT, i-l malcdiclus qui pro-
liil)cl i^'ludium buuiii a i-aiigiiino. [Jcrcin.. cap. .\i.\iii, 10.)
L'OEUVRE DE SAINTETÉ 417
Cœur la pratique, mais, du moins, telle que l'avait
conçue la mère Barat, et qu'à son exemple, l'Institut
s'efforce de la pratiquer. Or, pour y parvenir, que faut-
il? Etre sainte : finalement tout est là. « Occupez- vous
d'abord de sanctifier vos religieuses, disait le Père Va-
rin aux mères du Conseil. Qu'elles soient saintes, et dès
lors elles formeront des saintes ; qu'elles vivent de Jésus,
et elles le feront vivre en d'autres ! » — « Le plus néces-
saire et le principal moyen de sanctifier le prochain,
devra être le soin de leur perfection propre , » disent
pareillement les Constitutions. Et ailleurs : « C'est ainsi
que, sans cesse occupées du soin de leur propre per-
fection et de la sanctification des âmes, dans le désir
de glorifier le sacré Cœur de Jésus, les Dames de la
Société rempliront toute l'étendue de leur vocation , et
arriveront au terme de la glorieuse immortalité, pleines
de confiance et de mérites , pour être réunies à leur di-
vin Epoux \ »
Le Conseil général de 1820 délibéra sur d'autres
^fuestions qui, même après celles-là, ont encore leur
importance; il dressa un plan d'études, fît un règle-
ment pour les pensionnats , s'occupa de la rédaction
d'un cérémonial, et ajouta à l'ensemble des Constitu-
tions le sommaire des règles que le Père Varin venait
de rédiger dans sa retraite de Montrouge. L'Institut
fit aussi le compte de ses richesses : trois cent quatre-
vingt-trois personnes avaient été gratuitement reçues
par le Sacré-Cœur : quelle brillante fortune ! « Que
1 Conslituiions, 111° partie, chap. vi , 19, p. 121. On peut comparer
avec les Constitutions de la maison de Saint-Cyr, cli. vu et viii de l'ou-
vrage de M. Théophile Lavalliie : M™"= de Maintenon et la maison royale
de Sainl-Cyr. Pion, 1862.
I. — 27
418 HISTOIRE DR MADAME BARAT
la Providence esl donc admirable dans ses dons, écrit
la charitable mère de Gramont d'Aster, en rapportant
ce fait, et quelle bénédiction de Dieu sur la Société! »
Un autre genre de trésor c'étaient les écoles gratuites :
on en multiplia le nombre. La maison de Paris n'en
avait pas encore; mais, pour y suppléer, on avait soin
de faire venir, plusieurs fois la semaine, des familles
indigentes que maîtresses et élèves se partageaient
l'honneur de consoler et de servir.
Les pauvres, la pauvreté, tel paraît avoir été d'ailleurs
le double attrait de cette assemblée. « Pauvreté, simpli-
cité, humilité, abjection, disait le Père Varin, tels sont
les profonds rapports que votre Société doit avoir avec
le Cœur de votre Maître. Sa première fondation, à Lui,
fut une élable, et la première place du fondateur, une
crèche. C'est dans la pauvreté qu'il a établi son Église;
c'est dans la pauvreté qu'il vous a établies vous-mêmes :
vous ne subsisterez que par là. » Alors, diversifiant les
règles de conduite à suivre à cet égard, le Père Varin
expliquait que pour Dieu et son culte, la religion per-
mettait qu'on n'eût rien de trop beau; que pour le pro-
chain, les parents et les élèves, la charité voulait que
tout fût digne et décent; mais « pour vous, mes sœurs,
vos personnes, votre logement, votre vêtement..,,
pauvre, pauvre ! » répétait le fondateur, faisant retentir
ce mot aux oreilles des mères, comme un refrain hé-
roïque; et il citait à l'appui cette parole de saint Ignace :
« S'il l'ant changer quelque chose au vœu de pau-
vieté, (juo ce soit pour en rendre l'observance plus
stricte. »
Ce qui donnait à ces leçons une ojtporluiiité toute
particulière, c'est (pic, dans ce moment même, le Sacre-
L'HOTEL BIRON 419
Cœur faisait une riche acquisition, qui allait le placer
très-en vue dans le monde.
Cinquante-huit religieuses ou novices encombraient,
en cette année 1820, les chambres et les greniers de la
petite maison de la rue de TArbalète. L'espace man-
quait aussi aux soixante pensionnaires de la rue des
Postes : on en refusait de nouvelles. Dès la première
séance, le Conseil général proposa la translation de
rétablissement dans une autre maison. Tout en la vou-
lant grande, M""" Barat la voulait simple; aussi ne
fut-ce qu'après d'inutiles recherches , de longues hé-
sitations, et en se faisant une pénible violence à elle-
même, qu'elle consentit à l'achat de l'hôlel Biron.
Sur la rive gauche de la Seine, dans un quartier soli-
taire qui, du temps de Henri IV, était encore en dehors
de Paris, s'étendaient de vastes espaces qui, jadis, re-
levaient de la manse abbatiale de Saint - Germain- des-
Prés. Dans une partie de ces espaces, Louis XIV avait
élevé l'hôtel des Invalides, son esplanade et ses jardins.
Près de là, le sieur de Moras , conseiller du roi Louis XV
en ses conseils, ayant acquis un grand domaine de plu-
sieurs arpents, s'étendant de la rue de Babylone à la
rue de Varenne, y avait fait construire, sur cette der-
nière rue, un hôtel de grand style.
Cet hôtel, dont l'aspect n'a pas changé depuis, avait
vu passer des personnages bien différents et des for-
tunes bien diverses. Il avait été cédé d'abord à M""^ Anne-
Louise-Bénédictine de Bourbon, duchesse du Maine,
qui avait partagé entre cette demeure princière et sa
campagne de Sceaux son aventureuse existence. Le
maréchal Louis-Antoine de Gontaut- Biron l'avait en-
suite acquis, baplisé de son nom, marqué au frontispice
420 HISTOIRE DE MADAME BAIIAT
(les symboles de sa gloire, cnriclii des souvenirs d'une
vie sincèrement chrétienne et noblement française.
]\Iais bientôt la licence, l'intrigue, la trahison avaient
déshonoré celte demeure du sage : son neveu, Armand-
Louis, soldat et complice de la Convention, avait fini
par porter sa tête sur l'échafaud, avec l'aveu et le re-
gret de « mourir infidèle à son Dieu, à son roi, à son
Ordre. » Héritier de son hôtel , le vieux duc de Charost
avait terminé là une existence vouée aux paisibles études
et à la bienfaisante pratique de la science économique.
Il y avait près de vingt ans que la duchesse, sa
femme, y vivait solitairement, lorsqu'elle en proposa
la vente au Sacré-Cœur, à un prix modéré. C'était là
un de ces signes auxquels M""' Barat, attentive aux
avances de la Providence , aimait à reconnaître la vo-
lonté de Dieu. Mais ce prix, bien qu'inférieur à la va-
leur de l'hôtel, était trop supérieur aux ressources de la
Société, pour que celle-ci pût espérer de l'acquitter par
elle seule. Le Conseil général résolut de solliciter une
subvention du roi, et il choisit pour cela une respectable
novice qui venait de quitter la cour, oi^i on la vénérait
et bénissait encore, sous le nom de M'"*" la comtesse de
Marbeuf.
Catherine-Antoinette de Gayardon du Fcnoyl, com-
tesse de Marbeuf, avait alors cinquante-cinq ans. Il y
en avait près de quarante qu'elle avait épousé, dans sa
seizième année, le vieux comte de Marbeuf, qui reçut
du roi Louis XVI le gouvernement de la Corse. La
jeune femme avait peuplé cette île de ses bienfaits,
pourvoyant spécialement, alors comme depuis, à l'en-
trelien des clercs, dont plus de quatre cents hii durent
leur éducation. A vingt ans, elle élnit veuve, et, no vou-
MADAME DE MARBEUF 421
lant désormais appartenir qu'à Dieu, elle se mit, avec
ses deux enfants en bas âge, un fils et une fille,
sous la protection de son beau -frère, M^ l'archevêque
de Lyon. A vingt-cinq ans, elle prenait, comme presque
toute la noblesse, le chemin de l'exil, errant pauvre-
ment à travers la Hollande, la Hesse et l'Autriche, tou-
jours à côté du vénérable archevêque de Lyon, qu'elle
soutenait de son travail, et qu'elle ne quitta qu'après
avoir reçu son dernier soupir. Le premier Consul la
rappela. Elle revit sur le trône cette famille Bonaparte
qu'elle avait autrefois obligée en Corse, et qui s'en
souvenait. Elle rencontrait, à leur cour, un futur roi,
Bernadette, qu'elle avait vu jadis, simple soldat, faire
sa faction à la porte de son palais. Elle maria sa fille,
elle plaça son fils, elle faisait beaucoup de bien, elle
semblait heureuse, quand, le jour de sa fête, 25 no-
vembre 1812, une lettre tombant au milieu des bou-
quets et des vœux de ses petits -enfants, lui apprit que
son fils, le colonel de Marbeuf , venait de périr en Rus-
sie, assassiné, croyait-on, par son domestique. A partir
de ce moment, sa vie n'eut plus qu'un but : racheter
l'âme de ce fils. Ses prières, ses aumônes, ses péni-
tences, tout tendait là. Elle fit davantage encore : elle
se donna elle-même, elle entra au Sacré-Cœur. « Ma
mère, dit-elle alors à M""® Barat, je mets, à partir de ce
jour, l'éteignoir sur mon esprit, je ne veux plus voir
qu'à la clarté du vôtre! » Elle dut changer son nom jus-
qu'à sa prise d'habit, car elle était tellement aimée par
ses fermiers, qu'ils avaient résolu d'aller la prendre
partout où ils la trouveraient. Ce fut une grande reli-
gieuse, aimable pour tout le monde, austère pour elle-
même. Dans la variété si riche des attraits qui ame-
422 HISTOIRE DR MADAME DARAT
liaient les âmes au Sacre -Cœur, c'était une vocation
d'un ordre nouveau et touchant, que celle d'une mère
venant s'offrir pour la rédemption de son fils' !
Conduite aux Tuilerios par le général d'Ambru-
geac, son gendre, la comtesse de Marbeuf reçut de
Louis XVIII la promesse d'un don de cent mille francs;
on emprunta le reste, et l'hôlcl fut acheté par acte du
5 septembre.
On y prépara tout immédiatement pour l'installation.
La première chose qu'on fit, fut d'enlever des mu-
railles les glaces, les tableaux, une partie des dorures,
effaçant partout les vestiges du monde. Ce ne fut
pas assez. Même ainsi dépouillée, cette habitation parut
encore trop riche pour des épouses du Dieu de Naza-
reth; et un arrêté du Conseil général décida que, lais-
sant rhùtcl au pensionnat, la communauté irait se loger,
comme elle pourrait, dans les dépendances occupées
jadis par les domestiques et la basse-cour. « Il faut
qu'en tout et partout nos enfants aient la meilleure
place et la meilleure part, » disaifM'"'' Barat.
Quant à elle, cette grandeur ne lui inspirait qu'un
désir : celui de se faire petite. Elle en cherchait avi-
dement toutes les occasions; et voici, par exemple,
dans quelles occupations la surprenaient quelquefois
les plus brillantes visites. Un des jours qui précédèrent
l'achat de l'hôtel Biron, le duc de Montmorency venant
à la rue des Postes l'entretenir sur ce sujet, ne fut
pas peu surpris de la trouver chez la portière, armée
d'un petit balai, et occupée à épousseter, à la i)lace
d'une de ses soîurs. — « Ah ! madame Barat, je vous y
ï V. Noies autogr. de M"" Davcnas, cl de la sceur Virginie Houx,
page 08.
LA PAUVRETÉ DANS L'HOTEL BIRON 423
prends, s'écria le duc en souriant, après Favoir consi-
dérée un peu; que faites-vous donc là? — Ce que
j'aurais dû faire toute ma vie, monsieur le duc, si Ton
m'avait laissée à ma place, » répondit-elle; puis elle alla
le recevoir avec cette aisance modeste et distinguée
qu'elle portait partout.
Ce fut le noviciat qui s'installa le premier dans sa
pauvre demeure : les chambres, petites et basses, por-
taient encore les noms et les attributs des divers domes-
tiques, écuyers, palefreniers, cuisiniers, barbiers, qui
les avaient occupées; on avait converti les écuries en
salles de communauté. M™^ Barat était contente :
« Grâce à Dieu, écrivait -elle à M"° Aude, nous ne
sommes pas mieux qu'ailleurs dans cet hôtel Biron, et
l'endroit des écuries que nous habitons n'a rien de ma-
gnifique. J'espère que nous y pratiquerons la pauvreté,
et je ne vois pas qu'aucune de nous y soit plus attachée
qu'à la plus pauvre maison ^ »
Le noviciat entra chez lui le 4 octobre. Le 6 , premier
vendredi de ce mois, le Père Druilhet y dit la messe, la
première messe qui fut dite à l'hôtel Biron 1 II la célé-
bra dans le salon de la Rotonde, qui, pendant deux ans
encore, dut tenir lieu de chapelle, comme si Notre-Sei-
gncur avait voulu sanctifier par son séjour un lieu
où avait trôné, dans son insolente splendeur, le liberti-
nage impie du xvui'' siècle.
Deux jours après, dimanche, le divin sacrifice y fut
célébré en grande solennité par le Père Varin. Après
la messe, on lui amena le noviciat à bénir. Il s'informa
du jour de l'installation, et remarqua que c'était celui
i Paris, 10 novembre 1821.
424 HISTOIRE DE MADAME BARAT
même de la fête de saint François d'Assise. « Ah! dit-il
en souriant, voilà une maison bien riche pour la fête
d'un saint si pauvre! Ah! qu'il aimait la pauvreté! » Et
là-dessus, se laissant aller, comme à l'ordinaire, à une
effusion de cœur charmante, intarissable : « Un jour,
raconta-t-il, le bienheureux étant allé visiter un de ses
couvents, nouvellement fondé, fut scandalisé de le trou-
ver si beau : « Retirons- nous d'ici, dit-il à son compa-
« gnon, un pauvre de Jésus-Christ ne peut accepter de
« loger dans ce lieu! » Disant cela, il s'en alla tout
triste, et fut heureux de trouver quelque part une
pauvre masure, où il passa la nuit. — Cela m'a fait
penser, mes filles, que si saint François revenait parmi
vous , au premier abord il ne se plairait guère dans
cette maison de prince. Mais bientôt, et sitôt qu'il
aurait vu le quartier que vous avez choisi, il vous re-
connaîtrait pour ses sœurs en Jésus- Christ. » Il ajouta
que lui-même avait coutume de répondre aux gens qui
s'étonnaient de voir ses filles transférées à l'hôtel Biron :
« Elles y sont, il est vrai, mais elles n'y logent pas! »
L'entretien se continua, vif, gai, entremêlé de traits
spirituels et édifiants. II rappela le mot de Berchmans :
« Ma plus grande pénitence, c'est la vie commune, parce
qu'elle est le tombeau de l'amour-propre. » Il s'étendit
surtout sur le Père de Tournély et les commencements
de la Société. — « Le Père Varin parla ainsi pendant
plus de deux heures, qui nous parurent un instant, »
rapporte le Journal. Il semblait que le fondateur clait
venu transporter à l'hôtel Biron l'esprit et les plus
chers souvenirs du Sacré-Cœur '.
1 JouriKil du Auvic'utl, de IbiO au 13 décombro 1S2I. — Du 8 octobre,
page 17.
LE PENSIONNAT A L'HOTEL BIRON 425
La translation du pensionnat eut lieu le 10 octobre.
Ce jour- là, fête de saint François de Borgia, la messe
fut célébrée dans la petite chapelle de la rue des Postes
pour la dernière fois. Le Père Varin rappela briève-
ment aux enfants les grâces qu'elles avaient reçues de
Dieu dans cette maison. Il leur parla ensuite de leur
nouvelle résidence : « C'est un palais, leur dit-il avec
son éloquente originalité, mais un palais offert à Jésus-
Christ, le Pvoi des rois. Et certes, n'est- il pas juste que
nous donnions un palais à Celui qui daigna naître pour
nous dans une étable? N'est-il pas juste qu'après avoir
vu, dans nos temps, ses églises profanées, changées en
écuries, nous lui offrions des palais en réparation de
ces sacrilèges? Il y est maintenant, Il vous y appelle, Il
vous y tend les bras. Allez donc à Lui, ne faites atten-
tion qu'à Lui; tout à Lui, rien au monde, rien à la va-
nité, l'ien à la curiosité. Partez, mes enfants, et, en
mettant le pied sur le seuil , n'arrêtez pas vos yeux sur
ce que les grands du monde auront pu laisser là de
curieux et de beau. La plus grande curiosité, la plus
étonnante merveille, c'est Jésus-Christ daignant habiter
parmi nous. Jetez donc aussitôt les yeux sur le taber-
nacle , et jurez-lui amour ^ ! » Le soir même, vingt-cinq
élèves prirent possession de l'hôtel; les autres suivirent
le lendemain.
La duchesse de Berry et la duchesse d'Angoulême
les visitèrent bientôt. Le Journal, qui raconte toutes
les circonstances de cette visite princière, ne fait nulle
mention de l'humble mère Barat , tant elle savait se
cacher. « Ah! combien il faut aimer la pauvreté quand
1 Journal du Conseil, par M'"" de Gramonl d'Asler, au 10 octobre.
420 HISTOIRE DE MADAME BARAT
on habile une belle maison! cli.<ait le Père Varin; com-
bien il faut aimer l'abjeclion quand on est en rapport
avec le monde et le grand monde ' ! »
Durant ces cvcnemenls, le Conseil général avait ter-
miné son œuvre. Le 13 octobre, les élections nommè-
rent assistantes M*""' de Charbonnel, Bigeu*et Grosier.
M™''" Desmarquest, Gliobelet, Geoffroy, Deshaycs, Pré-
vost, Eugénie de Gramont, furent élues conseillères, et
la mère Ducis, secrétaire générale. Le Conseil de 1820
avait duré deux mois. Il se dispersa, laissant M"'* Barat
à l'hôtel Biron.
La voilà donc dorénavant établie dans ce palais, mais
plus humble, plus petite qu'elle n'était, il y a vingt-
quatre ans, dans sa pauvre chambre de la rue de Tou-
raine. « Ce qui fait la vertu, disait saint Bernard, ce
n'est pas la pauvreté, mais l'amour de la pauvreté...
Je veux que vous soyez non-seulement l'ami des pau-
vres, mais leur imitateur. Être l'ami des pauvres, c'est
être l'ami des rois; aimer la pauvreté, c'est être roi
soi-même ; car c'est aux pauvres en esprit, aux pauvres
volontaires, que le Seigneur a promis le royaume des
cieux ^ »
1 Journal du Conseil, par M"" de Gramont d'AsIcr, p. 12.
- <i Non enim paupcrias virlus repulatur, sed pauperlatis amor. Beali
paupercs non rébus, sed spiritu... — Volo le esse amicum pauperum, ma-
gis ;aulein imilalorem. Amicilia pauperum, regum amicos conslituit,
amor pauperlatis reges. » (S. Bernard, cpisl. 100 cl 103. — T. I, p. -iS, 49.)
CHAPITRE II
ACCROISSEMENTS DE LA SOCIETE
SOUFFRANCES DE LA MÈRE GÉNÉRALE
BEAU DÉVOUEMENT d'uNE ENFANT
1821-1825
Fondations en Amérique: la maison du Grand-Coteau. — Fondations en
France: maisons du Mans et d'Autun. — Retour des sœurs de Gand.
— Fondations à Besançon, Turin, Metz et Bordeaux. — Douleurs
de M™<= Barat : elle perd sa mère , ses anciens amis. — Elle s'en-
nuie de la terre et aspire au ciel. — Son voyage à Grenoble. — Sa
tristesse. — Désordre de celte maison. — M"*' Barat tombe mortelle-
ment malade. — Sa nièce Dosithée s'offre pour mourir à sa place.
— Mort de l'enfant, guérison de la mère générale. — Son adieu à la
tombe d'Alovsia. — Son retour à Paris.
Il était rare que la tenue du Conseil général ne fCit
pas le signal d'un nouvel épanouissement de la Société.
Le vent de la Pentecôte soufflait sur le cénacle, et
poussait les apôtres à de plus grandes choses. Ainsi
voyons -nous de noiriloreuses fondations éclore à la
suite du Conseil de 1820.
D'abord, en Amérique, la colonie de Fleurissant, tou-
jours petite, toujours pauvre, commençait cependant à
428 HISTOIRE DE MADAME BARAT
recruter quelques novices, dont plusieurs étaient des
femmes de grande espérance. M'"'' Duchesne l'attribuait
à l'intercession céleste de sa sainte nièce: « C'est depuis
la mort d'Aloysia que les vocations se déclarent. Cette
chère sœur prie pour nous. » Encouragée par ces pro-
grès, M""" Barat permit enfin la fondation d'une nou-
velle maison. Depuis quelque temps on en proposait
une dans un vaste terrain appelé le Grand-Coteau, auj:
Opelousas, à deux cents lieues environ au-dessous de
Saint-Louis. C'était un poste important dont l'occu-
pation se rattachait, pour M""" Duchesne, à tout un
plan de conquêtes. « Cet établissement, observait la
stratégie de l'ardente missionnaire , reliera Saint-
Charles à la Nouvelle - Orléans : nous tiendrons ainsi
toute la Louisiane en longueur. » L'offre fut acceptée,
et M""® Aude, nommée supérieure, partit avec deux
sœurs pour les Opelousas. « Elle a pleuré de joie, écri-
vait M""^ Duchesne , en se voyant appelée au rude hon-
neur d'élever un nouveau sanctuaire au sacré Cœur de
Jésus. » M""^ Barat lui écrivit pour l'en féliciter, et
dans quel vigoureux et sublime langage! <■<• Ayez con-
fiance, ma fille, le Cœur de Jésus vous donnera ce qui
vous manque, et votre nouvel établissement prospé-
rera. Seulement laissez-vous clouer à votre croix, ."^i
elle dépasse, bientôt vous la couvrirez tout entière et
au delà, parce que Jésus vous revêtira de lui-même; et
alors vous surpasserez toutes les choses de la terre, et
rien au contraire ne vous surpassera'. »
En France, M™" Barat recevait de toutes parts des
demandes pareilles; elle les attribuait à un accroisse-
I l'ari-, 10 lV\iicr 1«22.
FONDATION AU 3IANS
ment de dévolion pour le Cœur de Jésus. « Au sein de
nos révolutions, écrivait-elle, Dieu protège la France,
rien n'est plus évident... Soyons fidèles et prions. Un
temps consolant se prépare par la dévotion au sacré
Cœur^ »
Un ancien ami de la Société, maintenant évêque du
Mans, M^ de la Myre, offrait à M™^ Barat les restes
di?une antique abbaye bénédictine, conliguë à l'église
de Notre -Dame -du -Pré, sur le bord de la Sarthe. La
mère générale l'accepta; et la sainte M™^ de Gramont
d'Aster fut appelée de Quimper pour être supérieure
de cet établissement. On en prit possession le 21 no-
vembre 1821, en la fête de la Présentation de la sainte
Vierge. Les commencements furent pénibles et extrê-
mement pauvres. Les religieuses en furent réduites à
se nourrir d'un pain si grossier, que les mendiants eux-
mêmes n'en voulaient pas. On raconte qu'un jour, un
de ces malheureux, regardant le morceau qu'on venait
de lui donner : a Tu n'en manges pas de comme cela!
dit- il à la portière. — Si fait, mon ami, lui répondit-
elle, il n'y a que nos enfants qui en mangent du blanc; »
alors il la^ regarda d'un air stupéfait, prit le pain et la
remercia. Au sein de la misère commune, la plus pauvre
de toutes était la supérieure; elle se privait de tout, elle
ne portait que de vieilles pèlerines usées et rapiécées.
Les enfants, la voyant ainsi mal vêtue, ne pouvaient
croire que ce fût une grande comtesse, et qu'elle eût
porté jadis de belles robes à la cour de France-.
La fondation d'Autun suivit de près celle du ]\Ians : elle
1 A la mère Thérèse, 3 avril 1.S21.
2 Noies de la mère Honorine Pédol.
430 HISTOIRE DE M\DAME BARAT
eut lieu en avril 1822. On avait d'abord jeté les yeux sur
Paray-le-Monial. M"'® Barat se retira devant les droits
héréditaires de la Visitation. « Impossible de penser à
la maison de Paray ; les Visitandines la demandent pour
elles, il est juste de la leur céder, et M^' d'Autun tra-
vaille à la leur rendre'. » L'établissement offert par
M^ de Vichy aux Dames du Sacré-Cœur était un autre
couvent de la Visitation, celui qu'avait fondé, en 1024,
M'"*' de Chantai elle-même. C'est là que la sainte
avait établi pour première supérieure la jeune mère
Hélène de Chastellux, à qui elle recommandait « d'y
planter, comme en un petit parterre, la très-sainte et
très-douce charité, et la très-humble simplicité. » Le
jardin conservait le gros arbre sous lequel M"'"" do
Chantai avait coutume de s'asseoir pour faire ses con-
férences; la sacristie possédait plusieurs ouvrages de
ses mains ; on montrait encore sa stalle dans la cha-
pelle; on y gardait aussi le tombeau de M""" de Tou-
longeon, sa fille. On rapportait que ces murs s'étaient
élevés au son de concerts extraordinaires qui sem-
blaient venir du ciel. Mais plusieurs fois profané par la
révolution, le monastère n'offrait plus aujourd'hui que
des décombres. M'"" Barat y envoya la mère de Char-
bonnel pour les premiers travaux. « On lui donne une
grande maison et quelque peu d'argent, mais c'est tout,
écrivait la mère générale. Pour le reste, elle s'en tirera,
dil-cllc, avec de la paille. Quelle excellente mère-! »
jM"'° Barat désigna comme supérieure d'Autun la
mère Victoire Paranque. Deux élèves d'ospcrance ,
« A la mère Tlieièsc . 12 juin l^^v'l.
2 A la mère Geoffroy, 17 avril ia-22.
FONDATION A AUTUN 431
Elisa de Mac-Mahon et Agiaé Varin, nièce du fonda-
teur, toutes deux appelées à entrer dans la Société,
commencèrent le pensionnat. On ouvrit aussi une école
des pauvres. Dans les décombres de l'église, se trouvait
une statue de la Mère de Dieu portant son fils dans ses
bras. On racontait qu'un jour, pendant la révolution,
un forcené ayant tiré sur l'imago fleurdelisée de la
Vierge divine, on avait vu aussitôt l'Enfant, détournant
la tète, prendre l'attitude d'effroi et d'indignation qu'il
conserve encore. La statue fut placée dans la petite
école, où Marie signala bientôt sa protection sur ses
pauvres enfants ^ M"'° Barat ne tarda pas à aller visiter
un lieu consacré par de si pieux souvenirs.
A peine fut- elle de retour, que Dieu lui accorda la
plus désirable comme la plus inattendue des consola-
tions. Depuis sa séparation d'avec la Société, la maison
de Gand avait passé par de rudes épreuves. Le gouver-
nement des Pays-Bas l'avait persécutée, dissous son
pensionnat, dispersé sa communauté. Dans cette extré-
mité, une des principales mères. M""® de Limminghe,
se ressouvint du Sacré-Cœur. A la fin de l'année 1823,
elle arriva à Paris, où, après une grande retraite de
trente jours, elle fut réintégrée dans la Société par
j^jmc J3apat. Heureuse de l'accueil qui venait de lui être
fait, elle pressa sa supérieure, M*"" de Pcîiaranda, de
venir faire elle môme l'expérience de la bonté de leur
ancienne mère. Celle-ci y vint, en effet, au commence-
ment de janvier 1823, avec son assistante, M"^" Henriette
Coppens. Elles se jetèrent aux genoux de ]\I'"" Barat :
1 Lors de la suppression de la maison d'Aulun, la statue fut transpor-
tée au Sacré-Cœur de Moulins, où elle est honorée sous le nom de Notre-
Dame-des-Miracles.
432 HISTOIRE DE MADAME BARAT
« Ah! que ne rcvicnncnt-clles toutes! » s'écria la clé-
mente mère en les embrassant. Dix-sept religieuses de
Gand suivirent cet exemple ^ Celles qui étaient entrées'
depuis la séparation refirent leur noviciat. Les autres,
et à leur tête, M""" de Penaranda, furent bientôt reçues
professes du Sacré-Cœur, en présence du Père Varin.
« Il a fait un discours charmant et tout à fait analogue à
la circonstance, raconte M""^ Barat. 11 a fini en prédisant
aux nouvelles religieuses qu'elles seraient les instru-
ments du Cœur de Jésus, pour porter un jour son Insti-
tut en Belgique; c'est probable! » Puis, admirant com-
ment cette réunion s'était accomplie d'elle-même, sans
que personne y eut travaillé que Dieu seul : « Disons
donc, concluait-elle, que cette petite Société est son
œuvre. Que de raisons pour nous d'en être persua-
dées^! » La mère de Penaranda devint bientôt supé-
rieure de la maison de Beauvais.
Plaçons encore ici, pour n'avoir pas à y revenir,
les fondations de Besançon, de Turin, de Metz et de
Bordeaux,
Celle de Besançon se fit en 1823. M^' de Pressigny
l'avait vivement désirée. Un jeune conseiller à la cour
de cette ville, M. Charles de Tinseau, vint à Paris en
conférer avec la mère Barat. Le legs d'une pieuse
dame, M'"'' de Mesmay, joint à une souscription ouverte
dans le diocèse, permit d'acheter « l'hôtel du gouvcrne-
1 Les autres religieuses dcmeuroronl en Belgique, où, soua la comluile
de M"'" Agnès Verhelle, en religion mère Agnllie, elles purent reconsti-
tuer leur Congrégalion do Dames de l'Instruction chrétienne. C'est une
Société très-édiliante, approuvée par le Pape en 1827, cl encore en pos-
session do plusieurs o.\collente3 maisons dans les Pays-Bas.
2 A M'"" Prévost, 2'i janv. 1S23.
FONDATIONS A DESANÇON ET A TUULN 433
ment », belle maison du xvf siècle, bâtie par le cardi-
nal de.Granvelle, et dont la mère de Charbonnel vint
prendre possession le 31 juillet, fête de saint Ignace. A
quelques mois de là, la mère générale y envoya comme
supérieure M""^ de Rozeville, à qui elle adressa de pré-
cieux avis qui se terminent ainsi : « Que votre confiance
en Jésus soit sans bornes. Tous les jours, à vêpres, la
bénédiction de votre mère s'étendra sur vous et sur
votre famille ^ »
La fondation de Turin fut due au zèle pieux du roi
Charles-Félix, de la reine Marie -Christine, et d'une
femme dont le iiom rappelle toutes les vertus, la mar-
quise de Barol. Un ancien et beau couvent, entouré de
grands cloîtres, nommé le Crucifix, fut cédé au Sacré-
Cœur; et le 23 août 1823, M""^ Bigeu y installa une
colonie , au grand contentement de la cour et de -la
ville. Il est vrai que cette mère eut pendant quelque
temps à souffrir des préventions du vénérable arche-
vêque, ]\P'' Colombo Chiaverotti. Ancien camaldule, il
n'y avait pour lui de véritables religieuses que les reli-
gieuses cloîtrées. Puis, tout ce qui venait de France
était suspect à ses yeux. Il laissa sans aumônier les
élèves et les sœurs. Il leur avait permis toutefois
d'avoir la messe et de garder Notre-Seigneur dans leur
tabernacle. « Que voulez-vous de plus, disait la mère
Bigeu à sa communauté , ne possédons-nous pas Jésus-
Christ? Il tient lieu de tout le reste. »
A Metz, les religieuses d'une petite congrégation,
appelée de Sainte-Sophie, conjuraient le Sacré-Cœur de
rendre à leur Société une vie près de s'éteindre. Cette
1 Paris, 4 janvier 1824.
.1. — 28
43i HISTOIRE DE MADAME BARAT
fois la mère générale hésita : tant de fondations nouvelles
commençaient à effrayer sa circonspection. Ce que le
monde appelle initiative personnelle ne fut jamais une
vertu des saints: « Nous n'avançons que forcées, disait
la supérieure, c'est à ce signe que nous connaissons
la volonté de Dieu. » Elle fit part de ses appréhen-
sions au Père Varin. Le Père Tencouragea à se con-
fier en Dieu : « Je sens bien, ma chère mère, qu'il y
a de quoi s'effrayer de cette dilatation trop rapide de
votre Société. Mais d'un autre côté il me semble
que vous aurez toujours une réponse toute prête à don-
ner à Notre-Seigneur, et que vous serez en droit de
lui dire : Mais, Seigneur, c'est vous, c'est votre Pro-
vidence qui paraissait nous poursuivre, et qui nous for-
çait la main*. »
La réunion s'accomplit; dix-huit dames de Sainte-
Sophie reçurent Thabit de l'Institut. La maison qu'elles
occupaient avait été, disait-on, sanctifiée autrefois
par la présence de sainte Colette. Avec quelle fidé-
lité et quels fruits le Sacré-Cœur l'occupa cinquante
ans, c'est ce qu'attestent aujourd'hui les regrets des
catholiques; c'est ce qu'attestaient aussi hier, à leur
manière, les nouveaux maîtres du pays, lorsque, chas-
sant de Metz ces pacifiques religieuses, ils n'en don-
naient d'autre raison que le grave et double crime de
« travailler à la déification du Pape et de la France »,
c'est-à-dire d'être trop bonnes catholiques et trop bonnes
Françaises.
A Bordeaux, une réunion du même genre était
depuis longtemps demandée par la communauté de
t liolo, -■> iii>vcinbre l^J.i.
FONDATIONS A METZ ET A BORDEAUX 433
]yjmes Vincent. Dans leur empressement, celles-ci avaient
cru avancer les affaires en s'altribuant les règles, le
costume et même le nom de la Société. C'était une usur-
pation contre laquelle on conseillait à M"® Baratde faire
agir l'autorité de M^ Frayssinous. La mère générale en
jugea avec bien plus de calme et d'élévation. « Quant à
moi, écrivait-elle à la mère Emilie, sans le scandale qui
eût pu résulter de ces deux autels élevés l'un contre
l'autre, je les aurais laissées libres sans m'en inquiéter.
Je pense là-dessus comme votre mère Geoffroy : Dieu
est le père de tous. J'aime à le voir aimé et glorifié par
tous ceux qui le veulent. On croit et on répète que nous
devons soutenir nos droits. Hélas! c'est ainsi qu'on se
trompe : que d'abus se glissent dans l'Église sous ce
prétexte! Mieux vaut se réunir! Priez et faites prier
pour cette importante affaire ^ »
Elle-même partit pour Bordeaux, afin de s'entendre
avec M°"^^ Vincent. Ce voyage pénible fut cependant
consolé par d'heureuses rencontres. A Orléans, elle
revit M^ de Beauregard. « Quel véritable ami, qu'il
nous est attaché! c'est sur sa table que je vous écris.
Qu'il est donc bon et simple ! Mais son âge s'avance.
C'est ainsi qu'hélas! dans quelques années, nous au-
rons bien des pertes à déplorer. Heureusement que
ces bons vieillards sont des saints, et que nous-même
voulons l'être. Nous avons donc l'espérance de nous
voir réunis un jour "^ »
A Poitiers, la mère générale ressentit une vive joie
en se retrouvant avec la mère Grosier dans le jar-
1 Paris, 18 avril 1823.
2 A M"'« E. de Gramont. Orléans , lo mai 182o.
436 HISTOIRE DE MADAME BARAT
dia des Feuillants, paré des Heurs de mai, «et où,
comme elle récrivait, elle marchait au milieu de fraises
rouges à faire plaisir. » A Blaye, elle fut reçue avec
empressement dans une des maisons de M'"''" Vincent;
mais leur bon accueil manquait de simplicité. « Je suis
ici sur le grand ton, écrit-elle, ce qui m'ennuie. A peine
étais-je arrivée, que le médecin est venu bien vite savoir
comment je me trouvais, et si je n'avais pas besoin de
lui. Je l'ai remercié aussitôt. Vous savez combien j'aime
toutes les cérémonies ^ »
De Blaye, un élégant bateau, la Marie -Thérèse, la
porta à Bordeaux, où ses filles l'espéraient depuis la
réunion de M""" de Lalanne. « Nous aurons donc noire
mère, écrivait l'une d'elles, M"" Cécile Camille, et avec
elle vont nous arriver tous les biens. Je ne suis pas
Salomon , mais elle est notre sagesse -. » — « Je suis très-
])ien dans cette chère famille de Bordeaux, témoignait
^jme 3arat. Elles paraissent si franchement heureuses de
revoir leur mère! » Il n'y eut pas jusqu'aux plus simples
créatures qui ne lui fissent accueil à leur manière. « J'ai
ici, écrivait-elle, un petit agneau qui ne me quitte pas,
il fait autant de mouvements que moi. Pendant que nous
sommes à l'église, il bêle à toucher les cœurs les plus
durs. J'aurai bien du chagrin à le laissera »
La réunion de M""" Vincent avec le Sacré-Cœur fut
enfin conclue. « C'est pour l'amour de Dieu, écrivit la
mère Barat; car le penchant de la nature ne s'y trouve
1 A M"" de Granionl. P-layo, tin mai 182.'j.
'■i Dilexi sapienliam..., vencrunl autem inilii omnia bona pariter cuin
illa. [Sap., VII, 11.)— Honleaux, 4 mars 182'i.
.1 A M'"' de Gramont. Bordeaux, 20 juin 18*2.*).
VOYAGE A BORDEAUX 437
nullement. Au fon.d, cependant, ces dames sont meil-
leures que nous, et il règne chez elles une très -grande
ferveur. Je veux faire par -dessus tout la volonté de
Dieu^ «Désormais la Société eut donc à Bordeaux deux
établissements : celui du Sablonnât, laissé sous la con-
duite de M""® de Lalanne; celui de Sainte -Eulalie, sous
la direction de M'"*' Vincent.
Voilà l'œuvre. Maintenant à quel prix la mère géné-
rale achetait -elle ces accroissements de sa Société?
C'est ce qu'il importe de voir. De telles œuvres ne sont
pas le fruit de l'industrie humaine : ce sont des fruits
produits par la sève de la grâce sur l'arbre de la croix.
« Quand je serai élevé de terre, j'attirerai tout à moi, »
a dit le Seigneur. Le détachement de la terre, l'élé-
vation de l'àme, l'union à Jésus-Christ, à son Cœur, à
sa Croix : telle fut toujours la loi et la condition pre-
mière des conquêtes des saints. Nous retrouvons ici
cette puissance divine; et dans l'intervalle des faits que
nous venons de rapporter, se placent des événements
d'un ordre supérieur, qui jettent une grande lumière
sur l'œuvre et sur l'âme de M""® Barat.
En 1822 , la mère générale avait fait la visite de ses
trois maisons de Grenoble, de Lyon et de Chambéry,
puis de celle d'Autun. De là elle revint par Joigny, à
la fin de septembre. « Les' vendanges se font à force,
écrivait-elle à son neveu. On nous attendra pour les faire
sur notre montagne. Elles me rappelleront quelques-
uns de nos vieux souvenirs. Mais comme tout change,
tout passe! Aussi, mon ami, je vous souhaite de ne
1 Poitiers, 18 mai, et Bordeaux , 12Juin 1825.
438 HISTOIRE DE MADAME BARAT
voir, ainsi que nous, la terre que comme un lieu
d'exilé »
Cette tristesse chrétienne, amère et fortifiante, était
inspirée à M'"*' Barat par les vides que la mort faisait
alors autour d'elle. A Joigny, par exemple, tout était
bien changé : sa maison était déserte , sa mère n'y
était plus. Cette excellente femme, qui l'avait tant ai-
mée, était morte au mois de juin de cette même an-
née 1822 , entre les bras de son fils. « Ma pauvre
mère souffre beaucoup, écrivait M""* Barat à la mère
Thérèse; mon frère est auprès d'elle, afin d'adoucir
ses derniers instants^. » Quant à elle, elle se refusa
une consolation que désormais la règle ne lui permet-
tait plus, donnant à ses filles l'exemple du sacrifice le
plus généreux qui soit dans la vie religieuse. Le 27, elle
écrivait à cette même amie : « Le bon D.ieu a terminé
les longues et douloureuses souffrances de ma pauvre
mère, en l'appelant à Lui dans la nuit du 21. Faites
prier pour son âme : c'est la seule consolation que je
puisse avoir dans une si grande peine. »
D'autres coups multipliés aficrmissoient son âme
dans l'ennui de la terre, l'amour de Dieu seul et le
désir du ciel. L'année précédente, M. Montaigne mou-
rut. « Nous venons, écrivit- elle, de perdre le Père
Montaigne. C'est un protecteur de plus pour nous au
ciel. 11 est le seul ami qui ait connu le fond de mon âme.
Je sentirai longtemps le vide de sa direction. Dieu seul
donc! 11 veut notre cœur. Lui seul, et sans mélange^. »
A moins d'un an de là, c'était M. Bichoron que Dieu
« Lyon, 22 août 1822.
a l'nris, 12 juin 1822.
:i A M"" Km. Uiraud, 21 ni;u> 1821.
SON ENNUI DE LA TERRE 439
rappelait à Lui. « Quelle vie que celle que nous me-
nons! écrivait-elle à la mère Prévost; quand on a passé
la moitié de sa carrière, on n'a plus que des pleurs à
donner à ses amis. On voit tout disparaître à ses côtés.
— Ah! ne soyons qu'à Dieu, disait- elle à une autre, et
soyons toute à Lui, à la vie, à la mort. Notre lampe
jusqu'ici ne jetait qu'une faible lueur, mêlée d'ombre,
parce que nous n'y versions qu'une huile altérée par
un mélange impur. Qu'au moment de s'éteindre , elle
jette une clarté plus vive, qu'elle échauffe davantage;
c'est-à-dire, ma fille, débarrassons-nous de tout ce qui
tient à la terre, afin d'aimer notre Dieu purement et
généreusement, et de n'être qu'à Lui^ »
Une oblation si pure fut agréée par le Ciel. Bientôt
vint l'heure de l'immolation; et elle eût été consom-
mée, semble-t-il , sans un de ces dévouements ré-
dempteurs que l'on voit apparaître quelquefois comme
un mystère de l'autre monde, dans l'histoire des saints.
jyjme gapat gtQJt (Je retour à Paris depuis quatre mois
seulement, quand des affaires difficiles la rappelèrent à
Sainte-Marie-d'en-Haut. Je ne sais quoi lui disait que
cette montagne de Grenoble allait être son Calvaire. Le
18 décembre, elle mandait à M""^ Geoffroy : « Ma nature
répugne extrêmement à ce voyage, dans une saison si
rude, prévoyant tant d'ennuis et le reste. Je rabats
cette répugnance, par la pensée de l'étable et du voyage
de Marie. Cette misère n'est que pour le corps, mais le
reste est bien plus pénible : Fiat!... » Un mois après,
sa crainte n'avait fait que redoubler : « Je recommande
1 A M"» du Chastaignier, Paris, 1" décembre 1822. C'est la belle pa-
role de saint Augustin : « Minus te amat, o Deus, qui tecum amat quod
propter te non amat. » [Aug. Confes., lib. X, cap. xxix.)
440 HISTOIRE DE MADAME BARAT
ce voyage à vos prières, ma mère, écrivait-elle à la
même. Mon cœur est triste, il pressent d'avance ce qu'il
aura à y souffrir. A l'exemple de saint Martin, non re-
cuso laborem. Vous entendez ce latin : mais la nature
en frémit ^ »
Enfin, au milieu de février, M""® Barat partit. Son
cœur était brisé : elle allait renouveler la maison de
Grenoble, remédier au désordre de ses affaires tempo-
relles, à celui, plus grave encore, de son gouverne-
ment, déplacer la mère Thérèse, et se condamner peut-
être à contrister le cœur pour lequel elle se sentait le
plus d'admiration et de tendresse ^
La mère Thérèse était du ciel bien plus que de la
terre. Émule de M'"° Barat lorsqu'il s'agissait d'aimer
Notre-Seigneur Jésus -Christ et de s'élever à Lui, elle
ne savait pas, comme elle, descendre et s'asseoir sur le
terrain positif de l'administration , où elle demeurait
vague, spéculative, indécise, abstraite. Sa maison s'en
ressentait. Emportée par son zèle, elle avait agrandi les
jardins de Sainte -IMarie par l'achat de la carrière et du
terrain qui s'élève sur le Mont-Rabaud. Tout s'était
transformé. Des murs de soutènement, des rampes,
des contre-forts avaient été construits à grands frais
dans la montagne. On y avait adossé une chapelle,
on avait agrandi ou bâti des dortoirs , embelli la
grande église. Pendant un an entier, chaque soir, le
son de la cloche convo(iuail à une instruction faite par
i Paris, 31 janvier 1823.
2 La correspondance de M™«,Baral avec la more Thi-rose n'a pas été
conservée depuis le 3 aoiM 1822 jusqu'au 29 octobre 18W. Celle lacune
de vinRl cl un ans comincnçanl précisëmenl à l'époque des pénibles af-
laires de (irenolile. nous prive do lire ici les consolations de M'"' Haral
!i la chère 111 le qu'elle était forcée de contrister.
MAUVAIS ÉTAT DE GRENOBLE 441
une des Dames, la fourmilière d'ouvriers maçons, mi-
neurs, terrassiers, chez qui cette prédication produi-
sait de grands fruits. La mère Thérèse triomphait ,
Dieu était glorifié : que fallait-il de plus? Mais, sans
qu'elle s'en doutât, les dettes s'amoncelaient, et un
effroyable gouffre se creusait sous ses pas. M""' Barat
s'en aperçut; elle poussa aussitôt un long cri de dé-
tresse. « Ah! que j'ai de chagrin ici! mandait-elle dans
une lettre; cette maison est criblée de dettes. La voilà
pour dix ans à la torture et à la gêne! » — « Ah! que
l'on doit craindre les dettes! écrivait- elle encore; c'est
la perte de l'esprit religieux; les suites en sont ef-
froyables ! »
M"" Barat était encore plus affectée, « renversée »,
comme elle s'exprimait, de l'état du spirituel. Surtout
depuis la mort de son Aloysia, la mère Thérèse se con-
sumaiten impatientes ardeurs pour le ciel, mais sans re-
garder assez du côté de la terrée Dans la communauté
les âmes restaient sans guide, la direction était sans
suite, la correction sans mesure. Dans le pensionnat,
l'éducation languissait faute de discipline. La clôture elle-
même n'était plus protégée. Pour favoriser la dévotion
publique envers la pieuse Aloysia, on ouvrait à tout le
monde l'accès de la maison avec celui de son tombeau ;
on donnait à ses miracles une publicité plus téméraire
encore, en dépit des sages conseils de la mère générale :
« Vous vous ferez tort ainsi; tâchez donc de vous retirer,
et de rentrer dans l'oubli et dans la solitude. Si le bon
Dieu veut glorifier sa fidèle servante, il le fera de ma-
nière à confondre ses ennemis : sinon, que sa volonté
1 V. Paris, 2o mars 1821 el lellres suivantes.
m HISTOIRE DE MADAME BARAT
soit faite et non la" nôtre'. » Mais en vain M""" Barat
adressait-elle à sa chère Thérèse ces leçons maternelles,
fort sévères parfois : elle n'était pas comprise. Il lui
fallait cet exemple pour lui montrer comment, faute de
certaines qualités pratiques essentielles, une maison
peut périr, môme entre les mains d'une sainte.
Toutes ces peines lui pesaient d'autant plus que,
par un excès de charité, elle craignait d'en décharger
son cœur auprès de ses amis et de ses assistantes. Le
Père Varin la reprit de cette discrétion, qui était une
faute: « J'ai appris par votre dernière lettre à la mère
de Charbonnel, que vous n'osiez pas dire tout ce que
vous souffriez, lui écrivit-il. Vous dirai-je que vous
concentrez trop vos peines dans voire coHir? C'est
pour vous une vieille habitude, mais aussi voilà le
glaive qui use le fourreau. Ah! que ne m'est-il donné,
comme à votre plus ancien ami, et au plus dévoué dans
le Seigneur, de pouvoir apporter à votre âme quelque
consolation ! Rien n'est plus juste , en effet; et personne
ne doit plus compatir à vos souffrances que celui dont
Dieu a voulu se servir pour vous jeter sur une mer où
vous avez été continuellement en butte aux orages. Je
ne me contenterai donc pas de vous dire comme tou-
jours : Courage et confiance! mais puissé-je obtenir de
notre bon Maître qu'il vous en remplisse, et qull vous
rende doux et léger le joug qu'il vous a imposé, cl que
vous portez pour son amour-. »
M""* Barat était une de ces natures délicates, extrê-
mement sensibles, dont l'^énelon dis^ail : « l>ieu a mis
1 Paris, 19 mars \h22.
2 Ibid., l(t mars 1823.
SA SOUFFRANCE MORTELLE i43
dans voire tempérament un grand trésor, en y met-
tant de quoi brûler à petit feu et mourir à toutes les
heures du jour. Ce qui échaufferait à peine les autres,
vous enflamme et vous consume jusque dans la moelle
des os^ » Elle-même s'en rendait compte : « Ma santé,
confiait-elle à la mère Prévost, ma santé a été ébranlée
par le voyage, et peut-être aussi par les ennuis que j'y
ai éprouvés. Fiat! toujours Fiat! Le bon Dieu veut nous
apprendre qu'il peut agir sans nous. C'est alors que
tout va mieux, et si quelque bien se fait, je serai bien
forcée de ne l'atlribuer qu'à sa bonté et à sa miséri-
corde ^ »
Espérant tromper son mal, M"^ Barat se mit au tra-
vail avec une sorte d'activité fiévreuse. « Dieu aidant,
nous irons. Je n'ai rien fait encore, mais j'ai vu, j'ai
dressé mon plan, je l'ai mûri dans la prière: j'ai la con-
fiance que tout s'arrangera à peu près, et selon les
instruments si faibles que nous avons dans cette maison
de Grenoble ^. »
Cependant l'hiver se prolongeait; la montagne était
couverte de neige, la vallée en était pleine. M ""^ Ba-
rat souffrait beaucoup de cette rude saison; sa poi-
trine était déchirée, sa respiration haletante. Elle ne se
plaignait pas, mais elle se sentait frappée, et plus que
jamais on voyait dans ses lettres que sa pensée se
portait vers le ciel, dont elle se croyait proche. « Pour
nous, écrivait- elle à son neveu, le 15 mars, nous ai-
mons à oublier tout ce qui tient à cette terre, et à pen-
ser au ciel, où tout nous annonce que nous allons re-
1 Fénelon , lettre xcvii.
2 Grenoble, 18 mars 1823.
3 A M"'« Eug. de Gramont. Grenoble, 22 février 1823.
m HISTOIRE DE MADAME BARAT
lOLirncr bienlùl. C'est à ce souvenir que je vous laisse,
mon ami. Lorsqu'on est éloigne, on aime à se réunir en
esprit où Ton devra se trouver heureux un jour'. »
Cinq jours après celte lettre , la souffrance s'était
aggravée à ce point, que les médecins déclarèrent que
la mère générale était dans un péril mortel. De toutes
paris, les maisons de la Société se mirent en prière.
Les enfants, de leur côté, levèrent les mains vers le
Seigneur. A Amiens, l'une d'elles, qui touchait de près
à M*"^ Barat, eut l'inspiration de faire davantage: elle
offrit à Dieu le sacrifice de sa vie pour le salut de la
supérieure. Dieu l'agréa, elle mourut, et sa mort, rap-
prochée de la guérison de celte mère vénérée, présente
avec elle de trop frappantes coïncidences, pour qu'on
n'ait pas le droit d'y voir une de ces généreuses sub-
stitutions , qui sont le plus grand acte d'amour que
l'exemple de Dieu ait enseigné aux hommes.
Nous avons déjà vu quelle affection sans faiblesse
M""' Barat avait vouée à sa famille. Elle avait fait donner
une belle éducation à ses deux neveux, Louis et Sta-
nislas. L'un était prêlre, et rêvait de s'embarquer pour
les missions; l'autre venait d'obtenir, par le crédil de
sa tante, un emploi honorable au ministère des finances.
Ses nièces avaient été élevées sous ses auspices : l'une ,
Sophie, venait de prendre le voile au noviciat de Paris;
deux autres étaient professes dans la Société; la sixième
cl dernière, Dosithée Dusaussoy, âgée de quatorze ans,
élait pensionnaire à la maison d'.\miens. C'était une
enfant d'une intelligence rare, d'un caractère généreux,
d'un cœur ard<'nt, et en tout si bien douée, que le Père
• firt'Kohlf, I.") rii.irs 1H23. A M. Stanislas Dusaussoy.
DÉVOUEMENT DE SA NIÈCE DOSITHÉE 415
Barat, heureux de retrouver en elle « sa petite sœur »
d'autrefois, rêvait déjà de la conduire par les mêmes
sentiers. « Vous rirez, écrivait sa tante à M"^ Prévost,
supérieure d'Amiens, vous rirez du conseil que mon
frère donne à Dosilhée de lire Rodriguez! Cette petite
est pleine de sentiment ; c'est un cœur excellent et fait
pour Dieu. J'espère que nous l'aurons* ».
Dieu la voulait à Lui, mais d'une autre manière. La
nouvelle de la maladie de sa tante avait jeté Dosithée
dans une grande agitation. Entendant autour d'elle
redouter et déplorer la perte dont la Société se croyait
menacée, la brave enfant dit un jour à ses compagnes
et ses maîtresses : « Et moi, en quoi suis-je utile à la
gloire de Dieu ? Je vais lui demander de mourir à la
place de ma tante, et je le prierai avec tant de ferveur
qu'il m'exaucera, j'espère. »
Le dimanche du Bon- Pasteur, où l'Évangile nous
propose l'exemple de Dieu donnant sa vie pour ceux qu'il
aime, l'enfant fit la communion avec une vive ardeur,
et renouvela son offrande. Elle se portait bien alors, la
fièvre la prit; elle fut mise à l'infirmerie; mais rien de
grave ne s'annonçait. On fut lui dire à son lit que sa
tante allait mieux : « Si ma tante va mieux, je pourrai
aller plus mal, » dit la jeune malade. On ne comprit
pas ce que voulaient dire ces paroles. Une de ses com-
pagnes étant venue la visiter : « Allons, embrassons-
nous, ce sera pour la dernière fois, » lui dit-elle en la
quittant. Son amie s'étonna et ne fit que rire de cet
adieu , que rien ne justifiait. La malade ayant reçu la
visite de ses maîtresses et de la mère Prévost, elle les
1 Paris, 7 juillet 1822.
446 HISTOIRE DE MADAME BARAT
embrassa avec une surprenante expression de ten-
dresse. Cependant la maladie semblait plutôt céder;
on la croyait détournée, lorsque, le samedi, 3 mai, le
délire se déclara ù la suite d'un vomissement. On fut
consterné; ses compagnes se mirent en prière : elles
demandèrent à Dieu de lui rendre, au moins, assez de
connaissance pour qu'elle pût se confesser. Elle la re-
couvra, en effet, pendant quelque temps. Le Père
Druilhet lui donna une dernière absolution et l'ex-
trême-onclion. La pauvre enfant, sans parole, montrait
au Père sa bouche, pour exprimer son désir de rece-
voir la communion; mais le délire recommença, et le
lendemain, 4 mai, à quatre heures du malin, Dosithée
rendait à Dieu l'âme qu'elle lui avait offerte en sacri-
fice ^
Immédiatement Dieu lui en paya le prix : M""" Barat
était guérie. Le jour même de cette mort, 4 mai 1823,
M. le docteur Bilon, professeur et secrétaire de l'aca-
démie de médecine de Grenoble, écrivait en ces termes à
M. le docteur Terrai, médecin de la maison d'Amiens :
« Après quarante- cinq jours de maladie, et plusieurs
crises incomplètes, IM""" Barat est enfin en convales-
cence. Déjà j'ai permis quelques légers aliments; déjà
la malade est restée levée près de deux heures; et, à
moins d'un accident que rien ne m'autorise à craindre,
bientôt M""' Barat sera rendue aux vœux de ses com-
pagnes, comme à ceux de toutes les personnes qui la
connaissent : la maladie est donc terminée. Je suis heu-
reux de vous l'annoncer, et de vous offrir l'expression
> V. I.rllrr cirrul., «'crilo par le» élèves dWmions à la mort de Uosi-
lliée. — V. aussi \a Notice circuljirc sur M"" l'rcvosi, p. ITi.
SA VIE EST RACHETÉE 447
de la considération distinguée de votre dévoué con-
frère ^ »
Le rapprociiement entre la date de cette lettre et le
jour de la mort de Dosithée fut un trait de lumière
pour M""^ Prévost. Voici en quels termes elle en écrivit
à M""" Aude : « Notre mère est aujourd'hui en pleine
convalescence d'une maladie de quarante-cinq jours.
Nous avons bien failli la perdre ; tout même nous le fai-
sait craindre. Mais Dieu a écouté nos prières, et reçu le
sacrifice de la plus jeune de ses nièces, qui, apprenant
que sa tante était à la mort, s'offrit au Seigneur pour
mourir à sa place, disant qu'elle était inutile à la gloire
de Dieu. Elle est morte à Amiens, le 4 mai dernier; et
dès ce jour- là même le médecin de Grenoble, qui ne
savait rien, a déclaré que la maladie de notre mère était
terminée, et qu'il pouvait, pour la première fois, en
donner l'assurance^. »
Pendant ce temps-là le Père Varin était en Espagne.
L'ancien soldat prêchait des missions à nos troupes au
pied du Trocadéro, lorsque ces nouvelles lui furent ap-
portées. Le 29 juin, il était de retour à Paris. Étant
venu, ce jour-là, faire visite à ses filles, le serviteur de
Dieu les salua par ces mots: « Dieu est bon! mes filles,
plus que jamais, aujourd'hui, il faut répéter: Dieu est
bon! Quelle parole convient mieux que celle-là, après
les grandes épreuves que nous venons de subir? Per-
sonne ne les a portées plus douloureusement que moi,
qui, à deux cents lieues de vous, vous savais sur la
croix; non, vous n'avez pas pu souffrir autant que moi ;
1 Lettre autogr. du docteur Bilon. Arch. du Sacré-Cœur.
2 A M™» Aude. Paris, 18 juin 1823.
il8 HISTOIRE DE MADAME BARAT
mais, au scia de celle souffrance, je rcpélais encore
du fond du cœur : Dieu est bon^!... »
Cependant, à la nouvelle du danger de leur mère,
M"""' de Charbonnel et Eugénie de Gramont étaient
accourues de Paris. Elles aidèrent M""* Barat à con-
clure les affaires qui l'avaient conduite en ce lieu,
ce C'est par une espèce de miracle que je n'ai pas
succombé à la peine de voir l'état de la maison de
Grenoble,» mandait-elle plus tarda M""* Duchesne-. La
môme lettre annonçait que M™* Victoire Paranque était
supérieure de celle maison , et qu'il « y avait déjà du
mieux pour tout. La bonne mère Thérèse était placée à
Quimper, où elle faisait merveille, ne se mêlant ni du
temporel ni du pensionnat , auxquels était préposée
M""' Olympie Rombau, qui gouvernait bien l'un et
l'autre. »
Avant de quitter Grenoble, M"^ Barat se rendit au
tombeau de sa fille Aloysia pour lui demander un der-
nier et étrange service. On se souvient de ses alarmes
en apprenant le concours qu'attiraient dans la maison
les miracles opérés par cette sainte amie de Dieu. Elle
avait entendu, entre autres, le Père Roger lui en faire
de rudes plaintes : « Ma mère, qu'est-ce que j'entends
dire? Votre Aloysia qui se mêle de faire des miracles!
Voilà l'orgueil qui va perdre toutes vos religieuses. »
La supérieure s'était excusée en disant qu'elle n'y était
jiour rien. Mais le prétendu péril de la chère humilité
ne lui laissa plus de repos. Elle alla dune prier la pieuse
Ihaumalurge de coupercourt à des prodiges qui jetaient
' Hccueil lies hislrucltous ilti P. l'arin , gros iii->, p. 512.
- r.iriîf, îi (It-combro \i>Z\.
GRENOBLE EST RECONSTITUÉ ^49
trop d'éclat sur la Société. La fille obéit docilement à
sa mère, car les miracles cessèrent immédiatement*.
A la fin du mois de maij la supérieure put être rame-
née à Paris. Celle qui s'était crue si près d'atteindre le
but n'était encore qu'au milieu de sa course. Elle allait
s'y élancer avec une nouvelle ardeur : « Priez et faites
prier, écrivait- elle peu après à M"'" Duchesne, afin que
j'emploie mieux la vie que le Seigneur vient de me
rendre-. » — Il est bon , dit Fénelon , d'aller aux portes
de la mort; on s'accoutume à faire ce qu'il faudra faire
bientôt. On doit mieux se connaître quand on a été si
près du jugement de Dieu et des rayons de la vérité
éternelle. 0 que Dieu est grand, qu'il est tout, que nous
sommes rien, quand nous sommes si près de lui, et que
le voile qui nous le cache va se lever ^ ! »
Nous savons déjà comment M""^ Barat employa les
forces qui lui étaient rendues. Nous l'avons vue fon-
der les maisons de Besançon, de Turin, de Metz, et
enfin de Bordeaux, où elle passa Tété de 1825, visitant
sur sa route ses filles de PoiLiers et de Niort. Le 28 juil-
let, elle était de retour à sa maison de Paris. C'est là
que, toujours plus humble à mesure que le monde l'en-
toure de plus grands hommages, elle va compléter
l'œuvre de sa Société, en jetant par ses préceptes, et
surtout son exemple, les solides assises de l'éducation
chrétienne dans le pensionnat de l'hôtel Biron.
' Interrogée un jour sur la vcrilé de ce fait par la mère Desmarquesl,
M'"« Baral parut d'abord embarrassée, et garda le silence. Puis, éludant
la question, elle répondit que, « de vrai, elle avait désiré voir cesser
un concours qui contrariait le bon ordre de la maison de Grenoble. »
2 Paris, 22 juin 1823.
3 Fénelon. LeUre LXXXIX^. Œuvres, t. V, p. 33.
I. — 29
CHAPITRE III
LE PENSIONNAT DE L lluTEL BIHON
M'"^ BARAT ET LES ENTANTS
Mgr Frayssinous et sa véiiéralion pour M""= Barat. — La princesse de
Bourbon. — La faveur royale à l'hôlel Biron. — La noblesse au pen-
sionnat. — M"" Barat parmi les enfants. — Ses instructions au.\
maîtresses. — L'amour de Dieu; la piélé. — L'amour des enfants;
caractères qu'il doit avoir. — Sa sollicitude universelle. — Son zèle
pour l'instruction religieuse, les études, le travail, la charité. — Sa
générosité envers les enfants sans fortune. — Elle combat l'orgueil
des enfants. — Ses incorrigibles. — Son horreur du péché; la piélé
qu'elle inspire; la première communion. • — La congrégation des en-
fants de Marie. — Les femmes fortes.
Le premier aspect de l'hôlel Biion présentait im
contraste où se révélait bien l'esprit de rinstilut. Si,
comme nous l'avons dit, du côté du noviciat, tout était
humble et pauvre, de l'autre côté, au contraire, du côté
du pensionnat, tout était grand, splendide, magniliquc,
princier. Le Sacré-Cœur ne pouvait montuer plus élo-
(lucninicnt qu'il ne voulait pour lui-même que l'abjec-
lion et le service, mais (ju'il traitait ses cnlanls avec un
respect royal.
Le supérieur, Mk"" Frayssinous, n'avait pas peu con-
tribué à jeter sur cette maison (piclquc chose de sa
MONSEIGNEUR FRAYSSINOUS 4SI
renommée qui grandissait chaque jour. Il était alors
grand-maître de l'Université, il allait être fait académi-
cien, comte et pair de France, enfin, il était sacré
évêque d'Hermopolis depuis 1822. Esprit clair et sensé,
écrivain correct , orateur par la majesté du port, la di-
gnité des traits, et la pompe du langage plutôt que par
la puissance et l'originalité de la conception, théologien
et juriste judicieux, mais entaché d'opinions gallicanes,
politique enfin plus honnête que puissant, M^ Frayssi-
nous avait du moins un mérite incontestable et bien
supérieur à celui du génie : il était, pour tout le monde,
un homme d'une sainte vie et d'une haute piété, un
vrai prêtre de Dieu. A ce titre, il se sentait attiré vers la
vertu de M"'® Barat, qu'il vénérait comme un type de
perfection religieuse. Il lui ouvrait son âme, il prenait
ses conseils, il réclamait ses prières. Il lui disait dans
une lettre du 28 août 1822 : « Ma chère et honorée
mère, vous êtes du petit nombre des personnes sur les-
quelles mon esprit se repose dans ses peines et ses an-
goisses. Je sais que vous êtes occupée du salut de mon
âme, et cette persuasion me soulage. Vous êtes obligée
plus qu un autre de prier pour moi, parce que vous
connaissez mieux mes misères. Encore même, votre
indulgente amitié vous en cache une bonne partie. Heu-
reux les cœurs qui sont à Dieu sans ombre et sans mé-
lange ^.. »
Deux ans après, il est vrai, la nomination au mini-
stère de l'Instruction publique et des cultes le força de
renoncera son titre de supérieur de la maison de Paris,
mais elle ne changea rien à son dévouement, comme il en
1 Pari., 22 août 1822.
452 HISTOIRE DE MADAME BARAT
informait la mère générale par ces lignes du 27 août
1824 : « Voici une grande épreuve pour moi, et peut-
être pour vous, ma bien chère mère. Par ordonnance
du 2G, je suis ministre des affaires ecclésiastiques et de
l'instruction publique. Vous en prévoyez les con^^é-
quences; certains liens extérieurs seront rompus; mais
j'espère de vos sentiments que rien ne rompra les
autres. Vous vous souviendrez toujours que j'ai été
votre père, et je ne Toublierai jamais'. »
L'archevêque nomma à sa place, comme supérieur,
M. Tabbé Desjardins, vicaire général, autre type excel-
lent de la vie sacerdotale et apostolique.
Mais ce n'étaient plus seulement les premiers per-
sonnages ecclésiastiques, c'était la cour elle-même que
poussait au Sacré-Cœur le courant de la dévotion ou de
l'opinion. Nous avons déjà vu que le premier mouve-
ment de M"" Barat, en présence de ces grandeurs, était
de les fuir. « Ce qui me fatigue le plus, c'est le salon,
répétait -elle à une de ses filles; si j'osais désirer
quelque chose, ce serait qu'une autre que moi en fit les
honneurs. » Le plus qu'elle pouvait, elle trouvait moyen
de s'y faire remplacer, sans toutefois janiais refuser de
paraître, quand le devoir et la charité lui en faisaient
une loi.
C'est ainsi qu'elle accueillait avec une bonté par-
ticulière la vénérable et pieuse duchesse de Bour-
bon. M"" Louise-.Marie-Thérèse Balhilde d'Orléans, du-
chesse de Bourbon, était une personne d'un esprit sin-
gulier, entêtée d'illuminisme, très-extraordinaire de
tournure et de mise, et, i>our toulcs ces causes, peu
« Paris, 27 aoûl 182i. Autogr.
LA DUCHESSE DE BOURBON 453
recherchée dans le monde. Ce fut pour M"^ Barat une
première raison de l'aimer. Puis, — et c'était là ce qui
attirait le plus son cœur compatissant, — cette princesse
était malheureuse. Elle était la mère de ce jeune duc
d'Enghien, fusillé, à la fleur de l'âge et des espérances,
dans le fossé de Vincennes. Elle était l'épouse, depuis
longtemps délaissée, de ce vieux prince de Bourbon qui
traînait dans le scandale une vieillesse indigne du nom
de Condé. Enfin, elle était bonne : elle avait établi dans
sa propre demeure de la rue de Varennes, non loin de
l'hôtel Biron, son hospice d'Enghien, où elle recevait
les malades, en souvenir et pour le salut de son fils.
jyjme gapat l'appréciait par ces côtés du cœur : elle la
consolait, l'éclairait, priait et faisait prier pour que Dieu
dissipât les ombres de son esprit. « Ce n'est pas pour
obtenir des grâces corporelles que je vous la recom-
mande , écrivait-elle à Grenoble, mais une spirituelle,
à laquelle j'attache, pour cette bonne duchesse, te
plus grand prix '. La duchesse étant morte dans le
mois de janvier 1822, M"'^ Barat la pleura presque
comme une amie. « Je vous ai, je crois, déjà parlé de
ma douleur, confiait-elle encore à la mère Thérèse. J'ai
perdu notre excellente princesse de Bourbon, qui nous
aimait bien sincèrement. C'est pour moi un vide que je
sentirai longtemps. Le bon Dieu ne veut rien dans nos
cœurs que Lui. Je sens chaque jour cette loi s'opérer
dans le mien^ »
Dans le môme temps, les princes de la maison de
France honoraient le Sacré-Cœur d'une bienveillante
1 A la mère Tiiérèse. Paris, 21 octobre 1821.
2 Paris, 17 janvier 1822.
J5l HISTOIRE DE MADAME BARAT
proteclion, La chapelle du pensionnat ayant été con-
struite dans le courant de l'année 1823, toute la fjmille
royale voulut contribuer à sa décoration. Louis XVIII
donna l'autel ; Monsieur, frère du roi, fit présent de la
gloire qui surmonte le sanctuaire. En rendant cet hom-
mage au sacré Cœur de Jésus, les frères de Louis XVI
répondaient à la pensée de l'auguste martyr qui lui
avait consacré son royaume dans la prison du Temple.
A peine ce sanctuaire eut-il été béni que M*"" les
duchesses de Berry et d'Angoulême y amenèrent les
Enfants de France. L'espérance, l'action de grâces et
l'attendrissement se confondirent dans l'àme de M""^ Ba-
rat, quand elle vit se courber devant le tabernacle ces
jeunes tètes si protégées, mais si exposées. « Nous avons
ou dimanche, écrivait-elle le 29 octobre, la visite de
iM^ le duc de Bordeaux et de Mademoiselle, sa soîur.
Ils ont passé deux heures avec nous et avec nos élèves.
Qu'ils sont donc aimables! Vous peindre ce que nous
avons éprouvé en voyant l'enfant de la miséricorde de
Dieu serait impossible, surtout lorsque tous deux, dans
le sanctuaire, à genoux, adressaient pour la première
ibis leur innocente prière dans une église consacrée
au sacré Cœur. Comme nous avons toutes prié ce divin
Cœur pour ces augustes enfants! Hélas! quelle lâche
difficile va s'ouvrir poureux dans quelques années'! »
Ces visites se renouvelèrent, et drs rapports habi-
tuels de bonté d'un côté et de reconnaissance de Taulre
s'établirent entre l'Elysée et l'hôte! Biron. L'humblo
M"'" Barat en renvoyait tout l'honneur à la maîtresse
générale. « La duchesse de Berry, faisait-elle savoir
» A M"" iVovost. Paris, 29 octobre 1S21.
LE PENSIONNAT DE PARIS 45S
un jour à la mère Thérèse, nous a écrit une lettre obli-
geante dans laquelle elle s'étend beaucoup sur la bonne
tenue de nos enfants. Tout cela, comme vous le pensez,
était adressé à M'"'' de Gramont'. »
Cette faveur générale fut le moyen dont la Provi-
dence se servit pour attirer à Paris et grouper sous la
main de la supérieure un grand nombre d'enfants de la
classe élevée. Elle ne l'avait pas cherché; même il est
vrai de dire que sa préférence, inspirée par l'esprit de
l'Evangile, se fiit portée vers des œuvres moins écla-
tantes que celle-là. Mais, tout effrayée qu'elle était de
la responsabilité que lui imposait ce choix , elle n'en
chérit pas moins tendrement , noblement , cette fa-
mille d'élite, comme elle l'écrivait à M""^ Duchesne :
« Quatre-vingt-dix familles qu'il faut voir, entendre,
entretenir par lettres : c'est une lourde charge. Et
quels parents, quelles enfants! Enfants de nobles, de
ministres, etc. Ah! ma chère Philippine, que nous pré-
férerions évangéliser les sauvages! Ils n'abuseraient
pas tant des grâces du Seigneur. Nous avons cependant
des enfants bonnes et solides, mais qu'il en coûte de
peines et de soins-! »
M"'' Baral prenait sur elle une grande partie de ces
soins : « M"'" de Gramont a tant à faire dans sa maison
de Paris, écrivait cette mère, qu'il çst impossible qu'elle
y tienne seule. Il faut donc bien m'y dévouer, n'ayant
personne. Le bon Dieu m'aidera ^. » Dieu seul était,
en effet, sa lumière et sa force. Il arrivait parfois que
M"'" de Genlis, alors octogénaire, venait lui donner
1 Paris, 13 mai 1821.
2 Paris, 20 avril 1822.
3 A la mère Thérèse. Paris , 9 janvier 1820.
436 HISTOIRE DE MADAME BARAT
complaisamment ses conseils sur réducalion. — On
devine ce que pouvaient clro les conseils de M'""^ de
Genlis! — La mère Barat l'écoutait avec déférence,
pour avoir à son tour le droit de lui parler de Dieu.
« Savez-vous, disait-elle ensuite à ses filles, qui je viens
de recevoir? C'est M""" de Genlis. » Elle n'ajoutait rien
de plus, et s'en allait bientôt auprès de Notre-Seigneur
chercher d'autres lumières.
En effet, la sainte mère ne comprenait pas l'éduca-
tion comme une œuvre à laquelle peuvent suffire les
petites industries et même les grands talents. Elle la
comprenait comme une œuvre surnaturelle; et voici,
en conséquence, les instructions qu'elle adressait aux
maîtresses générales et aux maîtresses de classe, soit à
celles de Paris, soit à celles du dehors.
Elle leur disait premièrement de se faire fontaine
pour devenir ruisseau, et de se remplir tellement de la
vie de Jésus-Christ qu'elles n'eussent plus, pour ainsi
dire, qu'à donner de leur plénitude à leurs pension-
naires. Elle écrivait à l'une d'elles : « Je suis touchée
comme vous 'du sort de ces enfants, mais combien nous
les aiderions davantage, si nous étions unies au bon
Dieu par le recueillement, par la mort à nous-mêmes!
Dieu ne nous refusera rien du fruit de nos sacrifices, si
nous ne lui refusons rien de ce qu'il nous demande. » —
« Vous, ma fille, écrivait -elle à une autre, quel bien
vous feriez si vous étiez animée de l'esprit de Jésus!
N'en doutez pas, vous aurez ac(juis l'aulorilé sur les
cœurs, si vous êtes fidèle et unie à votre Epoux par le
sacrifice de vous-même, car alors vous agirez par son
esprit et avec Lui '. » — « Le prix de votre fidélité, écri-
l A M'"' E. Giraud. raris, 17 février \62l\.
SES INSTRUCTIONS AUX MAITRESSES 437
vait-elle encore, sera le règne de la piété dans le cœur
de vos enfants. Ah! ma fille, je ne puis dire combien
l'esprit de prière, l'union avec Dieu, le recueillement et
la mortification intérieure que pratique chaque maî-
tresse,